«Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester / les yeux ronds», demandait en son temps B. Brecht dans l'épilogue de la résistible ascension d'Arturo Ui. Et il ajoutait en guise d'avertissement:
« Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ».
( PS : le texte original de Brecht en allemand est différent : Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch se traduit littéralement : « L'utérus est encore fertile d'où ça a rampé ». On doit la formule que je cite au traducteur américain Hoffman Reynold Hays dans la traduction de la pièce qu'il effectua en 1941.Une autre traduction dit : « le ventre est encore fécond d’où a surgi la chose immonde », ce qui respecte l’emploi par l’auteur du pronom neutre allemand pour désigner le danger)
Comme tout un chacun, j'observe sidérée, ce qui se passe aujourd'hui en France. L'explosion de la haine et de la violence bien sûr mais surtout la complaisance, voire le soutien assumé d'une grande partie de la population à l'endroit de conduites que tout républicain devrait fermement condamner. En témoigne le succès de la cagnotte ouverte comme prime à la sauvagerie d'un boxeur rouant de coups de poing et de pied un membre des forces de l'Ordre à terre. En témoignent aussi le silence assourdissant de l'opposition, voire les justifications bruyantes de certains ténors politiques.
Quel sens donner à ce que nous sommes en train de vivre? Je me suis souvenue de cette analyse de Castoriadis. Et il me semble que ce qu'il diagnostiquait il y a un certain temps, est aujourd'hui accompli. Ne faut-il pas penser que nous assistons au dernier acte de l'effondrement de l'autoreprésentation de la société ou dit autrement à l'épuisement de l'imaginaire instituant de la société dans laquelle nous avons jusqu'à présent vécu?
« Il ne peut pas y avoir de société qui ne soit pas quelque chose pour elle-même; qui ne se représente pas comme étant quelque chose - ce qui est conséquence, partie et dimension de ce qu'elle doit se poser comme « quelque chose ».
Ce « quelque chose » n’est ni simple «attribut, ordinaire, ni « assimilation» à un objet quelconque, naturel ou autre. La société se pose comme étant quelque chose, un soi singulier et unique, nommé (repérable) mais par ailleurs «indéfinissable» (au sens physique ou logique); elle se pose, en fait, comme une substance surnaturelle, mais suffisamment repérée, détaillée, re-présentée par des «attributs » qui sont le monnayage des significations imaginaires qui tiennent la société – et cette société – ensemble. «Pour elle-même », la société n'est jamais une collection d’individus périssables et substituables vivant sur tel territoire, parlant telle langue, pratiquant « extérieurement » telles coutumes. Au contraire, ces individus «appartiennent» à cette société parce qu’ils participent à ses significations imaginaires sociales, à ses « normes », « valeurs », « mythes », « représentations », « projets », « traditions », etc., et parce qu'ils partagent (qu'ils le sachent ou non) la volonté d'être de cette société et de la faire être continuellement. Tout cela fait évidemment partie de l'institution de la société en général- et de la société dont, chaque fois, il s'agit. Les individus en sont les seuls porteurs « réels » ou « concrets », tels qu'ils ont été précisément façonnés, fabriqués par les institutions - c'est-à-dire par d'autres individus, eux-mêmes porteurs de ces institutions et des significations corrélatives.
Ce qui revient à dire que tout individu doit être porteur, « suffisamment quant au besoin /usage », de cette représentation de soi de la société. C'est là une condition vitale de l’existence psychique de l'individu singulier. Mais (ce qui est beaucoup plus important dans le présent contexte), il s'agit aussi d'une condition vitale de l'existence de la société elle-même. Le «je suis quelque chose» de l’individu – citoyen athénien, commerçant florentin ou autre -, qui recouvre pour lui-même l'Abîme psychique sur lequel il vit, n'est repérable et surtout ne prend sens et contenu que par référence aux significations imaginaires et à la constitution du monde (naturel et social) créés par sa société. L'effort de l'individu d'être ou de se maintenir comme X est, ipso facto, effort pour faire être et faire vivre l’institution de sa société. C'est à travers les individus que la société se réalise et se reflète par parties complémentaires qui ne peuvent se réaliser et se refléter (réfléchir) qu'en la réalisant et en la reflétant (réfléchissant). Or, la crise des sociétés occidentales contemporaines peut être, par excellence, saisie par référence à cette dimension: 1'effondrement de l'autoreprésentation de la société, le fait que ces sociétés ne peuvent plus se poser comme «quelque chose» (autrement que de manière extérieure et descriptive) - ou que ce comme quoi elles se posent s'effrite, s'aplatit, se vide, se contredit. Ce n'est là qu'une autre manière de dire qu'il y a crise des significations imaginaires sociales, que celles-ci ne fournissent plus aux individus les normes, valeurs, repères, motivations leur permettant à la fois de faire fonctionner la société, et de se maintenir eux-mêmes, tant bien que mal, dans un « équilibre » vivable […] »
« Ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contemporain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper- ou sur-socialisation (factuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un « rejet » de la vie sociale, des autres, de la nécessité de l'institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, « l'État, c'est le mal», est devenu aujourd'hui: « la société, c’est le mal ». […]
Posons brutalement cette question: l'homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général? La réponse se lit dans les actes, et dans l'absence d'actes. L'homme contemporain se comporte comme si l'existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l'empêche d'éviter. (Que ce soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L'homme contemporain typique fait comme s'il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l'État, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter – en même temps – des demandes d'assistance ou de «solution à ses problèmes». Il ne nourrit plus de projet relatif à la société - ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. Il n'accepte plus les rapports sociaux dans lesquels il se sent pris et qu'il ne reproduit que pour autant qu'il ne peut faire autrement. Les Athéniens ou les Romains se voulaient (et fort explicitement) Athéniens ou Romains; les prolétaires d'autrefois cessaient d'être simple matière à exploitation à partir du moment où ils se voulaient autre chose que ce que le régime leur imposait d'être - et cet « autre chose » était pour eux un projet collectif. Qui pourrait dire, donc, comme quoi se veut l'homme contemporain? Passons des individus au tout: la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c'est qu'elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d'elle-même qu'elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter »
Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, 4, Points-Seuil, 1996, p. 22 à 26.
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Certes, aucune violence ne serait être justifiée. La violence des gilets jaunes ne serait -elle pas, par réflexivité, la violence d’une société devenue matérialiste, individualiste, bref, vidée de sa substance?
Merci de votre réponse.
Bonjour
Il ne faut pas affirmer qu’aucune violence ne peut être justifiée car dans un régime dictatorial où les droits de la personne humaine sont bafoués, on peut comprendre que certains choisissent la violence pour retrouver leur dignité.
Mais dans un régime démocratique où chacun peut exprimer ses opinions, mobiliser les autres pour manifester, se présenter aux élections en vue d’une alternance, toute justification de la violence est scandaleuse. Je sais bien, si j’en crois certains messages, que des professeurs de philosophie s’y emploient sans vergogne. Je ne publie pas leurs messages car ils me font honte.
Le dialogue, la recherche de solutions à des revendications légitimes par la délibération collective OU la violence. Telle est l’alternative.
Que dans un contexte politique où le débat est ouvert des personnes se revendiquant de la philosophie justifient le recours à la violence est un signe éloquent de la régression morale qui est celle de notre société.
Bien à vous.
Bonjour Madame MANON,
Merci de votre réponse à ma question première. J’ai d’autres questions :
-Est-ce que la société en tant qu’organisation auto-apprenante est bloquée par la dictature du Moi, de l’ego, ce qui expliquerait son effondrement sur elle même?
– Est-ce que L’avènement d’Internet et des réseaux sociaux agissent comme des imaginaires sociales, conférant une fausse toute puissance (illusion) à l’individu, ce qui expliquerait le rejet de la société par l’individu ?
Est ce que le symbole du gilet jaune (réfléchir/réfléchissant) n’est pas autre chose qu ‘une société qui veut se réaliser.
Merci d ‘avoir pris le temps de me répondre.
Bonjour Simone Manon,
Je crois aussi que Cornelius Castoriadis avait pressenti ce que nous vivons.
Lorsque je regarde des discussions entre experts en communication, sondages ou sciences politiques, je constate qu’ils se posent toujours la question, « qu’est ce que Macron, Wauquier, Le Pen, Mélenchon peut tirer de cette situation ? » et jamais « qu’est ce que la France ou la Démocratie risque dans cette situation ? »
Après que chacun ait été sommé (par son entourage ou son employeur) de se donner en spectacle (de sa capacité de consommation ou de sa compétence de décideur), chacun doit-il imposer ses rêves à tous, en disant « Le Peuple c’est moi », comme Louis XIV disait « L’Etat c’est moi » ?
Ce qu’il me semble manquer le plus, c’est une représentation scientifique et réaliste de la position de l’espèce humaine dans l’Univers (nous ne sommes pas le centre du monde comme le croyait Aristote) et de la position de l’individu dans l’espèce ou dans la société.
Cette position me semble bien décrite par le mot « infinitésimalité ». Et c’est le refus de ce constat réaliste qui fait que chacun voudrait se prendre pour le centre du monde.
« Ma personne est sacrée » disait l’un.
« Aucun ne doit prendre la parole » disent beaucoup d’autres.
Moyennant quoi, il ne peut plus y avoir de dialogue ni de compromis, mais seulement violence et rapport de force.
Rebonjour Madame MANON,
Je profite de l’inspiration pour aborder une autre question :
Les imaginaires sociales permettent la création d’un PONT au-dessus de l’abîme psychique infranchissable et donc à la société de se réaliser, se transformer et se re-produire. Cependant, ce pont n’est jamais une fin en soi. Il nécessite d’être alimenté continuellement. L’épuisement d’imaginaires sociales, de créativité a donc pour conséquence l’effondrement de la société au travers de ce pont (illusion). La question est donc de savoir, si le spirituel (Dieu, religion) n’est pas une nécessitée complémentaire au matériel, comme stabilité et permanence à la société.
Merci de vos réponses et pour votre blog que j’ai découvert hier. Je ne crois pas au hasard.
Réponse à Radouane
Bonjour,
Il me semble que les présupposés de vos propos sont très problématiques.
– Que nous vivions les effets délétères d’une révolution des droits de l’homme dévoyés autorise-t-il à parler d’une dictature du moi et d’un effondrement de la société? https://www.philolog.fr/lesprit-democratique-des-lois-dominique-schnapper/
-Y a-t-il sens à définir la société comme une organisation auto-apprenante?
-Comprenez-vous correctement l’idée chère à Castoriadis d’un imaginaire instituant? https://www.philolog.fr/lhomme-animal-inconsciemment-philosophique-et-poetique-limaginaire-instituant-castoriadis/
-Qu’il y ait chez certains de nos concitoyens une contestation de nos institutions est-il synonyme d’un rejet de la société? A l’évidence non, puisque les ronds-points ou les manifestations sont vécus comme une expérience heureuse de convivialité, comme une célébration du vivre-ensemble.
-Y a-t-il sens à réduire notre société à son pôle matérialiste? N’est-ce pas méconnaître que nous vivons dans des institutions ayant une dimension éthique bien supérieure au profil moral de la plupart des individus qui en bénéficient sans avoir conscience de la chance qui est la leur? Manière de dire qu’il ne faut pas faire l’impasse sur les fondements spirituels de l’Occident libéral. Il convient seulement de rappeler inlassablement nos valeurs, à savoir les idéaux des Lumières. https://www.philolog.fr/eloge-de-lesprit-des-lumieres/
-Le drame des réseaux sociaux est de permettre la circulation et la diffusion massive du pire sur le plan moral et intellectuel. L’internet n’est un espace de culture et de liberté que pour ceux qui ont été en amont bien formés par une école digne de ce nom. De ce côté le bât blesse, d’où le succès des fake news ou des théories du complot.
Bien à vous.
Réponse à Hubert
Bonjour,
Oui, Castoriadis a souligné il y a longtemps, la solidarité qu’il y a entre un régime social et l’ensemble des types anthropologiques nécessaire pour le faire fonctionner. Mais « la fabrication » ou l’institution du sujet de droit en jeu dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’est pas tributaire d’une « représentation scientifique et réaliste de la position de l’homme dans l’univers » comme vous semblez le croire. Une telle représentation conduit à développer une conception naturaliste de l’homme aux antipodes du pari métaphysique fondant la définition de l’homme comme être de raison appelé à devenir autonome dans une association politique spécifique dont : » Le but (de toute association politique) est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression » Art. 2.
https://www.philolog.fr/ambiguite-de-la-condition-humaine/
C’est l’autoreprésentation de l’individu contemporain comme être de raison qui est en crise aujourd’hui, avec comme conséquence une crise de notre régime politique. Sur les ruines de l’humanisme rationaliste des lumières, Castoriadis affirme que l’individu contemporain n’est plus qu’un « patchwork de collages » comme l’est l’architecture postmoderniste.
https://www.philolog.fr/lesprit-democratique-des-lois-dominique-schnapper/
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Je vais essayer de vous répondre. Pour cela je vais prendre le temps de lire les références que vous m’avez signalées. Je n’ai pas de formation littéraire, ni philosophique, juste une formation scientifique en autodidacte. j’ai pris pour habitude de réfléchir par moi même sur différents sujets et ensuite de lire , un peu, pour confronter mes réflexions à mes lectures et tenter de les éclairer, enrichir. J’ai donc besoin de concentration et de temps pour bien comprendre le contenu des textes et vous répondre.
Par contre, concernant mes présupposés, et plus particulièrement celui, dont vous dites s’il y a un sens à définir la société comme organisation entreprenante. Que je saches, si je peux me permettre, Les Lumières ne se sont pas allumées toutes seules. Il a bien fallu que la société progresse, en apprenant de ses erreurs, pour sortir de l’obscurantisme dans lequel elle était plongée. La conscience n’est pas figée comme on l’a longtemps cru. Elle est plastique et dynamique. La crise des gilets jaunes, puisqu’il s’agit de ce dont on parle, et de ses conséquences (débat national pour la démocratie participative et autres revendications qui vont être discutées, ect…). Qu’est ce que c’est, si ce n’est une organisation qui essaie d’apprendre de ses erreurs pour progresser. Donc, comme les faits l’attestent, une démocratie, une république, une société, moderne, n’en reste pas moins une organisation (règles, lois, normes, ect…) qui apprend de ses erreurs (auto-apprenante) si elle veut se réaliser, se transformer et se re-produire. Et cela fait Sens. Ici dans le cas des gilets jaunes, nous sommes en phase de transformation.
A moins que, vous ayez une définition philosophique de la société que je suis prés à écouter. J’ai un raisonnement abstrait et transversale dans ma petite encyclopédie interne qui me confère une grande ouverture d’esprit et de rendre les choses intelligibles. Il faut, aussi, s’aventurer à aborder les choses sous plusieurs angles si on veut tenter d’en saisir leur nature profonde. La matière c’est aussi une onde.
Par exemple, je peux concevoir une société comme un contenant ouvert (matière) et un contenu (esprit), seulement. A partir de là, je peux en extraire des choses intelligibles : par exemple une question. Est ce que c’est la matière qui même à l’esprit ou l’inverse? Si ce contenu est un gaz, est ce qu’il est à l’équilibre avec son environnement extérieur? si non, ne risque t-il pas d’être rompu (déséquilibre, auto-destruction, ect) = fissure, effritement de la société, vidé de sa substance. Ect….ect….
Merci de vos réponses. Bien à, vous.
Bonjour
Une société est un ensemble d’individus unis par des institutions communes assurant dans le temps leur cohérence. Cette notion d’institutions ne préjuge pas du type de rapport entre la société et les individus qui la composent.
On peut avec Tarde faire du sociologique « une psychologie en grand » ou avec Durkheim considérer que la société est une réalité spécifique, avec une psychologie propre, la conscience individuelle étant déterminée par la conscience collective.
Dire qu’une société est une organisation auto-apprenante fait problème à mes yeux:
-d’une part parce que l’histoire montre pour une société donnée qu’elle peut se déliter, régresser aussi bien que progresser. Autrement dit, elle peut ne rien apprendre de ses erreurs.
-d’autre part parce que c’est toujours « l’individu qui pense contre la société qui dort » (Alain). Les grands serviteurs de l’humanité, vecteurs de progrès civilisationnels ne sont pas la masse informe d’une société mais toujours de puissantes individualités.
PS: Veuillez comprendre que je ne publie pas votre autre message car, selon la formule si pertinente de Talleyrand: « tout ce qui excessif est insignifiant ».
Bien à vous.
Bonjour,
Castoriadis ne fait-il pas la démonstration que le vide contemporain est le fruit de la prise d’ascendant de la signification imaginaire séminale et fondamentale du capitalisme à savoir l’expansion illimité de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle?
Le capitalisme s’est appuyé, peut-être même comme condition nécessaire, sur le projet d’autonomie, signification imaginaire inaugurale de l’occident selon Castoriadis. Mais le capitalisme contemporain est en train de phagocyter et détruire les types anthropologiques de la phase historique précédente et qui lui ont permis ses succès : de mémoire le fonctionnaire intègre, le travailleurs impliqué et créatif, le scientifique théoricien, l’instituteur vocationnel, etc.
Il me semble que pour Castoriadis le capitalisme contemporain valorise des comportements et des orientations qui tendent à faire triompher la cupidité, la corruption, la marchandisation, la privatisation, etc. et toujours l’adoration de la force brute.
Ai-je raison de penser que vous envisagez les choses autrement? Pour vous l’occident a donné naissance au libéralisme sur une lignée de « significations imaginaires sociales » congruentes (renvoyant à ce que Castoriadis appelle autonomie), et le libéralisme s’est manifesté économiquement dans le capitalisme. Le capitalisme débridé tout comme le pré-chaos culturel et social ne sont que des perversions de cette lignée.
Pour Castoriadis il y a deux lignes opposées et concurrentes. Le désastre contemporain n’est pas une perversion mais l’accomplissement de la signification imaginaire capitaliste fondamentale. Les pensées occidentales ont souvent puisé aux deux sources, comme le libéralisme, le marxisme. Aussi est-il difficile de faire dériver le capitalisme du libéralisme car le capitalisme est fondamentalement, pour Castoriadis, étranger à l’autonomie.
Votre divergence de conception vient-elle du fait que vous envisagez le capitalisme non pas comme rapport social de production mais comme système général des marchés ? Sachant qu’un système de marché est compatible avec le libéralisme comme avec le socialisme radical de Castoriadis (in Le contenu du socialisme 1957)
Bonjour
Je constate que vous me comprenez bien et que votre connaissance de la pensée de Castoriadis est très précise.
Je le suis entièrement lorsqu’il souligne que toute société procède d’une institution imaginaire et que la nôtre s’est fondée sur la conquête de l’autonomie.
Je le suis encore dans son diagnostic concernant la crise que nous vivons depuis de nombreuses années mais je ne peux pas le suivre lorsqu’il assigne la cause majeure du délabrement de l’Occident au capitalisme ou à ce que je préfère appeler l’économie de marché.
Il soutient que la barbarie puis la montée de l’insignifiance décrit comme « désagrégation multidimensionnelle du sens, est entamée et soutenue par un processus de rationalisation qui s’abîme dans le capitalisme bureaucratique ».
Il affirme que cette crise « n’est ni superficielle ni accidentelle. Elle traduit un destin possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un sens aujourd’hui, ce n’est ni le fascisme, ni la misère, ni le retour à l’âge de pierre. C’est précisément ce “cauchemar climatisé” de la consommation pour la consommation dans la vie privée, l’organisation pour l’organisation dans la vie collective, et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l’égard des affaires communes, déshumanisation des rapports sociaux. Ce processus est bien en cours dans les pays industrialisés, mais il engendre ses propres contraires. Les institutions bureaucratisées sont abandonnées par les hommes qui entrent finalement en opposition avec elles. La course à des niveaux “toujours plus élevés” de consommation, à des objets “nouveaux” se dénonce tôt ou tard elle-même comme absurde. Ce qui peut permettre une prise de conscience, une activité socialiste, et en dernière analyse une révolution, n’a pas disparu, mais au contraire prolifère dans la société actuelle ».
Ce constat m’apparaît très excessif. L’apathie citoyenne n’est pas si développée que cela comme semble le montrer le succès du grand débat, la déshumanisation des rapports sociaux n’est pas si répandue que cela si l’on prend acte du puissant maillage de la société par diverses associations où les individus se préoccupent les uns des autres.
Par ailleurs la solution est pour lui dans la révolution et le socialisme, ce que j’ai la faiblesse de ne pas croire. Je crois aux réformes, non à la révolution et je considère que les meilleures institutions seront toujours à sauver des dévoiements que les hommes ne manqueront pas de leur faire subir (fatalité de la misère morale et intellectuelle).
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Je viens de lire les échanges d’idées qui sont exposés ici et qui sont très pertinents.
Ceci étant, je m’étonne du fait qu’on puisse à la fois considérer la société comme étant la somme des individus qui la compose et à la fois en faire une sorte d’entité agissante contre ou avec laquelle on se positionne. Je trouve énervant le fait qu’on globalise tout en une sorte de « dépersonnification » systématique.
Par ailleurs, je pense que l’abnégation, le relativisme, devrait permettre une certaine lucidité. En effet, qu’est-ce que notre crise face à la misère inhumaine vécue par bien trop de pays? J’ose prétendre que nous sommes pauvres de notre richesse. C’est à dire que nous ne tenons pas compte de tout ce que nous possédons, même si, pour certains, c’est effectivement trop peu.
Bien cordialement.
J-P Merlhou
Bonjour Monsieur
Je vous suis dans le jugement que vous formulez sur les Français qui semblent être les seuls à ignorer la chance qu’ils ont de vivre dans un pays où les droits de l’homme sont respectés, où l’on peut se faire soigner, éduquer ses enfants presque gratuitement. Où l’Etat Providence réalise des transferts de revenus faisant de la France le pays où l’écart entre les riches et les pauvres est le plus faible, etc. Mais l’impératif de lucidité se heurte aux passions françaises délétères qui sont aussi une grande spécificité nationale.
Pour ce qui est de votre objection concernant le fait de parler d’une société comme une totalité: Une société est en effet à la fois la somme des individus qui la composent et une entité ayant des caractéristiques propres. On ne pourrait pas parler des « passions françaises », d’une identité nationale, d’un Etat français si ce n’était pas le cas.
Bien à vous.
Bonjour madame,
Avant tout, merci de m’avoir consacré un peu de votre temps pour me répondre. J’apprécie beaucoup. Merci aussi d’avoir compris mon message, un peu subliminal, concernant la chance que nous avons tous d’habiter et de vivre en France.
Pour ce qui est de l’entité, je vous accorde volontiers que votre remarque peut être juste. Mais, cependant, pour moi, une entité n’a rien d’une identité. L’entité, toujours pour moi, est une notion en rapport avec l’abstraction, l’anonymat collectif. Une sorte de bouc émissaire permettant une sorte de « déresponsabilisation » des personnes, par ailleurs, en voie de déréalisation. Ceci d’autant plus que la notion d’identité nationale, de nation même, est quasiment perdue de nos jours, hélas.
Pour terminer, sachez que j’ai un grand plaisir de pouvoir échanger des idées avec vous.
Bien cordialement.
J-P Merlhou
Re-Bonjour, Madame,
J’ai oublié de vous préciser que, pour moi, la notion d’entité, que je relie à l’abstraction , se trouve de fait à l’opposé de son autre sens, qui est celui de l’essence de l’individu.
Essence alors en rapport direct avec l’identité. Ce qui rejoint votre remarque.
Bien à vous
J.P. Merlhou
Bonjour
Etant donné l’ambiguïté de la notion d’entité, il vaut peut-être mieux éviter de l’employer.
Reste que dans la mesure où les membres d’une société sont unis dans des institutions communes, il est difficile de ne pas subsumer la multiplicité des individus sous une totalité qui, bien qu’étant une abstraction, n’est pas exempte de certaines caractéristiques singulières.
Bien à vous.
Bonjour,
Merci pour votre réponse.
Je voudrais, après relecture de votre commentaire, situé avant mon intervention sur ce site, pour vous faire remarquer qu’hélas, dans une association tout le monde n’est pas altruiste. Nombreux sont ceux, les retraités surtout, qui font partie d’une association pour seulement pouvoir régler des comptes. Des rancœurs. Des frustrations. Tout ce qu’ils n’ont pas pu régler dans le monde du travail. Est cherché de la reconnaissance.
N’allez pas croire qu’il y a là, de ma part une vision pessimiste. Non. J’ai vécu, en tant que membre de conseil d’administration et même comme président, plusieurs situations dans des associations, dans le domaine artistique et mon bilan est, hélas, négatif. Je n’ai rencontré que des gens avides de petits pouvoirs.
Pour autant, des gens formidables animent aussi des associations, heureusement.
Mais, je change de sujet, pour vous poser une question dans un domaine tout différent.
Etes-vous intéressée par le côté « intellectuel » de la photographie, l’art photographique et toute réflexions sur la photo ?
J’écris un livre sur ces points.
Merci de votre réponse.
Bien à vous selon votre formule
Bonjour
J’ai beaucoup apprécié les livres de Susan Sontag, en particulier « Sur la photographie » chez Bourgois éditeur. Si vous ne les avez pas lus, il faut le faire de toute urgence.
Bien à vous.
Bonjour Madame, ce que je vous demande n’a rien à voir avec l’article et veuillez l’excuser mais j’ai lu votre article sur la morale de Kant pour m’aider à comprendre (je suis étudiante en terminale S et mon cours n’est pas clair). Toutefois, j’ai tenté très fort de comprendre ce que vous disiez mais cela m’a paru être une langue étrangère malgré ma grande concentration. Mes intrigues se portent sur la différence entre les 5 principes qui caractérisent l’acte morale (ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas subir, etc…), les 3 exigences de la morale (liberté de volonté, existence de Dieu et immortalité de l’âme) et les questions « que puis je faire ? que dois je savoir ? que m’est il permis d’espérer ». Je ne comprends pas leurs liens et différences, seulement qu’ils sont relatifs à la morale. De plus, je ne comprends pas si la liberté implique la morale ou bien l’inverse… Je vous prie de bien vouloir faire preuve d’indulgence face à mon ignorance, j’éprouve un immense désir de savoir mais malheureusement je bloque sans cesse…
Bien à vous
Bonjour
Grand penseur de la morale, Kant établit qu’agir moralement revient à faire son devoir, c’est-à-dire à obéir à la loi de la raison qui s’impose à nous sous la forme d’une obligation. La contrainte exclut la liberté, l’obligation l’implique. Cf. https://www.philolog.fr/liberte-le-probleme-metaphysique/
Vous voyez ainsi que chez Kant, ce n’est pas la liberté qui fonde la morale, c’est l’expérience morale qui exige de postuler la liberté de la volonté, c’est-à-dire sa capacité à se rendre indépendante des inclinations sensibles pour obéir à la loi qu’elle se donne (autonomie de la volonté. Celle-ci étant la raison pratique= la raison donnant à la volonté le principe de sa détermination).
Cette loi de la raison nous enjoint de traiter l’humanité en la personne d’autrui ou en notre propre personne, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen. Ce qui revient à toujours se demander si l’on peut universaliser la maxime de son action. = Puis-je vouloir que tous les hommes, dans cette circonstance, agissent comme je le fais. Si je ne le peux pas, cela veut dire que je m’octroie un privilège et donc que je sacrifie l’exigence morale.
Dans la mesure où la moralité implique de postuler la liberté, elle consiste à arracher l’homme à l’ordre phénoménal où règne le déterminisme. https://www.philolog.fr/liberte-et-obligation-kant/
Ce qui revient à admettre que l’homme relève, par sa raison ou liberté d’un autre ordre que Kant appelle l’ordre nouménal. D’où l’idée que l’âme n’est pas comme le corps soumise au temps. Il est permis de penser qu’elle est immortelle.
Dans la mesure où nous avons comme être de raison une finalité morale, nous pensons la moralité comme le bien suprême mais non comme le souverain bien. Le souverain bien c’est l’union de la vertu et du bonheur. Or il n’est pas rare en cette vie que tout réussisse à un scélérat alors que l’homme moral est accablé de tous les maux. (Cf. Job) Nous nous indignons d’un tel état de fait. Ce scandale moral fonde pour Kant l’espérance religieuse d’un autre monde où les bons seront récompensés et les méchants punis. D’où croyance en l’existence d’un Dieu et en l’immortalité de l’âme.
Là encore vous voyez que ce n’est pas la religion qui fonde la morale mais la morale qui fonde l’espérance religieuse.
Kant affirme que la philosophie affronte trois questions:
-Que puis-je savoir? Cette question engage une réflexion sur la connaissance, sur ses conditions de possibilité, sur ses limites. Ce qui conduit à distinguer l’ordre du savoir et celui de la croyance ou, en termes kantiens du connaître et du penser.
-Que dois-je faire? Cette question engage une réflexion sur la morale. Qu’est-ce qu’un acte moral? Quelles sont ses conditions de possibilité? Quelles sont ses implications?
https://www.philolog.fr/morale-antique-morale-moderne/
https://www.philolog.fr/la-morale-kantienne-rigorisme-et-formalisme/
-Que m’est-il permis d’espérer? Cette question engage une réflexion sur la religion. Qu’est-ce qui fonde l’espérance religieuse? Peut-on définir une religion dans les limites de la raison?
Kant précise que ces trois questions se ramènent à une seule: Qu’est-ce que l’homme, à savoir à la question anthropologique.
En espérant avoir un peu clarifié les choses.
Bien à vous