Parler d'intersubjectivité revient à signifier que l'expérience humaine n'est pas celle d'un être isolé, coupé du monde et des autres, mais celle d'un être en rapport avec d'autres.
La méconnaissance de ce fait est, selon l'analyse phénoménologique, la grande erreur de Descartes. En faisant du sujet pensant, de la subjectivité, le point de départ de toute expérience, Descartes ne peut être certain que de sa propre existence. Les autres et les choses n'ont pas plus de réalité que les images des rêves. L'idéalisme cartésien a pour conséquence le solipsisme. Or, affirment les phénoménologues, ce qui est au principe de toute expérience possible, ce n'est pas un sujet solitaire, c'est la communication des consciences. Chaque conscience reconnaît l'existence d'autres consciences de manière immédiate dans "un sentiment originaire de coexistence" selon la définition que Husserl donne de l'intersubjectivité. Il s'ensuit que notre expérience est :
- D'une part, celle d'un être pour qui l'existence d'autrui est l'objet d'une certitude immédiate, préréflexive. Il est faux de prétendre qu'il faille passer par un raisonnement par analogie pour s'assurer de l'existence d'autres consciences.
- D'autre part, celle d'un être dont le rapport à soi, au monde, à la vérité est toujours déjà médiatisé par les autres. Il n'est pas vrai que le sujet pensant soit un sujet originaire. Descartes méconnaît qu'il a eu besoin des autres pour apprendre à parler et à penser et on ne souligne pas assez qu'il ne s'atteint pas lui-même dans une absolue solitude. Il a besoin de Dieu, fût-il un dieu trompeur, pour s'assurer de sa propre existence. Or n'est-il pas permis de voir en Dieu, l'autre absolutisé ?
L'expérience de la conscience de soi et du monde n'est donc pas expérience solitaire. Autrui est toujours déjà présent à ma conscience. Il faut renoncer à l'idée que la subjectivité est une donnée originaire. Le sujet se constitue et constitue son monde dans et par sa relation aux autres. L'intersubjectivité est la condition de la subjectivité.
1) Ce que les linguistes montrent en soulignant l'importance de la relation linguistique dans la genèse de la subjectivité. Cf. cours sur l'identité. Texte de Benveniste. La personne est moins ce qui, préexistant à la relation, entre en relation avec l'autre que le produit de cette relation.
2) Ce que Michel Tournier montre dans Vendredi ou les limbes du Pacifique en établissant que la perception du monde de Robinson se déstructure dans la solitude. Privé d'autres points de vue possibles que le sien, réduit à la partialité de son seul point de vue, il ne sait plus si ce qu'il voit existe bien. En perdant autrui je perds aussi le monde. « Autrui, pièce maîtresse de mon univers » écrit-il.
3) Ce que Sartre montre en établissant que « la honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un ». Le regard d'autrui est en effet ce qui m'objective or si cette objectivation me met mal à l'aise, elle est aussi ce qui me donne une distance par rapport à moi-même et me permet de me voir comme une conscience peut me voir. Ainsi puis-je prendre conscience de moi-même. « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » écrit Sartre ; « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi-même ». Cf. Cours.
4) Ce que montre Platon en établissant que la connaissance de soi (cf. l'impératif delphique : « connais-toi toi-même ») étant la connaissance de l'universel en soi (la raison) le dialogue avec l'autre est le moyen de saisir la dimension de l'universel en soi. La raison de l'autre est comme le miroir de ma propre raison. Cf. Texte. Kant dit la même chose lorsqu'il lie le « penser par soi-même » et le « penser en se mettant à la place de tout autre ».
5) Ce que dit aussi un personnaliste comme Emmanuel Mounier lorsqu'il écrit que : « être c'est être pour autrui. A la limite, être c'est aimer » L'isolement, l'absence de tout lien affectif, le fait de n'exister pour personne de manière privilégiée est de nature à affecter le sentiment de sa propre existence et de son identité. L'autre est moins le corrélat d'un désir que d'un besoin avec la nécessité vitale que connote cette dernière notion.
6) Ce que l'analyse psychologique souligne enfin, en pointant l'importance du regard des autres dans la construction d'une personnalité et dans la conscience qu'un sujet a de lui-même. L'enfant intériorise les sentiments, les jugements qu'il lit dans le regard de ceux qu'il aime ; il s'efforce de ressembler à ce qu'on lui demande d'être et si les autorités responsables de le faire advenir à lui-même doivent être fermes, elles doivent aussi être bienveillantes. Cf. Alain "Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes soeurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance inscrite dans mes regards le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme". Cf. Explication.
Cf. Dissertation : Est-ce dans la solitude que l'on prend conscience de soi?
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Et si l’on pouvait s’autoriser à concevoir une autre interprétation du « subjectif associationniste » que celle s’appuyant sur l’homme machine de Descartes ou de l’empirisme de Locke et James ; peut-être alors davantage entre l’homo faber de Bergson et l’homo sapiens de la quasi totalité des penseurs héritiers d’Aristote ? Et selon laquelle cette construction, cette création, cet élan vital de la conscience qui serait tournée alors en dedans, et vers les autres en même temps. Echappant à tous les déterminismes de l’expérience et de la raison conjuguée. C’est-à-dire que de notre moi profond subjectif et intuitif, jaillirait non comme des « fantômes décolorés », incapables alors de survivre au monde, mais comme autant de concentration d’idées convergentes en un espace infini pour abonder dans l’humanité. D’une académie nouvelle, informelle et libre, partiraient des myriades d’idées en direction du monde. La naissance d’un spiritualisme scientifique alliée à celle de la contemplation agnostique…
On peut toujours rêver et s’abandonner aux mirages des fantasmes.
J’ai toujours préféré essayer de comprendre le monde tel qu’il s’offre à notre commune observation que construire vainement une mythologie personnelle. En tout cas, ce n’est pas la fonction de la réflexion philosophique.
Cordialement.
bonsoir. j’ai un dissertation a rende et je n’ai aucune idée de ce que je vais rendre. J’espère que vous pourrez m’aider.
sujet: coloniser: est-ce commettre un crime contre l’humanité?
Bonjour
Ce site n’est ni un site d’aide aux devoirs, ni l’occasion pour les élèves de se dispenser des efforts sans lesquels on ne conquiert aucune compétence intellectuelle.
Vous devez partir d’une définition précise de la notion de colonisation afin de poser les problèmes qu’elle implique. Quant à parler de crime contre l’humanité, il faudra là aussi donner une définition très précise de l’expression afin d’examiner si elle a une pertinence pour rendre compte de la colonisation.
Bon travail.
[…] » Intersubjectivité […]
Que veut donc nous dire Husserl lorsqu’il écrit : les »flux de consciences ne s’échangent pas » ?
Bonjour
Je ne prends la peine de répondre qu’aux internautes témoignant de la plus élémentaire des politesses. C’est ce qu’il faut vous empresser d’apprendre.
Bon travail.
Bonjour,
M’intéressant à l’intersubjectivité dans l’idée peut-être naïve sinon outrecuidante d’en discourir, je suis tombé sur le lien vers votre site. L’individualisme contemporain tel il est vécu me parait en effet requérir un renouvellement de la relation intersubjective. J’imaginais le fonder sur l’enseignement qui m’a été prodigué dans l’époque déjà lointaine de mes engagements post soixante huit, à la limite du sectaire, ayant été mobilisé par une étrange aventure collective comme il était alors possible d’en vivre… Cela vous indique donc que je touche l’âge de la sagesse si’l en est un, et aussi que j’éprouve le besoin de communiquer quelque peu… Les nécessites du quotidien qui m’engloutissement dans le labeur ne parvenant pas à me faire oublier que je ne suis pas seul au monde, quoi qu’immergé dans le désert contemporain du monde des affaires…
Vos propos sont d’universitaire, mon soucis est pragmatique. Je pense que les bouleversements qui nous attendent requièrent des techniques de survie. Je pense qu’il convient désormais de penser à préparer le monde qui succédera à celui de l’effondrement de l’ère de la consommation dans laquelle nous nous enlisons. Rassurez-vous tout de même : un rien de lucidité me fait voir les perspectives du « suvivalisme » comme de douces illusions. Je ne crois pas en l’avenir de l’individualisme yankee qui constitue le fond psychologique de notre époque. Cela dit tout parait donc à refaire, ce qui pourrait paraître stupide si cela ne s’imposait pas avec la puissance de l’évidence. Mais voilà sans doute que je délire ? Alors j’oserai vous demander ce que vous pensez sur la méthode qu’il conviendrait de mettre en oeuvre pour franchir nos prochaines échéances… intersubjectives ?
En espérant n’avoir pas abusé de votre patience avec un tel pathos…
Cordialement.
Bonjour
Je suis désolée de ne pouvoir vous être d’aucun secours.
Je suis allergique aux discours catastrophiques et surtout aux prétentions constructivistes de ceux qui, largement prisonniers d’un pathos, ont le tort de l’universaliser.
Il n’y a pas d’autres remparts, à mes yeux, contre les délires et les hystéries collectives ou les dérives de la démocratie, que le sujet rationnel, autonome, solidement armé intellectuellement et moralement. Cet individu est le présupposé de l’idéologie individualiste. Il porte le « nous » en lui, dans l’exigence d’une parole et d’une pensée sensées, mais évidemment il ne peut éclore que par une solide formation intellectuelle lui permettant de résister à un monde médiatique où prospère ce qu’il y a de plus irrationnel et délirant.
Bien à vous.
bonjour!
je travaille actuellement sur un memoire de fin de cycle que je dois presenter et soutenir cet été.l intitulé est « intersubjectivité et relation a autrui dans la philosophie contemporaine:jean paul sartre, emmanuel levinas.jai quelques questions pour vous?
D’abord quel est votre avis sur le theme(Sa formulation,son actualité et sa pertinence )?
Ensuite,jaimerais savoir si vous avez des livres,articles…à me conseiller?
merci
cordialement!!!
Bonjour
Pour traiter cette question, il vous faut une bonne connaissance des textes des auteurs concernés. C’est donc surtout leur oeuvre qu’il faut lire.
La formulation de ce sujet me paraît excellente dans la mesure où elle vous demande d’articuler ontologie et éthique et d’approfondir la question de la rencontre de l’altérité.
Bien à vous.
merci infiniment madame pour votre eclairage !!jai des hesitations consernant le plan que je dois soumettre tres prochainement a mon encadreur.je voudrais partir de la critique de la subjectivité et du solipsisme cartesien pour ensuite poser l intersubjectivité comme une evidence dans un premier temps;et ensuite montrer ce que celle-ci soutend reellement.En principe,je voudrais au fil du travail arriver à une relecture du concept d intersubjectivité et une relation authentique à autrui.pour cela,je me demandais si je ne devrais pas ajouter martin buber(je suppose que pour le connaissez) aux deux autres;le je-tu buberien etant une reletion veritablement authentique s appuyant sur la reconnaissance mutuelle.peut etre parce que je suis un peu trop perfectionniste,je suis vraiment tres oscillant sur le plan d ensemble a adopter.vos conseils me seront tres utiles.
cordialement
Bonjour
Il m’est impossible de porter un jugement sur un travail que je n’ai pas sous les yeux. Tout au plus puis-je attirer votre attention sur la nécessité de limiter le nombre des auteurs mobilisés au profit de l’approfondissement des analyses.
Voyez bien que Buber, Levinas sont des penseurs inscrits dans une tradition religieuse dont on peut se demander si elle est encore vivante pour nos contemporains. L’inspiration qui est la leur est-elle vraiment d’actualité? Les présupposés idéologiques de notre époque ne sont-ils pas d’une autre nature? Ces quelques remarques pour vous suggérer que j’en doute. Mais cela ne disqualifie pas la profondeur de leurs analyses, seulement leur pertinence pour penser les rapports humains dans notre monde présent.
Bien à vous.
Bonjour
Je suis prof de philo au lycée et préparant une thèse en bioéthique ( sur le génie génétique).
J’aime votre vision des choses. Est-ce possible de vous écrire souvent?
Bonjour
Ce blog est ouvert aux échanges. Pas de problème donc.
Bien à vous.
Bonjour,
je suis professeur de lettres classiques en collège et suis tombée sur votre blog en faisant des recherches pour alimenter un cours sur Narcisse. Vous m’avez aidée à enrichir mon cours et à faire un pas de côté dans mes réflexions, merci ! Narcisse sera donc une séance d’un parcours sur le regard dans la mythologie et il me semble que son étude, mise en perspective grâce à vos pistes, s’en trouvera bien plus pertinente !
Bien à vous,
Aurélie Séranne
Heureuse d’avoir pu vous être utile.
Bonne méditation du mythe de Narcisse.
Cordialement.
[…] d’intersubjectivité – comme le dirait Danielle Maisonneuve: « l’appréhension d’une autre subjectivité […]
Bonjour,
Vous parlez plus haut en réponse à un commentaire d’une personne emportee par la vague 68, de la nécessité du sujet solidement éduqué (un peu comme cette deesse nee toute vetue de cuirasse et de fer).
Cela me rappelle le voeu de Protagoras qui pensait que le citoyen devait etre formé aussi bien a gouverner qu’à etre gouverné.
Il me semble qu’on a brulé tous ses livres.
Ce qu’il dispensait devait etre genant assurément.
Merci pour vos lumieres
PS : Gilbert Romeyer Dherbey parle de lui dans un Que Sais Je tres bien fait sur les sophistes grecs
Bonjour
Non, lorsque je parle de la nécessité d’une formation intellectuelle et morale, ce n’est certes pas à celle dispensée par les sophistes que je pense! Celle-ci est largement triomphante à notre époque.
https://www.philolog.fr/sophistique-sophiste-sophisme/
https://www.philolog.fr/socrate-ou-lexperience-philosophique-patocka/
Bien à vous.
Bonjour Madame Manon,
j’écris un article sur la fratrie confrontée à la maladie chronique et je souhaite introduire mon article par une réflexion plus générale autour de la relation fraternelle, relation intersubjective par excellence.
Auriez vous des auteurs à me conseiller car j’ai une bibliographie plutôt psychanalytique et j’aimerais également avoir des références philosophiques?
Mon propos serait d’essayer de comprendre comment le processus d’identification/différenciation qui se joue dans la relation fraternelle et qui est nécessaire à la construction de sa personnalité peut être ébranlé ou en tout les cas modifié quand l’autre semblable devient malade.
La mythologie compte pléthore de récit sur la fratrie mais je ne sais pas trop si les philosophes se sont beaucoup intéressés à ce sujet?
Je vous remercie infiniment de prendre le temps de lire les commentaires des lecteurs de votre blog dont je suis une fidèle lectrice,
bien à vous,
Diana
Bonjour
Je n’ai rien lu que je puisse vous conseiller excepté le dernier livre d’Elisabeth de Fontenay: Gaspard de la nuit.
Bien à vous.