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La crise des significations imaginaires sociales. C. Castoriadis.

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     «Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester / les yeux ronds»,  demandait en son temps B. Brecht dans l’épilogue de la résistible ascension d’Arturo Ui. Et il ajoutait en guise d’avertissement:

« Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ».

 ( PS : le texte original de Brecht en allemand est différent : Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch se traduit littéralement : « L’utérus est encore fertile d’où ça a rampé ». On doit la formule que je cite au traducteur américain Hoffman Reynold Hays dans la traduction de la pièce qu’il effectua en 1941.Une autre traduction dit : « le ventre est encore fécond d’où a surgi la chose immonde »,  ce qui respecte l’emploi par l’auteur du pronom neutre allemand pour désigner le danger)

   Comme tout un chacun, j’observe sidérée, ce qui se passe aujourd’hui en France. L’explosion de la haine et de la violence bien sûr mais surtout la complaisance, voire le soutien assumé d’une grande partie de la population à l’endroit de conduites que tout républicain devrait fermement condamner. En témoigne le succès de la cagnotte ouverte comme prime à la sauvagerie d’un boxeur rouant de coups de poing et de pied un membre des forces de l’Ordre à terre. En témoignent aussi le silence assourdissant de l’opposition, voire les justifications bruyantes de certains ténors politiques.

  Quel sens donner à ce que nous sommes en train de vivre?  Je me suis souvenue de cette analyse de Castoriadis. Et il me semble que ce qu’il diagnostiquait il y a un certain temps, est aujourd’hui accompli. Ne faut-il pas penser que nous assistons au dernier acte de l’effondrement de l’autoreprésentation de la société ou dit autrement à l’épuisement de l’imaginaire instituant [1] de la société dans laquelle nous avons jusqu’à présent vécu?

 

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   « Il ne peut pas y avoir de société qui ne soit pas quelque chose pour elle-même; qui ne se représente pas comme étant quelque chose – ce qui est conséquence, partie et dimension de ce qu’elle doit se poser comme « quelque chose ».

   Ce « quelque chose » n’est ni simple «attribut, ordinaire, ni « assimilation» à un objet quelconque, naturel ou autre. La société se pose comme étant quelque chose, un soi singulier et unique, nommé (repérable) mais par ailleurs «indéfinissable» (au sens physique ou logique); elle se pose, en fait, comme une substance surnaturelle, mais suffisamment repérée, détaillée, re-présentée par des «attributs » qui sont le monnayage des significations imaginaires qui tiennent la société – et cette société – ensemble. «Pour elle-même », la société n’est jamais une collection d’individus périssables et substituables vivant sur tel territoire, parlant telle langue, pratiquant « extérieurement » telles coutumes. Au contraire, ces individus «appartiennent» à cette société parce qu’ils participent à ses significations imaginaires sociales, à ses « normes », « valeurs », « mythes », « représentations », « projets », « traditions », etc., et parce qu’ils partagent (qu’ils le sachent ou non) la volonté d’être de cette société et de la faire être continuellement. Tout cela fait évidemment partie de l’institution de la société en général- et de la société dont, chaque fois, il s’agit. Les individus en sont les seuls porteurs «  réels » ou « concrets », tels qu’ils ont été précisément façonnés, fabriqués par les institutions – c’est-à-dire par d’autres individus, eux-mêmes porteurs de ces institutions et des significations corrélatives.

   Ce qui revient à dire que tout individu doit être porteur, « suffisamment quant au besoin /usage », de  cette représentation de soi de la société. C’est là une condition vitale de l’existence psychique de l’individu singulier. Mais (ce qui est beaucoup plus important dans le présent contexte), il s’agit aussi d’une condition vitale de l’existence de la société elle-même. Le «je suis quelque chose» de l’individu – citoyen athénien, commerçant florentin ou autre -, qui recouvre pour lui-même l’Abîme psychique sur lequel il vit, n’est repérable et surtout ne prend sens et contenu que par référence aux significations imaginaires et à la constitution du monde (naturel et social) créés par sa société. L’effort de l’individu d’être ou de se maintenir comme X est, ipso facto, effort pour faire être et faire vivre l’institution de sa société. C’est à travers les individus que la société se réalise et se reflète par parties complémentaires qui ne peuvent se réaliser et se refléter (réfléchir) qu’en la réalisant et en la reflétant (réfléchissant). Or, la crise des sociétés occidentales contemporaines peut être, par excellence, saisie par référence à cette dimension: 1’effondrement de l’autoreprésentation de la société, le fait que ces sociétés ne peuvent plus se poser comme «quelque chose» (autrement que de manière extérieure et descriptive) – ou que ce comme quoi elles se posent s’effrite, s’aplatit, se vide, se contredit. Ce n’est là qu’une autre manière de dire qu’il y a crise des significations imaginaires sociales, que celles-ci ne fournissent plus aux individus les normes, valeurs, repères, motivations leur permettant à la fois de faire fonctionner la société, et de se maintenir eux-mêmes, tant bien que mal, dans un « équilibre » vivable […] »

   « Ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contemporain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper- ou sur-socialisation (factuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un « rejet » de la vie sociale, des autres, de la nécessité de l’institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, « l’État, c’est le mal», est devenu aujourd’hui: « la société, c’est le mal ». […]

   Posons brutalement cette question: l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général? La réponse se lit dans les actes, et dans l’absence d’actes. L’homme contemporain se comporte comme si l’existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l’empêche d’éviter. (Que ce soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L’homme contemporain typique fait comme s’il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l’État, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter – en  même temps – des  demandes d’assistance ou de «solution à ses problèmes». Il ne nourrit plus de projet relatif à la société – ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. Il n’accepte plus les rapports sociaux dans lesquels il se sent pris et qu’il ne reproduit que pour autant qu’il ne peut faire autrement. Les Athéniens ou les Romains se voulaient (et fort explicitement) Athéniens ou Romains; les prolétaires d’autrefois cessaient d’être simple matière à exploitation à partir du moment où ils se voulaient autre chose que ce que le régime leur imposait d’être – et cet «  autre chose » était pour eux un projet collectif. Qui pourrait dire, donc, comme quoi se veut l’homme contemporain? Passons des individus au tout: la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter »

    Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, 4, Points-Seuil, 1996, p. 22 à 26.