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    Faut-il penser que nous sommes en deuil de l'esprit des Lumières? Les lectures  que je viens de faire d'une pléthore de sociologues, anthropologues, théoriciens du genre m'amènent à le penser comme d'ailleurs en témoignent les textes que j'ai précédemment mis en ligne. Mais il faut savoir ce que l'on entend par esprit des Lumières car le siècle qu'on a appelé ainsi est un siècle si foisonnant qu'il inclut aussi des Contre-Lumières. Je me propose donc de ramasser en quelques idées majeures ce qui fut l'inspiration positive de cette époque féconde.

    Les Lumières sont un mouvement culturel caractérisant  l’Europe au 18° siècle. Le mot a son équivalent dans toutes les langues européennes. L’Illuminismo en italien, El Siglo de las luces ou la Ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand, the Enlightenment en anglais.

    Selon l’expression de Pierre Bayle, l’Europe incarne à cette époque une véritable « République des Lettres » ou une « internationale culturelle » qui élit le français comme langue universelle.

   A l’article « éclectisme » de l’Encyclopédie, Diderot donne la définition de l’homme des Lumières: « l’éclectique est un philosophe qui, foulant aux pieds les préjugés, la tradition, l’ancienneté…ose penser par lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, n’admettre rien que sur le témoignage des sens et de la raison »

   Les Lumières définissent donc un esprit : celui d’un rationalisme critique, militant qui élève le fait de se servir de sa raison à la dignité d’un impératif catégorique. « Sapere aude » ; «ose te servir de ton entendement » telle est, selon Kant, la devise des Lumières.

   Il s’agit de s’affranchir de toutes les tutelles maintenant l’homme en situation de minorité. Les Lumières sont un combat contre toutes les superstitions et les obscurantismes.

   Dans de nombreux domaines les hommes revendiquent l’autonomie. Celle-ci est à conquérir dans un effort mobilisant les contemporains mais aussi les générations à venir. Les Lumières se caractérisent par la prise de conscience de l’historicité de la condition humaine.

   Cela signifie que l’homme n’est d’abord rien, il ne deviendra tout ce qu’il peut être que par son propre effort. Ce projet, cette tâche, les hommes des Lumières se le donnent  avec l’espérance que les générations futures en goûteront les fruits. On a donc foi en la raison comme faculté civilisatrice et émancipatrice.

   Le 18° siècle exalte  ainsi l’idée de progrès  dont Pascal avait déjà formulé dans la Préface du traité du vide (1663) l’idée. « « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement », écrivait-il. Les hommes des Lumières vont donner consistance à cette idée sans jamais tomber dans les illusions du romantisme tel qu’on le trouve chez un Hugo. « Dompter la matière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est le second » s’écriait le poète dans Les Misérables, (V, I, V). A ce lyrisme fait écho un siècle plus tôt la prudence de philosophes bien conscients des limites des facultés humaines et des pesanteurs que la nature humaine et le réel opposent à ce qui n’est qu’une espérance. Mais celle-ci doit orienter l’action humaine et  il faut pour cela mettre en œuvre les conditions de son accomplissement.

  •  On élabore donc l’Encyclopédie pour mettre à la disposition d’un public le plus large possible le capital du savoir et des techniques de l’humanité.

Cf. L’article Encyclopédie de Diderot (1751) :

  « Ce mot signifie enchaînement de connaissances; il est composé de la préposition grecque en, et des substantifs kuklos, cercle, et paideia, connaissance.

  En effet, le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous, afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. [...]   C'est à l'exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu'une Encyclopédie doit suppléer; ouvrage qui ne s'exécutera que par une société de gens de lettres et d'artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l'intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque. [...]   J'ai dit qu'il n'appartenait qu'à un siècle philosophe de tenter une Encyclopédie; et je l'ai dit, parce que cet ouvrage demande partout plus de hardiesse dans l'esprit, qu'on n'en a communément dans les siècles pusillanimes du goût. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement; oser voir [...] que ceux qui sont venus après les premiers inventeurs n'ont été, pour la plupart, que leurs esclaves; que les productions qu'on devait regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le dernier terme, au lieu d'avancer un art à sa perfection, n'ont servi qu'à le retarder, en réduisant les autres hommes à la condition servile d'imitateurs. [...] Il faut fouler aux pieds toutes ces vieilles puérilités; renverser les barrières que la raison n'aura point posées; rendre aux sciences et aux arts une liberté qui leur est si précieuse. [...]

  Je sais que ce sentiment n'est pas celui de tout le monde; il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite société qu'elles ne voient rien au-delà de son intérêt. [...] A quoi bon divulguer les connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! Ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ? Voilà ce qu'ils disent; et voici ce qu'ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter qu'au lieu d'éclairer l'étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, et plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu'ils n'occupent qu'un point sur ce globe, et qu'ils n'y dureront qu'un moment; que c'est à ce point et à cet instant qu'ils sacrifient le bonheur des siècles à venir et de l'espèce entière »

  •  On définit un projet d’instruction publique (Condorcet) c’est-à-dire d’une école conçue comme institution organique du futur Etat de droit national (la République) et international (la Société des Nations). On veut instituer (d’où ce beau mot d’instituteur) le citoyen comme on institue les sciences, la technique, l’art, le droit ou la politique. Cet effort doit promouvoir l’avènement de la liberté et du bonheur sur la terre.

   Le rationalisme des Lumières est essentiellement un humanisme.

 

 Cf. Condorcet. Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1793-1794) « Des progrès futurs de l’esprit humain »

     « Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme.

   Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?

   Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?  Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société?

   Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle ?

   En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans l’observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.

   Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés ».

 

   Comme ce texte le montre, la fonction législatrice de la raison n’est pas revendiquée dans sa seule dimension théorique, elle l’est aussi dans sa vocation éthique et politique.

   Ce projet typique de ce que l’on a appelé la modernité est aujourd’hui  dévoyé ou bien en voie d’épuisement, selon le constat de mes derniers articles. Il consistait à « développer sans faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes du droit et de la morale et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence » Habermas, La modernité comme projet inachevé, Critique n° 413. 1981.

   Si l’on prend acte du retour des superstitions et des obscurantismes, de la fascination actuelle pour la violence,  des aveuglements idéologiques conduisant à remettre en cause la démocratie, la laïcité et même l’idée d’une raison commune, il faut admettre avec  Philippe d’Iribarne, même si c'est avec une grande mélancolie, que nous assistons au « renversement postmoderne du projet moderne ».

 

Cf. le-soleil-du-progres-disparait-a-lhorizon-o-paz/

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12 Réponses à “Eloge de l’esprit des Lumières.”

  1. DIDIER dit :

    Article très stimulant. C’est précisément ce que l’on peut observer avec les points de convergence entretenus entre l’extrême gauche et des courants islamistes radicaux.
    Je suis en train de lire le livre de Mathieu Bock Coté « Le multiculturalisme comme religion politique » dont vous avez brillamment parlé qui aboutit aux mêmes conclusions.

    Merci encore pour la qualité de votre site. Une véritable oasis.
    Cordialement

    Dominique

  2. Thierry F dit :

    Merci.

  3. Simone MANON dit :

    Merci, Dominique, pour ce sympathique message.
    Rien n’interdit de penser, remarquait Kant, qu’à un certain moment de l’histoire, les hommes suspendent ou inversent le chemin qui avait été ouvert avec tant d’efforts et de courage. Voilà pourquoi les hommes des Lumières n’ont pas pensé le progrès comme une loi de l’histoire mais comme une espérance, nécessaire, disait encore Kant, à la réalisation du projet qu’elle implique.
    https://www.philolog.fr/kant-et-la-philosophie-de-lhistoire/
    https://www.philolog.fr/le-millenarisme-de-la-philosophie-kant/
    https://www.philolog.fr/les-utopies-sont-les-reves-de-la-raison-octavio-paz/
    Continuons à croire avec le Victor Hugo épique de la Légende des siècles que « le fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès » soit la vérité ultime de la figure de l’Homme. Laissons à la pauvre pensée sociologique ou psychologique les vagues de la surface. Le poète philosophe doit porter le flambeau d’une Humanité plus fidèle à elle-même lorsqu’elle vise les sommets que lorsqu’elle se complaît dans la plaine ou les bas-fonds. Victor Hugo opposait à « Hérodote qui fait l’histoire, Homère qui fait la légende ». Il est permis de croire que le poète voit plus loin que l’autre.
    Bien à vous.

  4. Emmanuel-Juste Duits dit :

    Bonjour et merci pour votre bel article.

    Il me semble que nous sommes nombreux à faire les mêmes constats, mais il serait intéressant de proposer certaines pistes pour surmonter cette situation de lent pourrissement, cette hostilité sourde que l’on sent monter de toutes parts… Je pense que l’appel à la tolérance et aux bons sentiments ne suffit plus, et qu’au contraire il faut aborder sans honte les questions qui fâchent, et assumer une conflictualité féconde dans l’esprit des Lumières.

    Pour donner une idée de ma proposition, vous pouvez écouter cet entretien sur RFI et je serai ravi de connaître vos réactions :

    http://www.rfi.fr/emission/20160904-emmanuel-juste-duits-relativisme-burkini-polemique-philosophie-civilisation

  5. Simone MANON dit :

    Bonjour
    J’ai écouté votre entretien. Très intéressant mais je ne peux m’empêcher de penser que vous préconisez un remède qui, loin de pouvoir être un remède, est le cœur même de la maladie.
    C’est précisément parce que nous vivons une « crise de la raison » que l’appel à la raison, qui est le cœur même de l’entreprise philosophique au sens socratique, ne peut pas être une solution.
    Pour parler comme Patocka, ( https://www.philolog.fr/socrate-ou-lexperience-philosophique-patocka/) nous sommes en pleine anarchie rationaliste, avec ses effets délétères:
    -chacun se réclame de la vérité au mépris des conditions intellectuelles et morales fondant cette prétention, toutes les passions et les intérêts mobilisant à leur profit la justification rationnelle dans une pure logique passionnelle,
    -le conflit des opinions, loin de pouvoir se dépasser par une éthique de la discussion au sens de Habermas, dégénère en guerre des dieux,
    -l’option multiculturaliste s’impose de plus en plus comme triomphe d’une caricature de tolérance et boulevard ouvert à des guerres civiles à venir.
    L’espace public est aujourd’hui saturé par des débats où chacun exhibe surtout ses aliénations, ceux qui se proclament philosophes n’étant pas les derniers à trahir les exigences de la raison commune. Loin d’être en retrait, ils sont omniprésents dans les émissions de télé, à la radio, jusqu’à la nausée. Si j’étais jeune aujourd’hui, je serais dégoûtée de ce qui se proclame philosophie. Bref Socrate est réduit au silence, en grande partie grâce à l’acharnement de ceux qui ayant hérité de la grande tradition intellectuelle se sont employés à en saper les fondements intellectuels et moraux.
    https://www.philolog.fr/pourquoi-philosopher/
    https://www.philolog.fr/la-guerre-des-dieux-ou-lunite-et-la-paix-par-le-logos-max-weber-et-benoit-xvi/comment-page-1/
    Bien à vous.

  6. Emmanuel-Juste Duits dit :

    Bonjour et merci de ces réflexions, mais il semble qu’il y ait un malentendu !
    Je ne sais pas si vous avez pu écouter tout l’entretien ou une partie, car évidemment je ne plaide pas pour la multiplication des pseudo-débats à la télévision ou sur des Forums internet, je critique totalement cette démarche.
    Plusieurs constats :
    – la confusion de l’espace public et des « débats » qui s’y déroulent ;
    – le fait que les scientifiques n’abordent pas les questions de fond (téléphonez au CNRS pour savoir si Dieu existe ou n’existe pas, si le libéralisme est une meilleure solution que le socialisme !…) ;
    – les philosophes qui tendent à se scinder en chapelles plus ou moins spécialisées…
    Bref, les questions fondamentales sur laissées à la confusion générale.
    Je propose de créer ou d’inventer une instance inédite, qui n’existe pas aujourd’hui, dédiée à une confrontation méthodique des écoles de pensée, partis etc. Ici le mot important n’est pas « débat », mais « méthode ». Il s’agit de ressuscuiter la démarche de Socrate. Prendre de grands problèmes (politiques voire philosophiques) et demander à chaque courant d’idée sa vérité, sa « solution », avec ses argumentsa.
    Puis analyser et comparer méthodiquement les réponses proposées.
    C’est quand même éloigné de ce qui se fait actuellement !
    Au plaisir de vous lire,
    Emmanuel

  7. Simone MANON dit :

    Re Bonjour
    Non, il n’y a aucun malentendu et j’aurais dû le préciser afin qu’il n’y ait aucun doute sur ce point de votre part. Ce que des personnes n’ayant pas la Révélation de la Raison au sens socratique (instance transcendante permettant à chacun de prendre du recul par rapport à ses partis pris et de les examiner à la lumière de critères universalisables en droit) entendent par débat, c’est très exactement ce qui s’exhibe dans l’espace public démocratique. Vous ne pouvez pas attendre d’elles, ni de ceux qui s’appellent des philosophes et qui s’inscrivent majoritairement dans une idéologie de subversion de la Raison, qu’ils soient autres que ce qu’ils sont afin que le dialogue au sens socratique devienne possible.
    Remarquez que le débat Socrate/Calliclès s’achève sur un échec. Le différend est radical comme l’est celui que vous pouvez avoir avec un intégriste de quelque confession que ce soit ou un idéologue sectaire. Ce qui est une espèce très répandue par les temps qui courent.
    La faiblesse de votre discours me semble tenir dans le fait que vous ne prenez pas en considération ce qui me paraît essentiel, à savoir qu’un vrai débat suppose des conditions de possibilité et que notre société se caractérise précisément par l’absence de ces conditions. Tous les partis pris qui s’affrontent sont relativement bien argumentés pour ceux qui prennent la peine de s’informer. L’espace public est ouvert au meilleur comme au pire. Par exemple, j’ai entendu des personnes autorisées dire qu’il y avait eu des débats de très bons niveaux en Angleterre lors de la campagne pour le maintien ou la sortie de l’Angleterre de l’Union européenne. Cela n’a en rien déstabilisé les discours les plus mensongers et les plus sots. Ce qui manque, ce n’est pas l’information ou l’argumentation sérieuse, c’est l’armature intellectuelle et morale du citoyen lui permettant d’en tirer parti pour un rapport rationnel aux significations et aux valeurs.
    Je maintiens donc qu’on ne peut pas préconiser un remède n’ayant aucun ancrage dans les intériorités personnelles et aucune prise sur des consciences indisponibles pour des tas de raisons (démission de l’école, magistère intellectuel des médias en lieu et place d’une véritable autorité intellectuelle, indignité de nombreux intellectuels, libération des passions, exaltation des intérêts, etc.) au souci d’une vérité universalisable en droit.
    Petite remarque en passant: la science n’a aucune compétence pour se prononcer sur l’existence ou la non existence de Dieu. L’une ou l’autre ne peuvent ni se démontrer, ni s’établir expérimentalement.
    Bien à vous.

  8. Emmanuel-Juste Duits dit :

    Bonjour et merci de votre réponse qui va au coeur du problème.
    Vous semblez sceptique sur le projet du débat méthodique pour deux raisons assez différentes ; l’une de fait, l’autre de droit.

    1ère objection
    Vous pensez qu’on ne manque pas vraiment d’une structure de débat méthodique/socratique et me citez l’exemple du Brexit. Il est évident que dans l’espace public prennent place une multitude de débats médiatiques, et on finit par y trouver des débats de qualité, permettant éventuellement de se faire une idée d’une question complexe. Mais de là à dire qu’il y a une bonne lisibilité des débats, du moins suffisante pour éclairer les citoyens, là vous faîtes un grand pas !

    Si on prend la question grave du « conspirationnisme », qui touche tant de (jeunes) gens que le gouvernement s’en est préoccupé avant l’été, il existe certes des sites de qualité sur le sujet (assez nombreux, voir ConspiracyWatch) et en théorie chacun peut s’infomer ; mais il n’existe aucun site « neutre » (ni pro ni anti – « conspirationniste »), donc reconnu par les deux parties en présence, qui fasse le point, et donne une liste des arguments clés des deux camps, puis les déconstruise de façon suffisante. Donc chacun (« conspirationnistes » et « anti-conspirationnistes ») campe sur ses positions, que l’on peut dire chacune « relativement bien argumentée ».
    Oui, « relativement bien argumentée » tant qu’il n’y a pas confrontation approfondie et systématisée, justement.
    Confrontation qui ne se produit pas, et qui est remplacée par un essaim confus de micro-débats sur des Forums, qui ne font qu’accentuer le doute et le sentiment qu’on ne pourra pas trancher la question.

    Donc, avec cet exemple ou beaucoup d’autres, vous me permettrez de penser que non, décidément, c’est seulement par accident s’il existe des débats approfondis et méthodiques, mais que notre espace public est surtout le lieu de pseudo-débats ou de débats qui tournent court.
    C’est d’ailleurs ce constat que faisaient les promoteurs des Conférences de Consensus : voir Callon, Lascoumes et Barthe, « Agir dans un monde incertain ».

    Ce qui conduit au second point. Il me semble qu’au fond vous, comme beaucoup de contemporains, vous désespérez de la popssbilité, par la raison, de trancher les options fondamentales.

    2ème objection

    Sur les constats, je les partage : il y a des problèmes d’éducation, d’armature intellectuelle, de médias, de démssion des uns et de repli des autres etc. Maintenant il faut aller plus loin et chercher les causes de cette crise civilisationnelle, de cet effondrement intellectuel et (à mon sens) existentiel.
    Je reprends le chemin de la philosophie occidentale tel qu’il a été bien décrit par Hokheimer dans Eclipse de la raison : passage d’une raison capable d’affronter les grands problèmes à une raison qui démissionne, et se réfugie dans la technique et l’aspect instrumental.
    Ce chemin est en partie erroné.
    En fait la philosophie s’est autoliquidée comme le disait Horkheimer, et ce justement à partir de dérives successives qui remontent en germes à Kant, quand la philosophie a considéré que les questions de sens, de métaphysique aussi, sortent de son domaine de compétence.

    Ainsi votre propos me semble admettre un certain nombre de présupposés, partagés depuis Kant et Weber, mais qui n’en sont pas moins problématiques.
    Vous dîtes incidemment que « la science » ne peut pas trancher la question de l’existence de Dieu. Certes. Et la philosophie ? Ne peut-elle du moins (sans trancher bien sûr !) avancer sur ce point ? Que pensez-vous des débats qui concernent ce genre de sujets métaphysiques et se multiplient, à en croire Roger Pouivet dans son travail sur la « métaphilosophie de la religion » voir Revue ThéoRème, en ligne) ?

    Vous pointez l’attitude existentielle socratique, cette recherche de vérité qui conduit à mettre de côté ses préjugés, à évaluer les arguments sans trop de passion etc. Vous semblez penser – et vous n’avez pas taort ! – que caette attitude n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Mais c’est prce que les philosophes continentaux eux-mêmes ont démissionné et ont nié les capaacitésa adae la rison à attendre quelque chose du éel et du vrai que nous en sommes là. Donc en réhabilitant les conditions de possibilités de l’attitude socatique on rendra à nouveau possible ce qui ne l’est apparemment plus ! Tel est du moins mon espérance. Sinon ce sera la « guerre de tous contre tous ».
    Il n’y a que deux possibilités : le débat approfondi et la réhabilitation de la raison ; ou l’effondrement global.

    Si je vous ai écrit suite à votre bel article, c’est que je pense que nous sommes dans la même optique et cherchons tous deux cette réhabilitataion de la raison des Lumières. J’espérais donc que le projet de nouvelles Agoras vous intéresserait – malgré toutes les réserves légitimes qu’une telle ambition peut soulever.

    Quoiqu’il en soit, ravi de cet échange !
    Bien à vous

  9. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Pour ce qui est de la réhabilitation de la raison, je ne crois pas que cela passe par l’institution d’un Forum tel que vous le pensez. Non point que cela soit inutile mais encore faut-il que les citoyens soient massivement formés aux exigences rationnelles, ce qui implique une école digne de ce nom où la discipline mathématique conçue comme morale de l’entendement retrouve ses droits. Mais réhabiliter la raison ne signifie pas encore que le différend sur les significations et les valeurs puisse être tranché. Le parti pris rationaliste repose sur un irrationnel de fondement et il y a de l’indécidable rationnellement parlant.
    L’alternative n’est donc pas entre un « débat approfondi et la réhabilitation de la raison » ou « l’effondrement global ».
    Dans une société démocratique (Cf. La souveraineté de l’opinion décrite par Tocqueville), dans un monde où règne la culture de masse, Protagoras est nécessairement plus puissant que Socrate. L’homme moderne n’a plus la prétention de fonder en raison de manière ultime ses choix mais ce n’est pas parce que « l’homme est la mesure de toutes choses » et non Dieu ou la transcendance, que les hommes ne peuvent pas s’entendre implicitement sur certains choix fondateurs. Ici les analyses de Hannah Arendt, Castoriadis, Lefort sont précieuses. Personne aujourd’hui n’est prêt à défendre publiquement le totalitarisme contre la démocratie, l’inégalité institutionnelle contre l’égalité en droit des hommes. Ce qui pointe l’insuffisance de la réponse relativiste à la question du sens, de la mesure, de la légitimité, sans cautionner la réponse absolutiste. Arendt cite souvent Solon disant que nous ne savons pas ce qu’est le juste mais sommes pourtant capables d’agir justement.
    Le fondement ultime reste indéterminé mais sa trace ne cesse de travailler les esprits qui, dans le débat démocratique font l’expérience de l’incertitude et s’ouvrent aux requêtes du sens, à l’ethos ou à l’eros de la pensée. Ce que Arendt définit comme « les vérités relativement transcendantes », me semble renvoyer à l’expérience philosophique d’une révélation au sens socratique du terme. Mais cela se prépare dans le recueillement de l’esprit confronté à son propre mystère. Avant de déployer ses possibles dans l’espace public, l’esprit a besoin de prendre possession de lui-même dans un espace qui tient du sanctuaire. C’était autrefois celui de l’école.
    Je ne vois pas d’autre solution qu’une refondation de l’école mais les conditions de possibilités d’une telle entreprise me semblent tout autant compromises que celles d’un espace public pacifié par une éthique de la discussion. Car les deux exigences sont solidaires l’une de l’autre.
    Bien à vous.

  10. Emmanuel Duits dit :

    Bonjour,
    je suis globalement d’accord sur ce que vous dîtes de l’école.
    En revanche il me semble que votre propos contient un grave présupposé, que vous semblez considéré comme un acquis : « la raison ne peut trancher le différend sur les significations et les valeurs. »
    C’est à mon avis le noeud du problème. Pensez-vous vaiment qu’entre démocratie et totalitarisme, par exemple, la raison ne puisse pas trancher ? Ou entre une conception disons intégiste de la religion et une conception non dogmatique, il soit impossible de faire valoir la raison ?
    Dans ce cas, comment prétendre que la démocratie vaut meux que la dictature, la liberté est meilleue que la servitude ? Par pure intuition ?
    Tous ces choix seraient sans fondement rationnel ?
    Popper montre dans « La société ouverte et ses ennemis » qu’un débat sur la société la plus souhaitable est au contraire du ressort de l’argumentation rationnelle. Boudon, dans ses travaux, par exemple « Le juste et le vrai », a montré que différents conflits de valeurs peuvent être tranchés par la raison.
    Ainsi Boudon – comme plusieurs autres, voir les travaux de Sylvie Mesure et Alain Renaut, notamment « La guerre des dieux » – a donc proposé une réponse fortement argumentée à la position souvent attribuée à Weber selon laquelle les conflits de valeurs sont insolubles par la raison.
    Donc il me semble difficle de faire l’impasse sur tous ces travaux, et d’en rester au désespoir et au pessimisme, considérant que les humains sont guidés par des motifs puement sociaux, psychologiques etc.
    Bien à vous

  11. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Personne n’est aujourd’hui prêt à défendre le totalitarisme contre la démocratie, disais-je, dans ma réponse précédente. Mais cela ne signifie pas qu’il soit possible de démontrer la vérité de ce choix de valeur. L’argumentation rationnelle qu’il est possible de produire ne convaincra que ceux qui ont fait le choix de la raison…La conclusion de Sylvie Masure et de Alain Renaut ne prétend pas autre chose même si les auteurs s’efforcent d’établir que la condition post-métaphysique de la raison est un gain pour celle-ci.
    La conscience des limites de la raison dans le dépassement possible des conflits d’opinions ne signifie pas non plus abandon nihiliste au relativisme des valeurs, ni démission en présence de la bêtise, de la bassesse ou de l’absurdité mais engagement à promouvoir les conditions qui permettraient à chaque membre du corps social de faire le choix de la raison pour organiser le monde commun. Lucidité donc et optimisme de volonté mais modestie…
    Le choix de la raison est un choix éthique. Celui des Calliclès, des nihilistes, des thuriféraires de systèmes totalitaires, des femmes défendant le principe de leur servitude sous le nom de liberté ne sera jamais déstabilisé par Socrate. Il faut attaquer le problème en amont en formant moralement et spirituellement les esprits dès le plus jeune âge.
    Bien à vous.

  12. Emmanuel Duits dit :

    Bonjour,
    d’accord avec votre dernier message, qui me semble être une belle conclusion à cet échange.
    Au plaisir de lire vos prochains articles !
    Emmanuel

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