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Eloge de l’esprit des Lumières.

 

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    Faut-il penser que nous sommes en deuil de l’esprit des Lumières? Les lectures  que je viens de faire d’une pléthore de sociologues, anthropologues, théoriciens du genre m’amènent à le penser comme d’ailleurs en témoignent les textes que j’ai précédemment mis en ligne. Mais il faut savoir ce que l’on entend par esprit des Lumières car le siècle qu’on a appelé ainsi est un siècle si foisonnant qu’il inclut aussi des Contre-Lumières. Je me propose donc de ramasser en quelques idées majeures ce qui fut l’inspiration positive de cette époque féconde.

    Les Lumières sont un mouvement culturel caractérisant  l’Europe au 18° siècle. Le mot a son équivalent dans toutes les langues européennes. L’Illuminismo en italien, El Siglo de las luces ou la Ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand, the Enlightenment en anglais.

    Selon l’expression de Pierre Bayle, l’Europe incarne à cette époque une véritable « République des Lettres » ou une « internationale culturelle » qui élit le français comme langue universelle.

   A l’article « éclectisme » de l’Encyclopédie, Diderot donne la définition de l’homme des Lumières: « l’éclectique est un philosophe qui, foulant aux pieds les préjugés, la tradition, l’ancienneté…ose penser par lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, n’admettre rien que sur le témoignage des sens et de la raison »

   Les Lumières définissent donc un esprit : celui d’un rationalisme critique, militant qui élève le fait de se servir de sa raison à la dignité d’un impératif catégorique. « Sapere aude » ; «ose te servir de ton entendement » telle est, selon Kant, la devise des Lumières.

   Il s’agit de s’affranchir de toutes les tutelles maintenant l’homme en situation de minorité. Les Lumières sont un combat contre toutes les superstitions et les obscurantismes.

   Dans de nombreux domaines les hommes revendiquent l’autonomie. Celle-ci est à conquérir dans un effort mobilisant les contemporains mais aussi les générations à venir. Les Lumières se caractérisent par la prise de conscience de l’historicité de la condition humaine.

   Cela signifie que l’homme n’est d’abord rien, il ne deviendra tout ce qu’il peut être que par son propre effort. Ce projet, cette tâche, les hommes des Lumières se le donnent  avec l’espérance que les générations futures en goûteront les fruits. On a donc foi en la raison comme faculté civilisatrice et émancipatrice.

   Le 18° siècle exalte  ainsi l’idée de progrès  dont Pascal avait déjà formulé dans la Préface du traité du vide (1663) l’idée. « « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement », écrivait-il. Les hommes des Lumières vont donner consistance à cette idée sans jamais tomber dans les illusions du romantisme tel qu’on le trouve chez un Hugo. « Dompter la matière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est le second » s’écriait le poète dans Les Misérables, (V, I, V). A ce lyrisme fait écho un siècle plus tôt la prudence de philosophes bien conscients des limites des facultés humaines et des pesanteurs que la nature humaine et le réel opposent à ce qui n’est qu’une espérance. Mais celle-ci doit orienter l’action humaine et  il faut pour cela mettre en œuvre les conditions de son accomplissement.

Cf. L’article Encyclopédie de Diderot (1751) :

  « Ce mot signifie enchaînement de connaissances; il est composé de la préposition grecque en, et des substantifs kuklos, cercle, et paideia, connaissance.

  En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la terre; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous, afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. […]   C’est à l’exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer; ouvrage qui ne s’exécutera que par une société de gens de lettres et d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l’intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque. […]   J’ai dit qu’il n’appartenait qu’à un siècle philosophe de tenter une Encyclopédie; et je l’ai dit, parce que cet ouvrage demande partout plus de hardiesse dans l’esprit, qu’on n’en a communément dans les siècles pusillanimes du goût. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement; oser voir […] que ceux qui sont venus après les premiers inventeurs n’ont été, pour la plupart, que leurs esclaves; que les productions qu’on devait regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le dernier terme, au lieu d’avancer un art à sa perfection, n’ont servi qu’à le retarder, en réduisant les autres hommes à la condition servile d’imitateurs. […] Il faut fouler aux pieds toutes ces vieilles puérilités; renverser les barrières que la raison n’aura point posées; rendre aux sciences et aux arts une liberté qui leur est si précieuse. […]

  Je sais que ce sentiment n’est pas celui de tout le monde; il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite société qu’elles ne voient rien au-delà de son intérêt. […] A quoi bon divulguer les connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! Ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent; et voici ce qu’ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, et plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, et qu’ils n’y dureront qu’un moment; que c’est à ce point et à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siècles à venir et de l’espèce entière »

   Le rationalisme des Lumières est essentiellement un humanisme.

 

  Cf. Condorcet. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794) « Des progrès futurs de l’esprit humain »

     « Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme.

   Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?

   Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?  Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société?

   Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle ?

   En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans l’observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.

   Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés ».

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   Comme ce texte le montre, la fonction législatrice de la raison n’est pas revendiquée dans sa seule dimension théorique, elle l’est aussi dans sa vocation éthique et politique.

   Ce projet typique de ce que l’on a appelé la modernité [1]est aujourd’hui  dévoyé ou bien en voie d’épuisement, selon le constat de mes derniers articles. Il consistait à « développer sans faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes du droit et de la morale et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence » Habermas, La modernité comme projet inachevé, Critique n° 413. 1981.

   Si l’on prend acte du retour des superstitions et des obscurantismes, de la fascination actuelle pour la violence,  des aveuglements idéologiques conduisant à remettre en cause la démocratie, la laïcité et même l’idée d’une raison commune, il faut admettre avec  Philippe d’Iribarne, même si c’est avec une grande mélancolie, que nous assistons au « renversement postmoderne du projet moderne [2] ».

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Cf. le-soleil-du-progres-disparait-a-lhorizon-o-paz/ [3]