J’ai de la peine à comprendre les réserves de la critique à l’égard du film que Margarethe Von Trotta consacre à Hannah Arendt. Parce qu’enfin, ce n’est pas rien de parvenir à mettre en scène le travail de la pensée. J’étais tellement convaincue de l’impossibilité de la tâche que je suis allée voir ce film à reculons. Or, quelle erreur c’eût été de se priver d’un tel moment !
Barbara Sukowa parvient à incarner la richesse d’un être qui est à la fois une femme avec son affectivité, ses colères, ses failles et, chose infiniment plus singulière, sa dimension d’être pensant au sens où l’intentionnalité pensante n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Elle réussit à figurer ce qui n’a pas de visibilité, et pourtant se manifeste dans une certaine manière d’être et de juger. A ce titre il faut saluer l’exploit consistant à rendre sensible dans les attitudes du personnage, dans sa façon d’être spectatrice, de se projeter vers les autres, d’être cassante ou amicale, ce recul de la pensée sur son expression qui donne toute sa profondeur à cette dernière. Comment ne pas admirer le talent avec lequel la mise en scène et le jeu de l’actrice rendent sensibles le dialogue de l’âme avec elle-même dans sa confrontation à l’énigme du réel ; la solitude, l’austérité et l’étrangeté de la vie de l’esprit ?
Certes, le traitement du sujet est facilité par tout ce qui l’inscrit dans la chair de l’histoire et des relations humaines.
- Le thème d’abord n’est pas indifférent. Quoi de plus accrocheur que la question du mal ? Enigme des énigmes surtout lorsqu’elle prend la dimension du crime de masse. Comment une telle horreur a-t-elle été possible ? Un tel événement n’est-il pas tout sauf banal et n’est-il pas paradoxal de parler de « banalité du mal » ?
- Les circonstances ensuite puisque c’est à l’occasion du procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 qu’il nous est donné de comprendre ce que penser veut dire. Le procès est évoqué par des images d’archives, et le risque était grand de céder à la facilité en exploitant exagérément les ressources du rappel historique. Or Margarethe Von Trotta ne confère jamais au conjoncturel la place de l’essentiel. L’événement donne sa matière à l’activité de la pensée mais l’objet du film n’est pas le fait historique, c’est l’effort de le penser.
- Les difficultés relationnelles d’Hannah Arendt, la rupture d'amitiés de longue date enfin permettent de dramatiser les deux grands écueils de la pensée que sont la précipitation et la prévention. La première s’exhibe dans le fossé séparant la philosophie du journalisme. Aux antipodes des contraintes de ce dernier, la réflexion exige du temps. Elle s’accomplit dans le débat intérieur, avec ses rythmes, ses obscurités à dissiper, sa lente maturation. Rien de plus contraire à la hâte journalistique avec laquelle il faut rendre son papier afin d’être au diapason du temps médiatique et des exigences de la rentabilité ou du scoop. L’adjointe du patron du New Yorker ayant accepté l’accréditation de la philosophe comme envoyée spéciale à Jérusalem ne s’y trompe pas : « Les philosophes ne respectent pas les délais » prévient-elle avec une certaine irritation. Et elle prévoit les ennuis que ne va pas manquer d'attirer au journal une telle collaboration. De fait, la pensée ne fait pas bon ménage avec l’opinion et il n’est jamais inoffensif de heurter les préjugés. Ce qui s’atteste dans la célèbre polémique liée à la réception du livre Eichmann à Jérusalem. Pourquoi tant de personnes s’indignent-elles du jugement que l’effort réflexif d’Hannah Arendt conduit à porter sur l’homme Eichmann et sur l’attitude des responsables juifs (les Judenräte) à l’époque de « la solution finale » ? Parce qu’il semble évident pour la majorité des hommes que le mal extrême est à imputer à des êtres diaboliques, non à des êtres ordinaires ou que toute résistance est impossible en régime de terreur, même celle de ne faire rien. Cette prévention est en grande partie ce qui explique la violence des réactions en Israël et en Amérique ainsi que les conflits de l’auteur avec ses amis et collègues de l’Université. Car les idées convenues procèdent souvent de la subversion de l’esprit par les émotions, les passions, les intérêts et rien n’est aussi dérangeant que l’effort réflexif dans la mesure où il exige l’ascèse de cette dimension si prégnante de l’humaine nature. D’où l’apparence d’insensibilité, d’arrogance du penseur, dès lors qu’il se mêle de penser l’événement dans son actualité. L’aveuglement passionnel si répandu le livre au lynchage médiatique, à l’incompréhension ou à la malveillance. Et c’est peu de dire qu’ Hannah Arendt a été mal comprise.
Par exemple le thème de la banalité du mal n’a jamais consisté à banaliser le mal et il est problématique d’affirmer, comme on le lit dans certaines présentations de ce film que l’idée d’Arendt est une remise en cause de la thèse kantienne du mal radical. On ne dira jamais assez qu’Arendt est une kantienne à bien des égards et que sur le thème du mal, elle est plus proche du philosophe de Königsberg qu’il n’y paraît. C’est ce point que je voudrais éclaircir dans cet article.
Car les analyses des deux philosophes se rejoignent dans l’idée que le mal dont l’homme se rend coupable (= le mal moral) est une énigme.
Kant ne cesse de dire que son origine est insondable (La religion dans les limites de la simple raison, Vrin, 1994, p. 85), inscrutable, (Ibid., p. 90). Comment comprendre qu’un acte qu’il faut imputer à une liberté pour le qualifier moralement puisse être mauvais ? La liberté n’est-elle pas ce qui nous est révélée par l’expérience du devoir ou l’obligation d’obéir à la loi morale que la raison a la capacité de se représenter ? Comment donc cette liberté qui rend possible le bien peut-elle être aussi ce qui est à la source du mal ? « Voilà ce que l’on veut comprendre, écrit Kant, et qu’on ne comprendra jamais » (ibid., p. 90). La liberté pour le mal est « un principe d’explication demeurant éternellement voilé de ténèbres » au même titre d’ailleurs que la liberté pour le bien. « Le pouvoir qu’a la raison de triompher par la seule Idée d’une loi de tous les mobiles qui s’opposent à elle, est absolument inexplicable ; aussi est-il également incompréhensible que les mobiles de la sensibilité puissent triompher d’une raison qui ordonne avec une semblable autorité » (ibid. p. 97). Il ne faut donc pas s’étonner des diverses stratégies d’esquive de la difficulté. Comme l’apôtre, on peut être tenté d’extérioriser le principe du mal, de l’imputer à un esprit malin, à un démon. « On n’a donc pas à s’étonner lorsqu’un apôtre représente cet ennemi invisible, corrupteur des principes, et qu’on ne peut connaître qu’à ses effets sur nous, comme extérieur à nous, à savoir comme un esprit malin : « Nous n’avons pas combattu contre la chair et le sang (les inclinations naturelles) mais contre des princes et des puissants – contre des esprits malins » (Eph, VI, 12). Ce n’est là qu’une manière de s’exprimer qui ne semble pas mise ici pour étendre notre connaissance au-delà du monde sensible, mais uniquement afin de rendre intuitif, pour l’usage pratique, le concept de ce qui est pour nous insondable ; car d’ailleurs, en ce qui concerne cet usage, peu nous importe, de placer le tentateur simplement en nous-mêmes, ou au besoin hors de nous, parce qu’en ce dernier cas nous sommes tout aussi bien en faute que dans le premier, car nous n’aurions pas été tentés par lui, si nous n’étions pas secrètement en intelligence avec lui » (Ibid., p. 97).
Hannah Arendt confesse le même dénuement de la pensée dans son effort de comprendre ce qui jusqu’au XXème siècle était proprement inimaginable, à savoir « l’effondrement total de toutes les normes morales établies dans la vie publique et privée pendant les années 1930 et 1940, non seulement (comme on le présuppose en général) dans l’Allemagne de Hitler mais aussi dans la Russie de Staline. » (Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 84). Car ce qui pose le vrai problème moral, ce n’est pas qu’il y ait des criminels dans une société, ou des fanatiques, c’est qu’un nombre considérable de gens ordinaires se soient mis à douter des normes sociales qui revêtaient avant cette catastrophe une sorte d’évidence morale. Ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas voler. Comment comprendre que l’inversion du décalogue n’ait pas posé plus de problème à des personnes qui, dans les « circonstances normales » auraient été des citoyens respectueux des lois ? « La vérité, aussi simple qu’effrayante, est que des personnes qui, dans des conditions normales, auraient peut-être rêvé à des crimes sans jamais nourrir l’intention de les commettre, adopteront, dans des conditions de tolérance complète de la loi et de la société, un comportement scandaleusement criminel » (Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972, p. 72). Voilà ce que nous a appris Auschwitz, l’événement propre à sidérer tout être sain d’esprit, aurait dit Kant, s’il avait dû penser le fait qu’Hannah Arendt médite. Comment ne pas se sentir tenu de poser la question morale à nouveaux frais ? Examiner le problème du mal dans une perspective politique, bien sûr, et Hannah Arendt s’y emploie dans sa réflexion sur le totalitarisme où elle mobilise l’expression kantienne du mal radical. Mais aussi le reprendre dans une perspective morale. Qu’est-ce qui est au fondement du scrupule moral ? Pourquoi, dans une époque où l’ordre social était mis à l’envers, certaines personnes n’ont-elles jamais douté que des crimes sont des crimes même s’ils sont légalisés par le gouvernement, et se sont dit « Ça, je ne peux pas le faire » ? (Responsabilité et jugement, p.106.107) Cela ne signifie-t-il pas que le scrupule moral a un autre fondement que la crainte de la loi ? Qu’est-ce qui est à son principe? Il n’est pas exagéré de dire que Hannah Arendt a passé sa vie à essayer d’éclairer cette énigme.
Mais il est clair que, comme Kant, elle dénonce la tentation de se décharger de la responsabilité du mal. Tentation d’autant plus grande que les crimes atteignent des formes paroxystiques. L’aspect de tels crimes « fait frémir tout homme sain d’esprit » remarque Kant dans la Doctrine de la vertu, (Vrin, p. 54), et tout naturellement on est enclin à les imputer à des êtres diaboliques ou monstrueux.
Or les analyses des deux philosophes se rejoignent aussi pour condamner l’hypothèse diabolique.
L’idée d’êtres habités par le diable, choisissant délibérément le mal pour le mal, n’est à leurs yeux qu’un moyen commode de rejeter la possibilité du mal hors de l’humain, de s’aveugler sur l’origine morale du mal moral et de se dispenser de voir clair en soi. Cécité coupable dans la mesure où elle encourage l’autojustification, le mensonge à soi-même et aux autres et détourne de se sentir tenu de lutter contre le mal en soi et hors se soi. Car la question essentielle pour l’un et pour l’autre n’est pas : D’où vient le mal ? mais : D’où vient que nous faisons le mal ?
Question embarrassante dont on se défausse avec complaisance en croyant qu’il y a une altérité absolue des auteurs du mal. Seuls des monstres, c’est-à-dire des êtres relevant d’une autre nature que la nôtre peuvent commettre de tels crimes. Notre « normalité » nous en protège et parce que nous sommes indemnes du mal qu’ils incarnent nous nous sentons justifiés dans la conformité extérieure de notre conduite à la loi.
Aux antipodes de cette facilité, nos deux auteurs inscrivent la possibilité de l’inhumain au cœur de l’humain, et la rapportent à l’ineffectivité d’une capacité définissant en propre l’humanité de l’homme. Celle de penser et de juger pour Arendt, celle de faire un bon usage de sa liberté en n’inversant pas les priorités axiologiques pour Kant.
D’où ma surprise de lire dans le Nouvel Observateur du 18 avril qu’il s’agissait pour Hannah Arendt de prendre le contre-pied de la thèse kantienne et que Kant forme le concept de « mal radical » pour dire que « l’homme est habité en son tréfonds de forces susceptibles de devenir démoniaques dans certaines circonstances ».
Ce propos relève du contresens. L’hypothèse démoniaque, c’est-à-dire l’idée d’un être mû par des forces malignes est étrangère au kantisme aussi bien qu’à Hannah Arendt.
En témoignent ces deux textes :
« […] pour donner un fondement du mal moral dans l'homme, la sensibilité contient trop peu; car, en ôtant les motifs qui peuvent naître de la liberté, elle rend l'homme purement animal; mais en revanche une raison qui libère de la loi morale, maligne en quelque sorte (une volonté absolument mauvaise) contient trop au contraire, parce que par là l'opposition à la loi serait même élevée au rang de motif (car sans un motif l'arbitre ne peut être déterminé) le sujet deviendrait ainsi un être diabolique. Aucun de ces deux cas ne s’applique à l’homme » Kant. La religion dans les limites de la simple raison, Vrin, p. 78.
« Je peux très bien imaginer aussi qu'une controverse authentique aurait pu surgir à propos du sous- titre du livre; car je n'ai parlé de la banalité du mal qu'au seul niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Eichmann n'était ni un Iago ni un Macbeth; et rien n'était plus éloigné de son esprit qu'une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s'occuper de son avancement personnel, il n'avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n'était nullement criminel; il n'aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il faisait, pour le dire de manière familière. C'est précisément ce manque d'imagination qui lui a permis de rester assis pendant des mois en face d'un Juif allemand qui menait l'interrogatoire de police, de s'épancher devant cet homme et de lui expliquer mille et une fois pourquoi il n'avait jamais dépassé le rang de lieutenant-colonel des SS et que ce n'était pas de sa faute s'il n'avait bénéficié d'aucune promotion. Il savait très bien, au départ, de quoi il s'agissait dans tout cela, et dans sa dernière déclaration au tribunal, il parla de la «réévaluation des valeurs préconisées par le gouvernement [nazi] ». Il n'était pas stupide. C'est la pure absence de pensée – ce qui n'est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est «banal» et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. » Hannah Arendt, Post-criptum à Eichmann à Jérusalem, Gallimard, Folio/histoire, 2012, p. 494.495.
Voilà pourquoi, seule une interrogation sur la nature humaine, une nature commune à tous les membres de l’espèce humaine, peut nous permettre d’éclairer l’énigme du mal et de comprendre :
- d’une part que la possibilité du mal a une assise en chacun de nous,
- d’autre part que sa réalisation est imputable à la responsabilité du seul individu.
La possibilité du mal est universelle et nul ne peut s’exempter de l’immoralité, mais l’actualisation de ce possible est contingente et nul ne peut se décharger de sa responsabilité en invoquant une fatalité ontologique ou une culpabilité collective. L’homme est responsable et il n’y a de responsabilité qu’individuelle.
Problème : Qu’est-ce que Kant entend par l’idée du mal radical ?
L’analyse est conduite dans la première partie de La religion dans les limites de la simple raison, intitulée De l’inhérence du mauvais principe à côté du bon ou du mal radical dans la nature humaine.
I. Elucidation de l’idée de nature humaine.
L’auteur commence par se demander s’il y a sens à dire que l’homme est bon ou mauvais par nature. Mythe du progrès dans un cas, de la chute dans l’autre. Le XVIII° siècle a abondamment débattu de cette question sans qu’il soit possible de trancher le débat par le recours à l’expérience. Si, en effet, on entendait par nature, la nature empirique telle qu’elle se donne à l’observation factuelle, la qualification de bonté ou de méchanceté de la nature humaine serait impossible car une action ne peut être jugée moralement que si l’on peut l’imputer à une liberté.
Or la liberté humaine ne peut pas se constater phénoménalement. A ce niveau, on n’a affaire qu’à des actions déterminées par des causes antécédentes, elles-mêmes résultant de l’action d’autres causes et ainsi à l’infini. En toute rigueur, l’effet d’un enchaînement nécessaire de causes ne se juge pas moralement. On ne blâme pas le lion de manger l’agneau. C’est ainsi selon la loi de la nature. Il serait ridicule de condamner moralement l’animal car on ne peut pas supposer en lui, le pouvoir de se déterminer à agir par autre chose que la causalité naturelle et de se donner la règle de son action. Ce que l’on tient au contraire comme le propre de l’homme. Si l’on parle alors de nature humaine, c’est dans un tout autre sens que celui que connote d’ordinaire l’idée de nature. Alors que l’une renvoie à l’ordre du déterminisme, l’autre postule celui de la liberté. La nature de l’homme n’est donc pas sa nature empirique, c’est ce qu’il faut appeler sa nature intelligible, nature conçue comme le pouvoir de commencer une action ayant sa source dans son propre arbitre. Cette possibilité de se rendre indépendant du déterminisme naturel (ou « de commencer de soi-même, un état dont la causalité n’est pas subordonnée à son tour suivant la loi de la nature à une autre cause qui la détermine quant au temps ») et de se donner la maxime de son action n’a pas de réalité phénoménale. Elle est ce qui nous est révélé par l’expérience morale (Cf. « Tu dois donc tu peux ») ; ce qu’il faut postuler pour comprendre la possibilité de la morale et du droit et pour être autorisé à juger moralement la conduite humaine. Autrement dit, sa réalité est nouménale. Impossible en effet de constater une causalité libre, d’autant plus que celle-ci ne se définit pas seulement par l’indépendance par rapport aux déterminations extérieures mais aussi, intérieurement, par l’indépendance par rapport à l’antérieur. Elle ne peut donc être qu’un acte situé hors du temps, un choix intemporel précédant toute action dans le temps, mais se manifestant dans chacune d’elles.
D’où les précisions du début du texte kantien. On ne peut rien comprendre à la thématique du mal radical si l’on n’a pas saisi ce qu’il faut entendre par nature humaine.
« Toutefois afin qu’on ne soit pas dès l’abord choqué par l’expression de nature qui, au cas où (comme d’ordinaire) elle signifierait le contraire du principe des actes accomplis en vertu de la liberté, et devrait être en contradiction directe avec la qualification de bon et de mauvais moralement, il faut remarquer qu’ici on n’entend par nature de l’homme que le fondement subjectif de l’usage de sa liberté d’une manière générale (sous des lois morales objectives) qui précède toute action tombant sous les sens ; peu importe d’ailleurs où il se trouve. Toutefois ce fondement subjectif doit toujours être lui-même un acte de liberté (car sans cela l’usage ou l’abus de l’arbitre de l’homme, par rapport à la loi morale, ne pourrait lui être imputé, ni le bien ou le mauvais en lui qualifié de moral. » Ibid., p. 66.
Retenons ces points essentiels :
- Le terme de nature est équivoque. Il peut renvoyer à l’ordre empirique, celui qu’étudient les sciences. Cet ordre est régi par le principe du déterminisme. Il exclut l’idée de liberté. Conséquemment il exclut la possibilité de qualifier moralement les phénomènes. L’ordre naturel est étranger à la moralité. Mais l’homme prononce des jugements moraux : il loue ou blâme des actes. ((cf. https://www.philolog.fr/determinisme-et-liberte-kant/ ) Il fait aussi l’expérience morale ou expérience du devoir. Il découvre dans l’exercice de sa propre raison l’exigence morale dans la représentation d’une loi rencontrant en lui les inclinations sensibles comme ce qui lui résiste. La loi morale l’oblige donc et si l’on ne pouvait pas supposer qu’il a le pouvoir de se rendre indépendant de ses inclinations sensibles pour substituer à la loi de la nature, et parfois à celle de la société, la loi morale, la morale serait impossible. Il s’ensuit que le « tu dois » exige de postuler le « tu peux ». « Tu dois donc tu peux » affirme Kant et il l’établit dans un texte célèbre : « Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue » (Critique de la raison pratique.1788.Trad. Picavet. p.30). Ainsi, bien que l’homme ne soit pas sûr d’actualiser cette possibilité, il éprouve qu’elle appartient à sa nature d’être raisonnable, ou en termes kantiens à sa nature intelligible. (Cf. https://www.philolog.fr/liberte-et-obligation-kant/ )
- Lorsqu’on parle de la nature humaine, c’est donc à la nature intelligible que l’on pense. On définit l’être humain par ce qui le distingue de la chose et lui confère la dignité d’une personne. Cette dignité est attachée à la causalité absolue du moi intelligible, et donc à une liberté transcendantale ou nouménale.
- Cette liberté nouménale ne peut être pensée que comme faculté de se déterminer à agir en se donnant la règle de sa conduite, c’est-à-dire en faisant du motif moral ou du mobile sensible la maxime de son vouloir. Il y a là un choix se situant hors du temps (indépendance par rapport à la cause antérieure. Choix intemporel) parce que relevant de la spontanéité d’une subjectivité métaphysiquement libre d’opter pour ou contre la loi morale. L’homme est donc responsable de ce qu’il est et fait dans le temps parce qu’au principe de son être et de ses actes, il y a cette capacité de se donner la maxime de son action, soit en consentant au mobile sensible, soit en consentant au motif rationnel. Voilà pourquoi Kant définit la nature humaine comme « fondement subjectif de l’usage de sa liberté de manière générale».
- Ces remarques éclairent de manière anticipée le sens de l’expression « mal radical ». Car « radical » indique l’idée de racine. S’il y a un penchant au mal dans l’humaine nature, on comprend d’avance que celui-ci doit être imputable à l’exercice de sa liberté, et qu’il a à voir avec le choix, phénoménalement invisible (inscrutable, insondable), mais nouménalement requis de l’autodétermination de la volonté par un motif, autrement dit de l’adoption d’une maxime du vouloir respectueuse ou non de la loi morale.
II. Que faut-il entendre par penchant au mal ?
Certainement pas l’idée que la nature humaine est foncièrement mauvaise. Plus originairement que ce penchant, elle se caractérise au contraire par sa disposition au bien. C’est patent dans ce que Kant décrit comme disposition à la personnalité. Mais que la nature humaine ne soit pas mauvaise s’atteste aussi dans ses deux autres dispositions. Il y a en effet en l’homme trois dispositions naturelles, note Kant.
- Une disposition à l’animalité caractérisée par l’instinct de conservation, l’instinct grégaire et l’instinct sexuel.
- Une disposition à l’humanité c’est-à-dire une tendance à développer les dispositions de sa nature et donc à produire la civilisation.
- Une disposition à la personnalité.
La première est innocente comme tout ce qui relève de l’ordre strictement naturel. Les impulsions de la nature sont ce qu’elles sont, en-deçà du bien et du mal. C’est la manière de se situer par rapport à elles qui est qualifiable moralement. La bestialité n’est pas le propre de la bête mais de l’homme en tant qu’il se détermine à certaines conduites et donc en tant qu’il a la possibilité d’être autre chose qu’un être inférieur même à une bête. Il s’ensuit que si des vices (grossièreté, intempérance) peuvent se greffer sur la disposition à l’animalité, ce ne sont pas les inclinations naturelles qu’il faut incriminer. Elles sont aussi bien pour l’homme l’occasion de s’exercer à la vertu que d’en manquer. Le mal est imputable à l’usage qu’il fait de sa liberté non à la nature. (Cf. Pour mémoire cette célèbre affirmation kantienne : « L’histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’œuvre de Dieu, l’histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’œuvre de l’homme » Conjectures sur les débuts de l’histoire, Denoël, Médiation, 1947, p. 119).
La seconde est au principe du perfectionnement des aptitudes humaines, du passage de la rudesse à la culture, du développement des talents, du progrès des Lumières. Or tout cela est bon en soi. Si la socialité et l’essor de la civilisation font le lit de certains vices (envie, jalousie, haine d’autrui, mépris, orgueil etc.) ainsi que Rousseau le souligne, ce n’est pas la civilisation qui est en cause. La racine du mal est ailleurs. Notre nature raisonnable n’est pas plus coupable que notre nature sensible.
Quant à la troisième, elle élève l’homme à la dignité d’un sujet moral capable de se représenter la loi morale et de « ressentir le respect de la loi morale en tant que motif en soi suffisant de l’arbitre » (Ibid., p. 72). Ce « fait de la raison » est proprement sublime car cette disposition rend possible un usage moral (ou pratique) de cette faculté par elle-même et non un usage seulement pragmatique. Or un tel usage de la raison est ce qu’il faut appeler un bon usage de la liberté. Cela consiste pour l’homme à faire du seul respect de la loi morale la maxime de son action et si un tel choix était toujours au principe des actions de l’homme dans le temps celui-ci serait un être moralement bon.
[Rappelons que chez Kant la maxime est le principe subjectif du vouloir, la règle de conduite considérée par l’agent comme valable pour sa volonté propre. « Le principe objectif, c’est-à-dire le principe qui servirait subjectivement de principe pratique à tous les êtres raisonnables, si la raison avait plein pouvoir sur la faculté de désirer est la loi pratique » (Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, p. 101)] Mais voilà, la raison n’a pas plein pouvoir sur la sensibilité par la grâce d’une nécessité naturelle. Si tel était le cas, d’ailleurs, l’homme ne serait pas libre et son action n’aurait pas de dimension morale.
La disposition morale requiert donc le concours de la liberté pour être actualisée et c’est au niveau de l’usage même de cette liberté qu’il est possible de pointer une sorte de prédisposition à s’écarter de la loi morale.
Cette prédisposition est précisément ce que Kant appelle le penchant au mal. « La proposition : l’homme est mauvais, ne peut vouloir dire autre chose d’après ce qui précède que : il a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s’en écarter » ((La religion dans les limites de la simple raison, Vrin, p.76)
Un penchant n’est pas une disposition. L’une a une nécessité, l’autre est contingent. Aussi ne faut-il pas dire qu’il est inné bien que son universalité conduise à parler d’un penchant naturel. Car il se distingue d’une disposition en ce que, s’il incline au bien, on le conçoit comme acquis, et s’il incline au mal, on le conçoit comme étant contracté par la faute de l’homme lui-même. De fait, un penchant qui ne serait pas imputable à un certain usage de la liberté ne serait pas qualifiable moralement. Ce penchant est donc contingent. Né de la liberté, il n’est pas objectivement nécessaire, il l’est seulement subjectivement mais cela est suffisant :
- D’une part pour affirmer sa radicalité. Il est radical en ce qu’il corrompt le vouloir à sa racine.
- D’autre part pour le considérer comme le propre de l’espèce humaine. « Qu’un penchant pervers de ce genre doive être enraciné dans l’homme, c’est là un fait dont nous pouvons nous épargner de donner une preuve formelle, étant donnée la foule d’exemples parlants que l’expérience des actions humaines nous présente » (Ibid., p. 76)
- Enfin pour préciser qu’il ne peut être extirpé par les forces humaines. Il faudrait pour cela que le fondement subjectif du vouloir ne soit pas corrompu à sa racine, autrement dit qu’il n’y ait pas de penchant au mal. Néanmoins à défaut d’être extirpé, il peut être dominé et tel est le devoir de l’être humain.
Kant distingue trois degrés dans ce penchant :
- La fragilité ou faiblesse de la nature humaine exprimée par la parole de St Paul déplorant que la volonté du bien ne suffise pas à le faire. « Je ne fais pas le bien que je veux mais le mal que je ne veux pas » (Rom., 7.19) Les motifs rationnels sont plus faibles que les mobiles sensibles et l’homme est enclin à se déterminer à agir en adoptant dans la maxime de son vouloir le motif qui est le plus fort. Il cède donc à la séduction du mobile sensible.
- L’impureté consistant à mêler dans la maxime de son vouloir des mobiles sensibles au respect de la loi. Le marchand honnête par souci de ne pas compromettre ses intérêts, la personne bienveillante par pitié ou par peur des conséquences de sa malveillance n’agissent pas par respect pour la loi morale, mais pour d’autres motifs. Leur conduite a une légalité. Elle n’a pas de moralité même si l’action est extérieurement conforme à la loi.
- La perversité ou tendance à faire passer les motifs issus de la loi morale après d’autres qui ne sont pas moraux.
Cette description permet de montrer que « le penchant au mal est établi relativement à l’homme, même le meilleur (d’après les actes) et cela est nécessaire, si l’on veut démontrer l’universalité du penchant au mal parmi les hommes, ou, ce qui revient au même, que ce penchant est inhérent à la nature humaine » (Ibid., p. 74)
Idée force : Le penchant au mal, est ce qui, en chaque homme, contrecarre une disposition au bien qui est plus originaire que lui. Imputable à un usage de la liberté, le mal a une origine rationnelle, non une origine temporelle, comme pourrait le laisser entendre une compréhension erronée de la thématique du péché originel. Il n’y a pas de justification du péché originel chez Kant, si l’on entend par là l’idée que la corruption du vouloir humain procède d’un événement dans le temps et serait le résultat de la transmission par hérédité de la faute du premier homme. « Quelle que soit d’ailleurs l’origine du mal moral dans l’homme, la plus inadéquate de toutes les façons de se représenter sa diffusion et la propagation de celui-ci dans tous les membres de notre espèce et dans toutes les générations consiste à se le représenter comme nous étant venu de nos premiers parents par hérédité » (Ibid., p. 82) Le mythe de la chute doit être déchiffré à la lumière de l’idée que le mal a une origine rationnelle et que le mauvais usage qu’Adam a fait de sa liberté en désobéissant au commandement divin, symbolise ce que nous faisons chaque jour dès lors que nous sommes enclins à donner la prépondérance, dans la maxime de notre vouloir, au mobile sensible sur le motif rationnel. Et cela est sans exception, même chez l’homme le meilleur, parce qu’il n’est pas sûr que la terre ait jamais porté un seul être absolument moral. En effet l’homme n’est pas une pure raison, il est aussi une sensibilité de telle sorte que le commandement moral rencontre toujours en lui de la résistance. Seule la sainteté constituerait le miracle d’un être accomplissant naturellement ce que le sujet moral ne peut accomplir que par devoir mais les hommes ne sont pas des saints. Ils sont une scène où s’affrontent des exigences hétérogènes, voire antinomiques et dans le conflit mettant aux prises la loi du devoir et celle de la satisfaction des désirs et des intérêts, c’est rarement la première qui triomphe. Les stoïciens avaient donc raison de penser la vertu en termes de combat, mais ils avaient tort de chercher l’ennemi dans les inclinations naturelles. La sensibilité est en défaut pour expliquer l’origine du mal, « elle contient trop peu » dit Kant. L’ennemi invisible loge au cœur de l’usage de la liberté dans ce qui a été défini plus haut comme fragilité, impureté et perversité.
Impureté dont ne sont pas indemnes, même les hommes que nous croyons les meilleurs, sous prétexte que la légalité de leur conduite est irréprochable. Car la légalité n’est pas la moralité et si l’on pouvait sonder ce qui est insondable, à savoir le fondement subjectif de l’usage de la liberté, on s’apercevrait que les motifs issus de l’amour de soi sont toujours mêlés, dans la détermination de la maxime de la conduite, à ceux de la loi morale. Bref, nous découvririons que les hommes qui se croient moraux le sont plus selon la lettre que selon l’esprit. Mais peu d’hommes sont disposés à avoir cette lucidité sur eux-mêmes. « De là vient la sérénité de la conscience chez beaucoup d’hommes » (Ibid., p. 80) et leur tendance à se mentir à eux-mêmes et à mentir aux autres. Car bons ou méchants cherchent toujours à justifier moralement leurs conduites et rares sont les hommes suffisamment sincères pour reconnaître que s’ils n’ont pas commis les actes qu’ils condamnent chez d’autres, c’est moins parce qu’ils sont exempts d’impureté et de perversité que parce que les hasards de la vie ne les ont pas mis en situation d’être tentés par eux. Voilà pourquoi Kant considère que la vraie souillure de notre espèce est la faculté de mentir.
On ne dira jamais assez que le passage où Kant développe cette idée mérite d’être lu, relu et médité : « De là vient la sérénité de la conscience chez beaucoup d’hommes (qui se croient consciencieux) pourvu que dans des actions où la loi ne fut pas consultée, où tout au moins ne fut pas prépondérante, ils aient heureusement esquivé les conséquences mauvaises ; et même ils ne s’imaginent avoir du mérite à ne pas se sentir coupables de ces manquements dont ils voient les autres affligés sans rechercher même, si ce ne serait pas par hasard le mérite de la chance ; et si, d’après l’état d’esprit qu’ils pourraient bien découvrir dans leur for intérieur, s'ils le voulaient, de semblables actes vicieux n'eussent pu être accomplis par eux au cas où l'impuissance, le tempérament, l'éducation, les circonstances de temps et de lieu qui induisent en tentation (toutes choses qui ne sauraient nous être imputées), ne les en eussent écartés. Cette malhonnêteté qui consiste à s'en donner à accroire et qui s'oppose à l'établissement en nous d'une intention morale de bon aloi, se développe à l'extérieur aussi en fausseté et duperie envers autrui; chose qui, si on ne veut pas l'appeler méchanceté, mérite d'être tout au moins nommée bassesse; elle réside dans le mal radical de la nature humaine qui (en faussant le jugement moral concernant l'opinion que l'on doit se faire d'un homme et en rendant l'imputabilité intérieurement et extérieurement tout à fait incertaine) constitue la souillure de notre espèce, qui, tant que nous ne l'avons pas ôtée, empêche le germe du bien de se développer comme il le ferait sans aucun doute »(Ibid., p. 81)
Alors comment définir, dans son essence, le penchant au mal ? Comment comprendre qu’il soit possible pour une liberté révélée à elle-même par la loi morale de s’opposer à celle-ci ? S’agit-il de dire que le mal consiste à faire de l’opposition à la loi morale un motif dans la maxime de son action ? Non, répond, avec fermeté Kant. Si la sensibilité est en défaut pour expliquer le mal, la raison est en excès. Une volonté qui se déterminerait délibérément au mal, en voulant le mal pour le mal serait le propre d’un être diabolique et nul homme n’est tel. L’homme le plus méchant ne renonce pas à la loi morale. « Par suite, la malignité de la nature humaine ne doit pas, à vrai dire s’appeler méchanceté si l'on prend ce mot au sens rigoureux; c'est-à-dire comme intention (principe subjectif des maximes) d'admettre le mal, en tant que mal comme motif dans sa maxime (car c'est là une intention diabolique), mais plutôt perversion du cœur, lequel, suivant la conséquence se nomme alors aussi mauvais cœur. Celui-ci n'est pas incompatible avec une volonté en général bonne; il provient de la fragilité de la nature humaine trop faible pour observer les principes qu'elle a adoptés, - fragilité unie à l'impureté qui consiste à ne pas séparer d'après une règle morale les motifs (même d'actes accomplis dans une bonne intention) les uns des autres et finalement par suite, à considérer seulement, tout bien compté, si elles sont conformes à la loi morale et non si elles en dérivent c'est-à-dire à ne pas considérer cette loi comme le motif unique. Si donc il ne résulte pas toujours de là un acte contraire à la loi et un penchant à de tels actes, c'est-à-dire le vice, la manière de penser toutefois qui consiste à interpréter l'absence du vice comme une conformité de l'intention à la loi du devoir (comme vertu) doit être appelée déjà elle-même une perversion radicale du cœur humain (puisqu' on ne considère nullement le motif de la maxime, mais seulement l'observation de la loi selon la lettre) » (Ibid., p. 80) .
Il s’ensuit que pour expliquer le mal, on ne peut considérer isolément les motifs que l’homme admet dans la maxime de sa conduite, les uns ayant trait à la sensibilité, les autres à la raison. D’une part, parce que l’homme les trouve en lui à la fois, d’autre part, parce que la différence des maximes ne dépend pas de la différence des motifs que les hommes admettent dans leurs maximes mais de leur subordination. « Toute la question est de savoir duquel de ces deux motifs l’homme fait la condition de l’autre ? Par suite, l’homme (même le meilleur), ne devient mauvais que s’il renverse l’ordre moral des motifs lorsqu’il les accueille dans ses maximes ; à dire vrai, il accueille dans celles-ci la loi morale ainsi que la loi de l’amour de soi ; toutefois, s’apercevant que l’une ne peut subsister à côté de l’autre , mais doit être subordonnée à l’autre, comme à sa condition supérieure, il fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale, alors que c’est bien plutôt cette dernière qui devrait être accueillie comme condition suprême de la satisfaction des autres dans la maxime générale du libre arbitre, en qualité de motif unique » (Ibid., p. 79).
Conclusion :
Si chacun veut bien ne pas s’abuser agréablement sur lui-même, il lui sera difficile de ne pas entendre ce que Kant dit ici.
Il récuse l’idée d’une fatalité de l’immoralité. Nous en sommes responsables et il dépend de nous de ne pas lui ouvrir des boulevards. Et pourtant il y a bien dans la nature humaine un penchant au mal. Ce penchant ne signifie pas que l’homme soit foncièrement mauvais. La disposition morale est immanente à sa nature raisonnable et s’il a une prédisposition à s’en écarter, ce qui est le signe de sa perversité, celle-ci n’est pas pure méchanceté. La méchanceté consisterait à vouloir le mal pour le mal, or l’homme est étranger à une intention aussi diabolique. La perversité est beaucoup plus banale que cela. Elle est seulement cette corruption du vouloir qui fait que dans la maxime de son action l’homme inverse les priorités axiologiques. Alors qu’il devrait faire de la moralité sa fin suprême et ce qui le rendrait digne d’être heureux, il a plutôt tendance à se conduire comme si la recherche du bonheur ou la satisfaction de ses désirs était prioritaire sur l’obéissance à la loi morale et la conditionnait. Dit plus simplement, l’homme est enclin à privilégier ce qui le rendrait heureux à ce qui le rendrait moral. Aussi, lorsqu’il y a un conflit entre les deux aspirations, aussi naturelles l’une que l’autre, il est porté à sacrifier la loi morale à l’accomplissement de son désir. Il renverse la hiérarchie de droit entre la jouissance de la vie et la moralité, entre sa dimension sensible et sa dimension intelligible ou, pour parler le langage de St Paul, il consacre la victoire de l’homme sous l’emprise de la chair en consentant à la défaite de l’homme selon l’esprit ou la liberté.
Qu’il y ait dans l’observation de ce fait, une irrationalité relativement opaque à l’entendement, nul doute, mais telle est la condition humaine. Les prétentions de l’amour de soi s’insurgent contre ce qui nous rendrait estimables et triomphent souvent de l’autonomie rationnelle. Nous sommes responsables de leur céder et donc entièrement coupables mais ce n’est pas en vertu d’une méchanceté native, c’est en vertu d’un mauvais usage de notre liberté.
Prenons l’exemple d’Eichmann. Qu’est-ce qui le conduit à être un acteur important d’un crime contre l’humanité ? On s’aperçoit que le désir d’une promotion sociale a sans doute joué dans les hasards le conduisant à adhérer au parti nazi. Il est socialement « le fils déclassé d’une solide famille bourgeoise». Médiocre à l’école, médiocre dans ses emplois antérieurs, il se peut que l’embrigadement nazi n’ait été pour lui qu’une occasion de promotion sociale. Dans un autre contexte historique, il aurait peut-être pu être un humanitaire zélé. Cette remarque ne l’innocente pas. Elle est seulement l’aveu que le mal est une possibilité de l’humaine nature et qu’il importe de ne pas s’aveugler sur soi-même pour être capable de lui résister.
Problème : Hannah Arendt rompt-elle avec la thématique du mal radical ?
Non, lorsqu’elle affronte la question du mal dans une perspective politique. Elle cherche bien l’origine du mal, même si « radical » dans l’usage qu’elle en fait semble davantage connoter l’idée de mal extrême que de racine du mal. Et elle définit ce mal radical, qui n’est ni punissable, ni pardonnable, comme consubstantiel à un système politique où les hommes sont déclarés superflus.
« Le dessein des idéologies totalitaires n'est donc pas de transformer le monde extérieur, ni d'opérer une transmutation révolutionnaire de la société, mais de transformer la nature humaine elle-même. Les camps de concentration sont les laboratoires où l'on expérimente des mutations de la nature humaine, et leur infamie n'est donc pas seulement l'affaire de leurs détenus et de ceux qui les administrent selon des critères strictement « scientifiques »; elle est l'affaire de tous les hommes. Les souffrances – qui ont toujours été trop nombreuses sur la terre – ne sont pas le fond du problème, non plus que le nombre des victimes. C'est la nature humaine en tant que telle qui est en jeu; et même s'il semble que ces expériences ne réussissent pas à changer l'homme, mais seulement à le détruire, en créant une société où la banalité nihiliste de l'homo homini lupus est réalisée de manière conséquente, on ne devrait jamais perdre de vue les nécessaires limites d'une expérience qui requiert d'être vérifiée à l'échelle du globe pour fournir des résultats concluants.
Jusqu'à présent, la croyance totalitaire que tout est possible semble n'avoir prouvé qu'une seule chose, à savoir: que tout peut être détruit. Néanmoins, en s'efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont découvert sans le savoir l'existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant possible, l'impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu'impardonnable, celui que ne pouvaient plus expliquer les viles motivations de l'intérêt personnel, de la culpabilité, de la convoitise, du ressentiment, de l'appétit de puissance et de la couardise; celui par conséquent que la colère ne pouvait venger, que l'amour ne pouvait endurer, ni l'amitié pardonner. De même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « humaines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de criminels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s'exercer dans le crime.
C'est un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas concevoir un «mal radical» : cela est vrai aussi bien pour la théologie chrétienne qui attribuait au diable lui-même, une origine céleste, que pour Kant, le seul philosophe qui, dans l'expression qu'il forgea à cet effet, dut avoir au moins soupçonné l'existence d'un tel mal, quand bien même il s'empressa de le rationaliser par le concept « d'une volonté perverse », explicable à partir de mobiles intelligibles. Ainsi, nous n'avons, en fait, rien à quoi nous référer pour comprendre un phénomène dont la réalité accablante ne laisse pas de nous interpeller, et qui brise toutes les normes connues de nous. Une seule chose semble claire: le mal radical est, peut-on dire, apparu en liaison avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus. Les manipulateurs de ce système sont autant convaincus de leur propre superfluité que de celle des autres, et les meurtriers totalitaires sont d'autant plus dangereux qu'ils se moquent d'être eux-mêmes vivants ou morts, d'avoir jamais vécu ou de n'être jamais nés. Le danger des fabriques de cadavres et des oubliettes consiste en ceci : aujourd'hui, avec l'accroissement démographique généralisé, avec le nombre toujours plus élevé d'hommes sans feu ni lieu, des masses de gens en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires. Les événements politiques, sociaux et économiques sont partout tacitement de mèche avec la machinerie totalitaire élaborée à dessein de rendre les hommes superflus. La tentation implicite à cet état de choses est bien comprise par les masses qui, avec leur bon sens utilitaire, sont trop désespérées dans la plupart des pays pour garder bien présente la peur de la mort. Les nazis et les bolcheviks peuvent en être sûrs: leurs entreprises d'anéantissement qui proposent la solution la plus rapide au problème de la surpopulation, au problème de : ces masses humaines économiquement superflues et socialement déracinées, attirent autant qu’elles mettent en garde. Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme »
Le système totalitaire. Seuil, Essais, 1972, p. 200 à 202.
En revanche, lorsqu’elle aborde la question du mal dans une perspective morale, Hannah Arendt déclare renoncer à l’idée d’un mal radical. Non point parce qu’elle prend le contre-pied du kantisme mais parce que l’analyse kantienne suppose qu’un agent moral auquel on peut imputer la responsabilité d’un acte est un sujet pensant ou une personne. L’idée que le mal a une origine morale repose sur ce présupposé car pour qu’un homme puisse se mettre en contradiction avec lui-même en transgressant la loi morale, encore faut-il qu’il se la représente. Cela demande donc d’actualiser sa dimension de sujet pensant. Or ce que Hannah Arendt découvre surtout dans l’homme Eichmann à Jérusalem, c’est une incapacité de penser. Désespérément superficiel, médiocre, démuni d’esprit critique, tout juste capable de s’exprimer par slogans, il semble n’avoir aucune profondeur intellectuelle et morale et c’est peut-être dans ce désert intérieur, si répandu, dans certaines conditions de vie sociale, que gît le secret de la possibilité du mal extrême.
Car Hannah Arendt ne concevra pas d'autre rempart à l'immoralité que le souci de ne pas être en contradiction avec soi-même. Avant d'être un rapport aux autre, la morale est un rapport à soi. Voilà pourquoi, elle lie toujours le précepte socratique : « Commettre l’injustice est pire que la subir, et j’aimerais mieux quant à moi la subir que la commettre » (Gorgias, 469c) à cette autre affirmation : « Mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord ou en opposition avec tout le monde, que l’être avec moi-même, étant un et de me contredire » (Gorgias, 482bc)
C'est que la première proposition est le fondement de la seconde. Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre parce que personne ne veut vivre avec un scélérat et dans un monde peuplé de scélérats, personne ne veut être en guerre avec lui-même, mais tout homme veut être en bonne compagnie avec lui-même.
Cf. https://www.philolog.fr/solitude-esseulement-isolement-hannah-arendt/
« En conclusion, venons-en à la seule question où vous m’avez comprise et où je suis heureuse que vous ayez touché le point capital. Vous avez tout à fait raison; j'ai changé d'avis et je ne parle plus de « mal radical ». Il y a longtemps que nous ne nous sommes plus vus, sinon nous aurions peut-être déjà parlé de ce sujet. (Entre parenthèses, je ne vois pas pourquoi vous qualifiez de rengaine ou de slogan mon expression « banalité du mal ». Personne, que je sache, n'a utilisé cette expression avant moi; mais c'est sans importance.) A l'heure actuelle, mon avis est que le mal n'est jamais « radical », qu'il est seulement extrême, et qu'il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu'il se propage comme un champignon. Il «défie la pensée », comme je l'ai dit, parce que la pensée essaie d'atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu'elle s'occupe du mal, elle est frustrée parce qu'elle ne trouve rien. C'est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical. Mais ce n'est pas ici le lieu d'approfondir sérieusement ces questions; j'ai l'intention de les développer plus tard dans un contexte différent. Eichmann peut très bien demeurer le modèle concret de ce que j'ai à dire ».
Lettre d’Hannah Arendt à Gershom Scholem dans Fidélité et utopie, Calmann-Lévy, 1978, Presses Pocket, p. 227.228.
Cf. https://www.philolog.fr/peut-on-vouloir-le-mal/
Annexe: Cette belle présentation de la pensée kantienne par Hannah Arendt.
« Personne de sensé ne peut plus prétendre que la conduite morale est évidente par elle-même – que das Moralische versteht sich selbst, postulat dans le cadre duquel la génération à laquelle j'appartiens a été élevée. Ce postulat incluait une nette distinction entre la légalité et la moralité; alors qu'un vague consensus inarticulé stipulait que, en gros, la loi du pays énonçait ce que la loi morale exigeait, on ne doutait guère que, en cas de conflit, la loi morale était la loi la plus élevée et qu'il fallait lui obéir en premier. En retour, cette affirmation n'avait de sens que si on tenait pour assurés tous les phénomènes auxquels on pense en général quand on parle de conscience humaine. Quelle que puisse être la source de la connaissance morale – les commandements divins ou la raison humaine, – tout homme sain d'esprit, supposait-on, portait en lui une voix lui disant ce qui était juste et ce qui était injuste, et ce quelle qu'ait été la loi de son pays et quoi que disaient les gens qui l'entouraient. Kant a pourtant fait remarquer qu'il pouvait y avoir une difficulté: «Qui a passé sa vie parmi la racaille sans rien connaître d'autre ne peul avoir de concept de la vertu» Mais il voulait seulement dire que l'esprit humain est guidé en la matière par les exemples. Jamais il n'a douté que, confrontée à l'exemple de la vertu, la raison humaine ne sait pas ce qui est juste et que le contraire est injuste. Assurément, Kant croyait qu'il avait trouvé la formule que l'esprit humain applique quand il a à dire ce qui est juste et ce qui est injuste. Il appelait cette formule l'impératif catégorique; mais il ne croyait pas du tout avoir fait une découverte en philosophie morale qui aurait impliqué que personne avant lui n'aurait su ce qui est juste et injuste – idée à l'évidence absurde. Il compare sa formule (sur laquelle nous aurons davantage à dire dans les prochaines conférences) à un «compas» grâce auquel les hommes auront plus de facilité à « distinguer ce qui est bien, ce qui est mal [ ... ] pourvu que, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau [à la raison humaine commune], on la rende attentive, comme le faisait Socrate, à son propre principe », de sorte que «la connaissance de ce qu'il appartient à tout homme de faire, et par conséquent encore de savoir, doit être aussi le fait de tout homme, même du plus commun?» (Fondements de la métaphysique des mœurs). Et si on avait demandé à Kant où cette connaissance accessible à tous était située, il aurait répondu dans la structure rationnelle de l'esprit humain, alors que d'autres avaient bien sûr situé cette même connaissance dans le cœur humain. Mais Kant ne tenait nullement pour assuré que l'homme agirait selon son jugement. L'homme n'est pas seulement un être rationnel, il appartient aussi au monde des sens, lequel l'incite à céder à ses penchants au lieu de suivre sa raison ou son cœur. La conduite morale ne va donc pas de soi, mais la connaissance morale, la connaissance du juste et de l'injuste si. Parce que les penchants et la tentation sont enracinés dans la nature humaine, mais pas dans la raison humaine, Kant appelait « mal radical» le fait que l'homme soit tenté de mal agir Il suivant ses penchants. Ni lui ni aucun autre philosophe moral ne croyait réellement que l'homme pouvait vouloir le mal pour le mal ; toutes les transgressions s’expliquent selon Kant comme des exceptions qu’un homme est tenté de faire à une loi qu’il reconnaît par ailleurs comme valide – c’est ainsi que le voleur admet les lois de la propriété, souhaite même être protégé par elles et ne fait une exception temporaire par rapport à elles qu'en sa faveur. Personne ne veut être méchant, et ceux qui n'en agissent pas moins de façon méchante tombent dans un absurdum morale – dans l'absurdité morale. Celui qui fait cela est en réalité en contradiction avec lui-même et avec sa raison, et, selon Kant, il doit donc se mépriser lui-même. Que cette peur du mépris de soi-même puisse ne pas être suffisante pour garantir la légalité est une évidence; mais tant qu'on évolue dans une société de citoyens respectant la loi, on suppose en quelque sorte que le mépris de soi-même fonctionne. Bien sûr, Kant savait que le mépris de soi-même, ou plutôt la crainte d'avoir à se mépriser, ne fonctionnait très souvent pas, et il l'expliquait en disant que l'homme peut se mentir. Il a donc estimé que la «vraie souillure de notre espèce» était la fausseté, la faculté de mentir. Au premier abord, cette affirmation semble très surprenante parce qu'aucun de nos codes éthiques ou religieux (à l'exception de celui de Zoroastre) n'a jamais contenu un commandement comme «Tu ne mentiras pas» - sans compter que non seulement nous mais tous les codes des nations civilisées ont placé le meurtre en tête de la liste des crimes humains. Assez bizarrement, Dostoïevski semble avoir partagé – sans bien sûr la connaître – l'opinion de Kant. Dans Les Frères Karamazov, Dimitri K. demande au Starov : « Que faire pour être sauvé? » Et le Starov répond: «Par-dessus tout, ne jamais se mentir à soi-même. »
Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, trad. Jean-Luc Fidel, Payot, 2005, p.90 à 92.
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J’avais également du mal à comprendre certaines critiques faites à ce film (selon un magazine culturel très lu, le film serait soi-disant trop « pédagogique », on lui reprochait aussi des longueurs jugées inutiles (!) comme sa liaison avec Heidegger – passage qui ne doit pas prendre plus de 5 à 10 mns sur l’ensemble du film). C’est remarquable de voir la lutte morale de cette femme à qui on ne cesse de reprocher son « manque de sentiments » (cela mériterait une petite analyse kantienne…). J’avoue que je ne suis pas très en accointance avec la philosophie de Kant mais je ne peux que m’incliner devant votre remarquable effort (pour le coup pédagogique) pour nous sensibiliser à la réflexion morale de Hannah Arendt en en montrant le soubassement kantien. C’est vraiment un commentaire philosophique limpide (bien que complexe !) sur ce concept si difficile à cerner. En un mot : « Merci ! »
Votre message me fait un grand plaisir. C’est surtout l’idée de limpidité qui me réjouit. L’essai sur le mal est un texte tellement indigeste, écrit tardivement à une époque où l’auteur se plaint de son grand âge.
Alors si j’ai pu rendre ce texte accessible, j’ai réussi ce qui était l’enjeu de l’exercice.
Bien à vous.
Oui, merci vraiment pour ce beau texte clair, ajusté et acéré. J’ai aussi beaucoup aimé ce film, vos remarques sont judicieusement choisies à son propos. La liberté de penser en acte, en corps et en vie, un vrai plaisir qui ne se refuse pas. Je me demande si les vives, voire violentes et insultantes réactions eussent été identiques à l’encontre d’un homme.
Arrogante répètent-ils…quand une femme se lève, elle est arrogante.
http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-histoire-des-grands-proces-24-2013-05-07 : entendu cette émission l’autre matin et le choeur des belles âmes effarouchées. Tellement plus simple, en effet, de projeter le mal et la haine hors de soi, sur le diable en personne. Hitler c’est moi, écrivait Thomas Mann.
Oui, merci de nous rappeler avec fermeté l’étymologie de « radical ». L’origine, la racine. La haine se loge dans l’humain à la racine car, comme le pointait Freud dès l’Esquisse d’une psychologie scientifique puis dans Inhibition, symptôme, angoisse, la détresse originaire de l’homme est à la source de tous ses motifs moraux ( et immoraux, les deux vont à l’amble).
J’ai aussi lu ce texte de Chantal Delsol, il y a quelques temps et me demandais ce que vous en penseriez.http://agora.qc.ca/documents/la_banalite_du_mal_selon_s_weil_et_h_arendt
Aïe, aucun lien n’est efficient…
Et pourtant, je souhaitais en mettre un troisième pour renvoyer à la passionnante émission sur Plotin entendue ce matin pour la seconde fois. Il y était aussi question du mal.http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-les-enneades-de-plotin-44-ou-est-le-mal-rediffusion.
S’y retrouvera qui peut dans ces liens tordus et mes propos un peu en vrac.
Merci et bien à vous,
P.H
C’est toujours un plaisir de vous lire Pascale. J’exploiterai les liens que vous indiquez dès que j’en aurai le temps.
Je rebondis juste sur la formule de Thomas Mann. Hannah Arendt l’aurait, me semble-t-il, condamnée. Car dire que la possibilité de l’inhumain est inscrite dans l’humain ne revient pas à signifier qu’elle est actualisée par chaque homme. Non, nous ne sommes pas tous coupables. Socrate n’est pas Hitler. La responsabilité est individuelle et elle est totale. Hannah Arendt dénonce « l’incroyable confusion morale que ces débats (à propos de Eichmann ou de Pie XII mis en accusation par Hochhuth) ont révélée, ainsi que l’étrange tendance à prendre le parti du coupable, quel qu’il ait pu être à ce moment-là. Un concert de voix m’a assuré qu’ « un Eichmann réside en chacun de nous », de même qu’un choeur a dit à Hochhuth que ce n’était pas le pape Pie XII – qui n’était après tout qu’un homme et un pape – qui était coupable, mais toute la chrétienté et même la race humaine tout entière. Les seuls véritables coupables, a-t-on souvent estimé et même dit, c’étaient les gens comme Hochhuth et moi-même qui osions juger; car personne ne peut juger s’il ne s’est pas retrouvé dans les circonstances dans lesquelles, suppose-t-on, on se serait comporté comme tous les autres. Cette position, incidemment, coïncidait étrangement avec la conception d’Eichmann en ces matières » (Responsabilité et jugement, Payot, p. 89)
Cette position participe donc, aux yeux de notre auteur et aussi aux miens de l’effondrement moral qui caractérise le monde dans lequel nous vivons. Car, en ce qui me concerne, je ne sais pas si j’aurais eu le courage de me conduire dignement dans une société ayant légalisé le crime de masse et réduit certains hommes à l’instinct de conservation, mais ce que je sais, c’est que ma lâcheté ne m’aurait pas fait illusion et que le mépris de moi-même et la honte m’auraient empêchée de vivre en paix.
Avec toute ma sympathie
Bonjour Simone,
Oui, j’entends ce que vous déployez en vous appuyant sur Hannah Arent, cette phrase de
Thomas Mann est bien sur outrancière. Toutefois, elle m’a frappée car, si pas tout le monde n’est Hitler certes, dans le contexte de ces sombres temps, j’ai parfois vu des êtres humains aimants en apparence, bien sous tous rapports comme l’on dit, se retourner en un guignol
effrayant, inhumain et destructeur, sans l’ombre d’une conscience ni ensuite du souvenir de cet état. Il est des inhumanités et des pochons de haine que parfois on ne peut soupçonner en soi, je l’ai vu de mes yeux vus et vécu dans ma chair.
Je ne sais pas non plus comment je me serais comportée en ces sombres temps de lutte pour la vie et de crime de masse, ni même si je serais parvenue à ne pas de venir le musulman décrit par Primo Lévi dans les camps d’extermination. C’est une question qui m’a longtemps taraudée et je n’ai pas cessé de lire sur la question. A ce sujet, le livre de Michel Térestchenko, » Un si fragile vernis d’humanité » reprend ce questionnement de la banalité du mal et du bien, en s’appuyant sur les fameuses expériences de psychologie sociale, de Milgram et autres, ainsi que sur des exemples humains. Je l’ai lu il y a longtemps, l’avais trouvé fort intéressant et il me reste aujourd’hui en tête son expression de » présence au monde » qui différencierait un Franz Stangler d’un André Trocmé par exemple.
Très heureuse de retrouver dans votre texte ces deux merveilleuses citations de Socrate.
Et aussi ces longs extraits de Responsabilité et jugement qu’il me fallait absolument avoir à portée de la main aussitôt votre texte lu.
(zut, je constate que j’ai écorché le nom d’Hannah Arendt, par excès de vélocité sur mon clavier…tant pis, qu’elle me pardonne, je ne reviens pas en arrière).
Bien à vous, PH
Bonjour Pascale
Oui le livre de Michel Terestchenko est intéressant. Il y a quelques années, jai utilisé l’expérience de Milgram telle qu’il l’exploite dans une réflexion sur la question de savoir si l’on peut ne pas être soi-même.
Le télérama du 8/05 cite en contrepoint le livre de Charlotte Lacoste: « Séduction de bourreau, négation des victimes » où l’auteur écrit: « Arendt n’a jamais dit que nous étions tous des Eichmann en puissance. Elle a elle-même prévenu ce détournement, qui a pourtant eu lieu et culminé avec les Bienveillantes de Jonathan Littell, lequel se revendique d’Arendt…. »
Je crois que je vais lire ce livre.
Bien à vous.
Bonjour,
Merci pour ce blog que je decouvre.
Pour moi qui n’ai jamais etudie la philosophie, la lecture m’a semble tres claire. Merci pour cette ecriture « pedagogique ».
Si j’ai bien compris Kant dit que le mal est radical car lui seul permettrai a l’homme d’exercer sa liberte. En somme seul un mal radical nous pousserai a nous connaitre et ainsi avoir la possibilite de le combattre.
Si je comprends bien, ce choix (non pas entre le bien et le mal) mais le choix de s’opposer au mal radical par la connaissance de soi serait l’expression premiere de notre liberte.
Mais peut-etre suis-je entrain de faire un contresens.
Patrick.
Je me demandais egalement si finalement l’ opposition supposee entre Kant et Arendt mal comprise par beaucoup ne relevait pas finalement d’un probleme de traduction ? Elle qui etait d’origine allemande a utilise le terme ‘thoughtlessness’ qui a ete traduit en francais par absence de pensee alors qu’elle voulait dire absence de reflexion (sur soi meme). Ce qui implique une part de responsabilite individuelle totale.
Qu’en pensez vous ?
Bonjour
Il me semble que vous ne comprenez pas correctement ce que Kant appelle le mal radical. Qu’il soit imputable à l’exercice de la liberté ne signifie pas du tout qu’il en soit la condition.
Je vous invite à clarifier votre compréhension en comprenant correctement la thèse kantienne.
Quant à Hannah Arendt et Kant, la différence de leurs analyses n’est pas à sous-estimer.
Bien à vous.
Bonsoir Simone,
Ce soir, je retrouve ces mots d’Esther Mujawayo. Mots que j’avais fait couler dans le coeur
de la matière de panneaux peints, il y a quelques années et qui firent l’objet d’une exposition.
Dans ces dizaines de panneaux, d’autres mots, ceux d’autres survivants qui ont témoigné
pour Jean Hatzfeld » Dans le nu de la vie « .
Je reviens donc dans ces commentaires sur le mal radical, déposer juste là, les mots d’Esther la survivante.
» Presque tous ceux de ma colline sont devenus génocidaires. Je les connais tous : ce sont mes anciens instituteurs, mes voisins, des jeunes avec qui j’ai grandi, le bourgmestre. Je m’arrêtais toujours chez lui quand j’allais voir mes parents, il était très gentil, puis il a viré. Quand je regarde de près ce qui nous est arrivé, je me dis : les Hutus, ils n’étaient pas si mauvais, ou pas plus que moi. Ou alors, on est capables de cacher le fin fond de soi-même. Les tueurs que je connais, ou bien ils cachaient leur jeu et j’étais fort naïve, ou bien ils sont simplement humains et capables du pire et là, quand cette pensée me vient, j’ai peur de l’humanité et j’ai peur pour l’humanité.
Je ne veux pas les comprendre; et je ne veux pas les excuser. Ils l’ont fait, ils l’ont fait et je veux qu’ils paient et qu’ils dorment mal. Est-ce que tu crois qu’ils dorment ?
Je crains toujours de ne pas être crue. Alors, je me dis que c’est pour cela que je veux écrire, que c’est urgent, essentiel, qu’il me faut absolument le faire. Il me faut immortaliser ces moments que ma mémoire ne gommera jamais mais refoulera, peut-être, à force de vagues de doutes. Et e sens bien que l’Histoire et la mémoire ne feront pas grand chose pour affaiblir ces doutes »
Esther Mujawayo. Survivante. Rwanda. Histoire d’un
génocide.
Merci Pascale pour cette référence aux ouvrages de Jean Hatzfeld sur le drame rwandais. Tout le monde devrait avoir lu l’ouvrage que vous citez ainsi qu' »une saison de machettes » et « la stratégie de l’antilope ». De quoi prendre la mesure de l’énigme du mal et se convaincre que la vraie question pour l’homme n’est pas « qu’est-ce que le mal? », mais « comment lutter en soi et hors de soi contre sa possibilité? »
Bien à vous
De toute façon, on ne peut pas automatiquement imputer le mal à des êtres diaboliques puisque le mal et la méchanceté sont deux choses différentes ^_^
Bonjour Simone,
Je me permets, si vous le voulez bien,
de proposer, en votre lieu et
en contrepoint de nos questionnements
les voix de Pierre Bayard et Olivier Rollin entendues
ce matin à l’émission Répliques.
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-qu%E2%80%99aurions-nous-fait-pendant-la-guerre-2013-07-06
Je vous souhaite une belle journée d’été.
Merci Pascale pour cette information et bon été à vous aussi.
Avec ma sympathie.
Bonsoir,
Je fais suite au post et au lien donne par Pascale, que je remercie au passage. L’emission, intéressante, me fait penser à la phrase de Jankelevitch « La philosophie gêne parce qu’elle apprend à dire non alors que tout conspire à nous faire dire oui ». Il est certainement plus intéressant de comprendre pourquoi certains ont RESISTE pendant la guerre et moins intéressant finalement de se pencher sur pourquoi beaucoup n’ont rien fait et se sont laissés porter, entrainer par les événements, ce qui alors semblait plus raisonnable. Ainsi cela pose un problème et une incompréhension de ma part, lorsque les interlocuteurs disent qu’il faut une part de deraisonnabilite, de folie pour dire non quand tout concourt à ce que nous disions oui. Je comprends cette phrase intuitivement mais ne la comprends raisonnablement d’autant qu’elle semble en contradiction avec la phrase de Jankelevitch. Bien a vous.
Bonjour
A moins que cela m’ait échappé, je ne me souviens pas qu’on parle clairement d’irrationalité dans l’émission à laquelle vous vous référez.
Il y est surtout question de la différence entre le vrai résistant dont la posture implique la mise en jeu de la vie, et la « résistance » dont se targuent aujourd’hui ceux à qui elle ne coûte rien. Philippe Muray a écrit des pages d’une grande ironie sur ce qu’il appelle la « rébellion en charentaise ».
Les intervenants insistent aussi sur le thème développé par Michel Terestchenko: les vrais héros disent non sans claironner ensuite leur engagement comme si celui-ci était allé de soi, comme si l’enjeu était surtout d’être en cohérence avec ce que l’on croit ou que l’on est le plus profondément. Or un homme, c’est plus qu’un simple vivant, c’est un être pour qui les raisons de vivre sont aussi essentielles que la vie elle-même.
Voyez Socrate. Il aime la vie mais il préfère la mort au fait de vivre sans philosopher car la vie pour lui ne consiste pas seulement à persévérer dans l’être. Cf. Hannah Arendt: https://www.philolog.fr/solitude-esseulement-isolement-hannah-arendt/
PS: Rien ne fonde l’idée que la soumission à l’expansion du fascisme nazi se soit imposée comme « raisonnable ». Ce propos me paraît irréfléchi.
Bien à vous.
Bonsoir,
Le passage qui m’a interpelle se situe a la minute 30:20. Il est dit (pour lutter contre le faschisme) « il ne fallait pas etre raisonnable, ne pas etre sage, ne pas etre realiste » comparativement aux collaborateurs ‘petainiste » dont l’analyse froide et « realiste » les ont amenes a choisir le camps de la « paix ». Ceci s’oppose au discours de la Resistance par logique (Cavailles). Dans toute cette partie de l’emissions qui commence de 29:20 a 31:00, il est dit plusieurs fois la « protestation deraisonnable ». Ainsi la « rage », la passion, ce « brin de folie » des Resistants est la protestation « la plus repandu » contrairement a la resistance reposant sur la logique. Ainsi peut on imaginer que le choix d’un camp comme de l’autre se soit decide en grande partie en fonction des interets personnels et politiques de beaucoup. (je pense a Cordier antisemite, patriote et resistant de la premiere heure, Oskar Schindler dont les lois antijuives mettaient en peril ses industries et qui finalement prendra fait et cause pour certain d’entre eux, certains stanilistes opposants politique de Petain qui n’hesitaient pas a promouvoir la dictature communiste. Finalement a la question quel camps auriez vous choisi en 1940 ? N’y a t’il pas surtout une part de chance ou de hasard plutot que la recherche noble et juste de la verite?
Bien a vous.
Bonjour
Merci de m’avoir indiqué le passage qui vous fait problème. Les interlocuteurs à ce moment de la discussion, ne disent pas que la collaboration, la soumission étaient « raisonnables » ou « sages ». Mais qu’elles paraissaient telles à un certain nombre de personnes, celles qui avaient le sentiment que la victoire d’Hitler était définitive, que l’histoire était écrite. Ce défaitisme n’a rien de raisonnable en soi. Voilà pourquoi Cavaillès pouvait défendre l’idée d’une résistance par logique et Romain Gary ironiser sur cette supposée raison ou sagesse qui n’est qu’une « camomille empoisonnée ».
La qualification de raisonnable ne peut donc pas ici être universalisée et c’est par rapport à cet usage que la résistance pouvait être dite « déraisonnable ». A l’écrit, les auteurs auraient mis des guillemets.
Reste qu’il faut bien voir que l’amour de la liberté, de la dignité, le choix de certaines valeurs etc. ne se déduisent pas rationnellement. Dans tout engagement humain, il y a une part de passionnel. « La raison n’a que la lumière, il faut que l’impulsion vienne d’ailleurs » disait Auguste Comte.
Un engagement ne peut pas davantage être désolidarisé de la situation concrète des individus qui est aussi une situation d’intérêts.
Nul ne peut savoir extérieurement à telle ou telle situation ce qu’il aurait fait et il faut bien voir que le choix éthique ou politique n’est pas une question de vérité. Ce sont des choix de valeurs. Or les valeurs sont parfois antinomiques et indécidables rationnellement parlant.
Par exemple, il peut y avoir antinomie entre la valeur d’égalité et celle de liberté, entre la paix et la justice etc.
On peut avec Goethe préférer une injustice à un désordre, avec Erasme préférer le compromis à l’intégrisme de ceux qui, comme Luther, sont prêts à mettre le monde à feu et à sang pour défendre leur conviction.
Bien à vous.
Bonjour,
Je vous remercie pour votre réponse détaillée. Je comprends mieux maintenant.
Si comme vous l’écrivez les valeurs sont parfois indécidables rationnellement. Sur quoi reposent elles : l’éducation, la morale, la société, notre histoire commune… ? Sommes nous tous égaux face à « l’impulsion » de Compte, i.e avons-nous tous en nous (enfouie peut-être) ce pouvoir de résister ?
« Il y a une part de passionnel à l’engagement humain » au sens des Passions spinoziennes ?
Merci encore pour vos réponses éclairantes.
Patrick
peut on etre amateur de philosophie comme on est amateur de jardinage.
Réponse à Patrick
Les choix de valeurs mettent en jeu des décisions humaines et celles-ci gardent leur part d’obscurité dans la mesure où elles dépendent de l’exercice du jugement (Cf. https://www.philolog.fr/le-jugement-est-un-don-particulier-qui-ne-peut-pas-du-tout-etre-appris-mais-seulement-exerce-kant/), des idiosyncrasies personnelles, du contexte social et familial dans lequel un être est devenu ce qu’il est, des rencontres déterminantes qu’il a faites etc.
Une valeur implique la raison pour se justifier mais celle-ci ne peut pas trancher entre des choix de valeurs différents. Par exemple il y a des tas de bonnes raisons pour fonder le choix de la paix, mais il y en a autant pour lui préférer la lutte pour la justice. Cf. https://www.philolog.fr/la-guerre-des-dieux-ou-lunite-et-la-paix-par-le-logos-max-weber-et-benoit-xvi/
Qu’est-ce qui fait qu’un homme incline d’un côté plutôt que d’un autre? Impossible de le déterminer avec précision car tout engagement a quelque chose de passionnel. Il faut entendre par là qu’une posture existentielle s’enracine dans une dimension affective. La notion de passion ici renvoie à cette part essentielle de l’humaine condition. Elle connote l’idée d’une certaine passivité (je ne choisis pas absolument. « On n’aurait pas pu agir autrement » disent certains héros. « C’était naturel », « cela allait de soi » pour nous.) Les participants au débat évoquent ce que certains appelaient « une nécessité intérieure ».
Le grand Descartes souligne en ce sens que toute vertu a une dimension pathétique. https://www.philolog.fr/la-vertu-de-generosite/
Ce que Auguste Comte nomme « impulsion » intègre l’idée de désir, de pathos, d’intérêt, d’inclination etc.
Bien à vous.
Réponse à Francis
Tout dépend de ce que l’on entend par philosophie.
Si avoir de l’intérêt pour la philosophie consiste à se poser des questions, à lire des auteurs, on peut tout à fait faire de la philosophie en amateur « comme on est amateur de jardinage ».
En revanche si l’on assume la dimension existentielle de la philosophie (manière de penser et de se conduire en conformité avec les exigences supérieures de l’esprit), ce n’est pas l’amateurisme qui fait le philosophe, mais l’accomplissement ferme et constant de ce qui se joue dans l’intentionnalité philosophique et vous savez que son enjeu est la sagesse.
Bien à vous.
Merci encore Simone pour avoir pris le temps de me répondre de manière précise et détaillée. Je m’attelle à la lecture des liens que vous avez mentionnés.
Bien à vous
Bonsoir Madame,
Merci pour cette mise au point à la fois très claire et très complète (comme toujours) lue avec grand intérêt après avoir vu le film en question.
bonjour madame,
je voulais savoir s’il y avais un lien avec le texte de kant sur le mal moral, on pose la question de savoir si lhomme est par nature moralement bon ou mauvais?
le mal est dans la liberte et non dans la nature. Cependant dans une phrase a la fin de son texte je n’ai pas saisi la phrase « il ne peux devenir moralement bon que par la vertu c’est a dire en exercant une contrainte sur lui meme, bien qu’il puisse etre innocent s’il est sans passion »
parle t’il des passion sociales(cupidité honneurs) pour dire qu’il est est (bon) par innocence? ou innocent signifie qu’il n’est pas (moral) dans ce cas de quelle passion s’agit t’il?
Merci pour votre aide SIMONE MANON; ce n’est pas faute d’avoir chercher.
Bonjour
Avant toute chose j’attire votre attention sur la nécessité de corriger votre expression. S’il y avait. en exerçant. Il ne peut être moral. avoir cherché.
L’innocence est le propre de celui qui n’est pas nuisible ou bien de ce qui est extérieur, étranger à la moralité, autrement dit de ce qu’il n’y a pas sens à juger moralement.
Si l’on envisage l’homme sous l’angle de la sensibilité, il faut admettre que celle-ci est en soi innocente. Certes, elle se caractérise par des inclinations, des pulsions, des penchants qui, s’ils devaient déterminer la conduite, conduiraient l’homme à de nombreux vices, mais ce qui est condamnable moralement, ce n’est pas l’inclination en tant que telle, c’est le fait que l’homme s’abandonne à son impulsion. Il en est ainsi lorsque l’inclination naturelle se développe sous la forme passionnelle. Quelle qu’elle soit (amour, haine, ambition, etc.) la passion suppose que le sujet consente à son empire et concourt à son développement. Il a donc une part de responsabilité l’exposant à la condamnation morale. Voilà pourquoi l’état passionnel a perdu son innocence. Kant définit la passion comme une maladie de l’âme. Elle altère le jugement, elle aliène la volonté. Elle est donc opposable à la raison.
C’est parce que l’homme n’est pas qu’une sensibilité que son existence revêt une dimension morale. il est aussi une raison. Cette faculté lui permet de se représenter la loi morale et de se sentir obligé par elle. Etre obligé consiste à se sentir tenu de soumettre sa conduite à son injonction. On appelle cette expérience, l’expérience morale ou expérience du devoir. Elle implique la liberté par laquelle l’homme a la possibilité de se rendre indépendant de l’inclination naturelle pour obéir à la loi que la raison lui donne (autonomie rationnelle). https://www.philolog.fr/obligation-ou-devoir/
L’homme vertueux est précisément celui qui agit par devoir.
La vertu, dit Kant, « est la force morale de la volonté d’un homme de suivre son devoir »
Par nature l’homme n’est donc ni bon ni mauvais.
Il n’est bon ou mauvais que par volonté (ou liberté). Il s’ensuit qu’il ne peut être bon que par vertu. Mais il faut dire qu’il y a dans sa nature un penchant au mal car la bonté exige un effort moral par lequel la volonté impose sa loi à une nature récalcitrante. (D’ où l’idée d’une contrainte exercée sur soi). En revanche, la méchanceté consiste simplement à s’abandonner à l’impulsion naturelle nous inclinant à préférer sa propre satisfaction au respect de la loi morale.
Voyez le III) de ce cours : https://www.philolog.fr/peut-on-vouloir-le-mal/
Bien à vous.
bonjour madame,
merci beaucoup pour cette explication bien détaillée, rapide et très claire. bravo pour votre travail.
A relire et discuter
bonjour madame,
y’ a t’ il une différence entre le mal moral et ce qui est moralement mauvais?
dans la passion on dit qu’elle est moralement mauvaise car l’homme ne la maitrise pas, dans le penchant au mal au contraire l’acte est libre donc le choix du mal est voulu.
j’aimerais savoir pourquoi dans les deux cas cela est dit « moralement mauvais » alors qu’il y’à là une différence?
Bonjour
Le sens d’une proposition se déchiffre dans son contexte. Les mots sont équivoques et leur sens dépend de leur place dans la phrase.
Il n’y a pas de différence entre les deux expressions excepté le fait que l’une est un qualificatif alors que l’autre est un substantif. Parler d’un mal moral consiste à substantiver ce qui est essentiellement la qualification d’un acte, d’une conduite ou son résultat.
Quant on dit « moralement mauvais » on qualifie quelque chose. Ici l’expression qualifie la passion, non point en tant qu’elle incarne en soi un mal moral mais en tant qu’elle peut dominer un homme au point de lui ôter sa liberté. Elle présente donc un risque: celui que l’homme, sous son empire, fasse le mal.
Quand on parle d’un mal moral, on désigne quelque chose (un acte, une intention) contraire au bien moral, que l’on impute à l’exercice d’une liberté.
Par exemple: on ne dira pas qu’ un affect, une passion sont mauvais moralement. En soi, ils sont étrangers à la qualification morale car ils sont subis. En revanche, ce qui est condamnable moralement c’est le fait qu’un homme s’abandonne à leur impulsion, autrement dit n’exerce pas le pouvoir par lequel il peut y avoir du bien ou du mal moral.
Bien à vous.
Bonjour,
je relis pour la troisième fois votre excellent article, à l’aune d’évènements récents, dont les auteurs font écho à la banalité du mal, au déficit de pensée, à la commission d’actes « monstrueux », par des individus qui ne l’ont pas toujours été, qui ont aussi été des enfants, qui ont connu l’innocence, l’amour de certains prochains peut être ?, une disposition naturelle au bien et qui ont pourtant basculé, dans l’absence radicale de conscience. Absence radicale de conscience partagée en masse, par nombre d’autres individus qui légitiment leurs actes « je suis… », « ils l’ont bien mérité »….
….
Voici ma question : pensez vous, pour en revenir cette fois au bien radical d’Hannah Arendt, que la « moralité », puisse devenir une passion de l’homme, comme la raison pour Descartes ou Spinoza ? Monsieur Kant en était il au fond épris, passionnément épris ? Peut-on faire d’une valeur, en l’occurence morale, une passion humaine ? Ce devoir à rester humain, au prix parfois de notre vie, peut il s’apparenter à une passion, une inclination sensible, une voix intérieure, à laquelle on reste attentif, pour ne pas lui résister, quand elle « crie » en nous ? je vous remercie pour votre éclairage, bien à vous,
Bonjour
Vous me posez une question bien difficile…Qui peut avoir la prétention de lui apporter une réponse?
Car la possibilité de la bonté est aussi obscure que le penchant au mal.
Qu’est-ce qui peut bien expliquer que certaines personnes soient relativement imperméables à la séduction du mal? Une inclination naturelle? l’intelligence du bien? le sens de leur devoir? le souci de leur âme au sens socratique?
Je ne comprends pas pourquoi vous parlez de passion de la raison chez Descartes ou Spinoza.
Si vous voulez dire que la capacité de comprendre rationnellement affecte positivement notre sensibilité en fondant l’estime de soi chez un Descartes, en nous augmentant chez Spinoza, c’est juste. Reste que parler de passion est problématique car le terme connote l’idée d’une passivité alors que pour ces auteurs on est dans le registre de l’actif.
Sans doute voulez-vous signifier que sans le concours de notre dimension affective, rien n’est possible. Et là je vous suis entièrement. La vertu de générosité cartésienne a bien une dimension pathétique. https://www.philolog.fr/la-vertu-de-generosite/ Même Kant en introduit une dans sa morale avec le thème du respect.
Notre sensibilité est poreuse à l’exigence morale même dans l’hypothèse où celle-ci procède d’une autre source. Et comme le montre Platon, c’est à l’étage du désir que se joue le profil d’une vie. La raison n’a que la lumière, il faut que l’impulsion vienne d’ailleurs. Sans l’amour de ce qui nous permet de nous estimer nous-même, sans ce mobile sensible de l’estime de soi (thumos, dit Platon, pour soutenir de sa force l’homme et domestiquer epithumia), la conduite admirable est privée d’une énergie capable de soulever des montagnes. Vous connaissez l’image du sac de peau ou le mythe de l’attelage ailé.
Il me semble donc que seul le désir de notre propre humanité dans une tâche où nous ne sommes aux prises avec le monde que par la médiation de notre prise avec nous-même, peut rendre raison de notre capacité morale.
Ici une nouvelle question se pose: comment éveiller ce désir chez les enfants? A mes yeux, ce n’est ni par des débats sur le racisme ou la laïcité, ni en libérant la parole des uns et des autres. C’est plus sérieusement par l’exemple de ceux qui mériteraient d’être appelés des maîtres et surtout par l’apprentissage des mathématiques et de la langue afin de développer en chacun les ressources de l’esprit. La libéralisation de ceux-ci passe par la fréquentation des belles choses disait Léo Strauss. Et les belles choses dans l’école, c’est la beauté d’un texte, la belle architectonique d’une démonstration, la puissance émouvante des grands auteurs etc. https://www.philolog.fr/travail-conceptuelliberal/
Quand les mœurs ne peuvent plus être le support de l’armature spirituelle et morale des individus, celle-ci ne peut se conquérir que par une solide formation intellectuelle.
Bien à vous.
Bonsoir,
Je ne comprends pas que ce film ait pu vous captiver. Les dialogues sont inconsistants et sonnent faux la plupart du temps, la direction des acteurs est maladroite et l’actrice principale n’a jamais l’épaisseur d’un auteur hanté par son sujet. Entre deux remarques comiques, elle prend des airs graves, fronce les sourcils et nous laisse hors du film. La scène centrale, celle du cours sur le mal radical est un sommet, totalement grotesque : Hannah Arendt en frimeuse, fumeuse, assise jambes nues sur le bureau, évoquant avec légèreté son internement… c’est quoi ça? Un téléfilm acceptable, en aucun cas un grand film. Une vraie déception.
Cordialement.
Bonjour
Sans doute n’avons-nous pas vu le même film!
Bien à vous.
Bonsoir
C’est révoltant de voir que la presse diffuse constamment des âneries. J’en ai trouvé de grosses en lisant L’Eléphant, le trimestriel soi-disant instructif. On devrait pouvoir porter plainte pour atteinte aux grands esprits.
Bonjour
Comme on ne sait pas quoi à vous faîtes allusion, il est bien difficile de corroborer votre jugement!
Bien à vous.
Bonjour
Vous rapportez les propos d’un journaliste parus dans le Nouvel Observateur du 18 avril 2013 ci-dessus, propos qui trahissent la thèse de Kant sur le mal radical. Dans l’Eléphant auquel je fais allusion, un professeur de Lettres, Sophie Doudet, écrit que la Volonté de puissance nietzschéenne équivaut à « une prise de contrôle ». C’est toujours révoltant ce pouvoir donné à des gens qui font semblant de savoir et qui nous trompent sans vergogne!
Cordialement.
Bonjour
Entièrement d’accord avec vous. Une culture est menacée dès lors que ceux qui devraient en être les gardiens se permettent (souvent par absence d’une formation exigeante) d’en gauchir les significations.
Bien à vous.
Bonjour madame Manon,
Je mets ici la question que j’aimerais vous poser, car cela semble être votre article où elle sera la plus légitime.
Dans « Responsabilité et Jugement », au chapitre « Question de philosophie morale », elle mentionne que dans l’Antiquité, le phénomène de « volonté » était inconnu en ce qui concerne la liberté de choisir.
Les philosophes de l’Antiquité considéraient qu’il y avait le « désir » d’un côté et la « Raison » de l’autre. Il s’agit là de l’opposition bien connue de la passion et de la Raison. Elle explique que c’est dans cette dichotomie que la faculté de « volonté » vient s’intégrer par la suite.
La « volonté » permet donc à l’homme d’exercer sa liberté de choisir véritablement entre le désir et la raison. Elle serait une faculté indépendante garante de la capacité de choisir.
La volonté est-elle alors vraiment considérée comme indépendante du désir et de la raison ?
Affirmer sa volonté est-il vraiment un gage d’affirmation de sa liberté de choisir ? Il me semble qu’il y a là contradiction. Si je dois utiliser ma volonté contre mon désir, c’est alors que je ne suis pas libre de choisir.
Ai-je mal compris ?
Bonjour
Plus fondamentalement, Arendt veut faire entendre, que la liberté a d’abord été dans le monde grec une affaire politique, non une question de volonté intérieure (le libre arbitre). La liberté est possibilité d’agir, de faire surgir du nouveau. « Etre libre et agir ne font qu’un » écrit-elle dans la crise de la culture.
C’est avec St Paul, autrement dit le christianisme, que s’opère le déplacement du problème de la liberté, conçue comme activité dans le monde extérieur, vers la liberté, conçue comme une possibilité de l’intériorité.
D’où la réflexion sur le thème de la volonté qui implique le principe d’une division intérieure à la réalité humaine. L’homme est déchiré entre son penchant et le commandement de la loi, en termes pauliniens entre la chair et l’esprit, en termes kantiens entre les inclinations naturelles (ou désirs) et la raison (instance permettant de se représenter la loi morale).
Voyez le cours sur la volonté pour comprendre que si liberté intérieure il peut y avoir, c’est seulement à l’échelle de la volonté, la part des désirs étant en chacun de nous la part du passif. https://www.philolog.fr/desir-et-volonte/
https://www.philolog.fr/liberte-et-obligation-kant/
Bien à vous.
Bonjour,
Merci pour cette explication. Je comprends déjà mieux. Merci pour les liens vers les cours concernés.
J’avais voulu en parler à mon professeur de philosophie, mais Arendt n’est pas une philosophe étudiée par lui visiblement, et de plus il m’a dit, je cite, qu’« il ne voyait pas l’intérêt de lire l’amante d’un nazi » (j’imagine qu’il voulait parler d’Heidegger si j’ai bien compris une polémique récente) ! C’est dommage parce qu’intuitivement il me semble, et mes lectures me le confirment, qu’Hannah Arendt est une philosophe passionnante.
Bonjour
La réponse de votre professeur est consternante.
Vous avez sur ce blog de nombreux articles consacrés à Hannah Arendt.
Elle est aujourd’hui une référence citée souvent par tous ceux qui se mêlent de penser. Ce qui ne signifie pas que ses propos ne s’exposent pas parfois à la critique. Je ne peux que vous conseiller de la lire.
Bien à vous.
Bonjour Madame . En date du 23 janv 2015 à 9h26 , vous écrivez : » Quand les moeurs ne peuvent plus être le support de l’armature spirituelle et morale des individus , celle-ci ne peut se conquérir que par une solide formation intellectuelle . » Voilà une bien curieuse assertion . A quel « Age d’or » de l’état des moeurs vous référez-vous et de quelle « décadence » , évoquée par ce « ne plus être « , voulez-vous parler ? Quant à « la solide formation intellectuelle » je me permets de vous rappeler qu’elle n’a pas toujours servi d’antidote aux engagements les plus douteux ; elle aura même pu , par ricochet d’intérêts , assurer un certain succès académique aux propositions les plus spécieuses . Avec toute ma considération . P.Potot
Bonjour Monsieur
Dans l’absolu, vous avez raison. La formation intellectuelle n’est pas le sésame de la noblesse d’âme et à lire beaucoup d’auteurs fort intelligents, on se prend à désespérer de l’intelligence.
Mais vous remarquerez que dans cette réponse où l’enjeu était de s’interroger sur les conditions d’éveil du désir moral chez les enfants, il est question de l’école. Il fut un temps qui n’est pas si éloigné où la formation intellectuelle et morale trouvait dans les usages de cette institution un support bien utile. Il ne venait à l’esprit de personne de négocier les règles élémentaires de la discipline, et la libéralisation des esprits commençait par la maîtrise des corps, (au sens développé par Pierre Legendre). Les professeurs s’obligeaient à une certaine réserve sur le plan idéologique. On développait le sens de la rigueur mathématique (qui rend relativement imperméable aux discours oiseux et aux idées folles, (nécessité rationnelle oblige). On apprenait à faire « le long détour » dont parle Platon, cultivant un esprit critique affranchissant des dogmatismes faciles sans laminer pour autant la confiance dans la possibilité de la raison humaine de réaliser des accords communs. Bref il y avait là une propédeutique si nécessaire à la capacité de juger avec mesure, responsabilité, conscience de nos limites et souci du bien commun.
Mon expérience, mais évidemment elle est entachée de particularité, m’a montré que cette école là n’existe plus.
Bien à vous.