L’intérêt des deux textes qui suivent consiste à montrer que le régime d’historicité sous lequel les hommes vivent change d’une époque à une autre. Octavio Paz distingue, comme le fait François Hartog dans son livre : Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, publié en 2003, des régimes hétérogènes selon qu’on privilégie le passé ou le futur, un futur temporel ou un futur hors du temps. François Hartog distingue ainsi le régime héroïque privilégiant le passé, le régime chrétien articulant le passé, le présent et l’avenir sur fond d’une éternité incarnant la promesse du salut, le régime moderne axé sur le futur temporel et donc sur l’optimisme du progrès avant d’établir que le régime moderne est en crise et qu’il semble s’effacer au profit d’un nouveau rapport au temps privilégiant le présent.
« On entend régulièrement des voix s’élever pour prévenir de la fin prochaine de nos sociétés. La modernité semble se nourrir des négations successives qu’elle engendre, de Chateaubriand à Nietzsche et de Nietzsche à Valéry. Au cours des vingt-cinq dernières années, les voix prédisant calamités et catastrophes se sont multipliées. Elles ne sont plus l’expression du désespoir solitaire ou de l’angoisse d’une poignée d’esprits non conformes: ce sont des opinions populaires qui révèlent un malaise collectif. L’humeur de notre siècle fait parfois songer aux terreurs de l’An Mil ou à la sombre vision des Aztèques qui vivaient sous la menace de la fin cyclique du cosmos. La modernité est née avec l’affirmation du futur incarnant la Terre promise; aujourd’hui, nous assistons au déclin de cette idée. Nul n’est sûr de ce qui nous attend et beaucoup s’interrogent: le soleil se lèvera-t-il demain pour les hommes? Le futur est frappé d’un tel discrédit que toute énumération s’avère incomplète: certains prévoient l’épuisement des ressources naturelles, d’autres la pollution définitive de la planète, d’autres encore la multiplication des famines, ou la pétrification historique par l’instauration universelle d’idéocraties totalitaires, quand ce n’est pas la déflagration atomique. Certes, l’équilibre nucléaire nous a préservés d’une troisième guerre mondiale, mais pour combien de temps sommes-nous à l’abri? Parallèlement, si nous parvenons à éviter la catastrophe, l’existence d’armes nucléaires volatilise à elle seule notre idée du progrès, que ce soit sous la forme d’une lente évolution ou d’un bond révolutionnaire. Si la bombe H n’a pas détruit le monde, elle a détruit notre idée du monde. La modernité est blessée à mort: le soleil du progrès disparaît à l’horizon et nous n’entrevoyons pas encore la nouvelle étoile intellectuelle qui doit guider les hommes. Nous ne savons même pas si nous vivons un crépuscule ou un nouveau matin.
La modernité s’est confondue avec le changement, elle a conçu la critique comme l’instrument du changement et les a identifiés l’un et l’autre avec le progrès. Aux yeux de Marx, l’insurrection révolutionnaire était de la critique en action. Dans le domaine des arts et des lettres, l’esthétique la modernité, du romantisme à nos jours, s’est définie comme esthétique du changement. La tradition moderne est celle de la rupture: une tradition qui, en se reniant elle-même, se perpétue. La découverte des arts issus d’autres civilisations – l’Inde et l’Extrême-Orient, l’Afrique et l’Océanie, l’Amérique précolombienne – a été aussi vécue et considérée comme une suite de ruptures avec la tradition centrale de l’Occident. Maintenant, nous assistons au crépuscule de l’idée de changement. L’art et la littérature de cette fin de siècle ont perdu progressivement leur pouvoir négateur; depuis de longues années, leurs négations sont des répétitions rituelles, leurs rébellions de simples formules, leurs transgressions des cérémonies. Ce n’est pas la fin de l’art, c’est la fin d’une idée, celle de l’art moderne. Autrement dit, c’est la fin de l’esthétique fondée sur le culte du changement et de la rupture.
Avec un certain retard, les critiques ont remarqué que, depuis plus d’un quart de siècle, nous sommes entrés dans une autre période historique et une conception différente de l’art. On parle beaucoup de la crise de l’avant-garde et une expression comme « l’ère postmoderne », pour qualifier notre époque, n’a pas tardé à se populariser. Cette appellation est équivoque et contradictoire, tout comme l’idée même de modernité. Ce qui vient «après» le moderne ne peut être qu’ultramoderne: une modernité encore plus moderne que celle d’hier. Les hommes n’ont jamais su le temps qu’ils vivent et nous ne faisons pas exception à cette règle universelle. Se baptiser postmoderne est une manière somme toute ingénue d’affirmer que l’on est très moderne Or, ce qui est remis en cause, c’est la conception du temps et son identification avec la critique, le changement et le progrès – le temps ouvert sur le futur comme Terre promise. S’appeler postmoderne revient à être encore et toujours prisonnier du temps successif, linéaire et progressif. […]
Pour les Anciens, le prestige du passé était celui de l’âge d’or, de l’Eden originel que nous avons quitté un jour ; pour les modernes, c’est le futur qui est devenu la lointaine terre d’asile. Mais le maintenant a toujours été le temps des poètes et des amoureux, des épicuriens et de l’un ou l’autre mystique. L’instant est le temps du plaisir, mais aussi de la mort, c’est le temps des sens et celui de la révélation de l’au-delà. Je crois que la nouvelle étoile – qui ne pointe pas encore à l’horizon, mais qui est annoncée de nombreuses manières – sera celle du maintenant. Les hommes devront bientôt bâtir une Morale, une Politique, une Erotique et une Poétique du temps présent. Le chemin vers le présent passe par le corps mais ne peut et ne doit se confondre avec un hédonisme machinal et la promiscuité des sociétés occidentales. Le présent est le fruit dans lequel la vie et la mort se fondent. »
L’Autre voix, Poésie et modernité.1989. La Pléiade, p. 1153 à 1155.
« Toutes ces rebellions (celles des pays sous-développés, des minorités ethniques et culturelles, des jeunes) se présentent comme une rupture du temps linéaire. Elles sont l’irruption du présent bafoué et par là, explicitement ou non, postulent une dévalorisation du futur. Au fond de toutes, il y a un changement dans la sensibilité de l’époque. Ecroulement de l’éthique protestante et capitaliste dans sa morale de l’épargne et du travail, deux formes de construction du futur, deux tentatives pour avoir prise sur l’avenir. L’exaltation des valeurs corporelles et orgiastiques est une rébellion contre la double condamnation qui pèse sur l’homme: l’obligation au travail et la répression du désir. Pour le christianisme, le corps humain était par nature déchu, mais la grâce divine pouvait le transfigurer en corps glorieux. Le capitalisme désacralisa le corps qui cessa d’être un lieu de bataille entre les anges et les démons et se transforma en instrument de travail. Le corps devint une force de production. La conception du corps comme force de travail conduisit immédiatement à l’humiliation du corps comme source de plaisir. L’ascétisme changea de signe: non plus méthode pour gagner le ciel, mais technique en vue d’accroître la productivité. Le plaisir est une dépense, la sensualité une perturbation. La condamnation du plaisir alla jusqu’à celle de l’imagination, car le corps n’est pas source seulement de sensations, mais d’images. Les désordres de l’imagination ne sont pas moins dangereux pour la production et le rendement optimal que les secousses physiques du plaisir sensuel. A la censure du corps s’ajouta, au nom du futur, la mutilation des pouvoirs poétiques de l’homme. Ainsi la rébellion du corps est aussi celle de l’imagination. L’une et l’autre nient le temps linéaire: leurs valeurs sont celles du présent. Le corps et l’imagination ignorent le futur; les sensations sont l’abolition du temps dans l’instantané, les images du désir dissolvent passé et futur en un présent sans dates. C’est le retour au principe du principe, à la sensibilité et à la passion des romantiques. Peut-être la résurrection du corps est-elle l’annonce que l’homme recouvrera quelque jour la sagesse perdue. Parce que le corps ne fait pas que nier le futur: il est un chemin vers le présent, vers ce maintenant où vie et mort sont les deux moitiés d’une même sphère.
Tous ces signes dispersés témoignent d’un changement dans notre image du temps. Lorsque débuta l’époque moderne, l’éternité chrétienne perdit aussi bien sa réalité ontologique que sa cohérence logique: elle devint une position insensée, un mot vide de sens. Aujourd’hui le futur ne nous paraît pas moins irréel que l’éternité. La critique de la religion par la philosophie, de Hume à Marx, est parfaitement applicable au futur, à savoir qu’il est la projection de nos désirs et leur négation ; il n’existe pas et pourtant nous vole réalité et vie. Mais la critique du futur n’a pas été faite par la philosophie : elle est l’œuvre du corps et de l’imagination.
L’Antiquité surévalua le passé. Pour affronter sa tyrannie, les hommes inventèrent une éthique et une esthétique d’exception fondée sur l’instant. A la rigueur du passé et à l’autorité de l’antécédent, ils opposèrent la liberté de l’instant, non un avant ni un après, mais un maintenant : le temps hors du temps du plaisir, de la révélation religieuse ou de la vision poétique. Ethique et esthétique d’exception, c’est-à-dire de privilégiés et pour privilégiés : le philosophe, le mystique, l’artiste. A l’époque moderne, l’instant fut aussi le recours contre la domination du futur. Face au temps successif et infini de l’histoire, lancée vers un futur hors d’atteinte, la poésie moderne, de Blake à nos jours, n’a cessé d’affirmer le temps de l’origine, l’instant du commencement. Réconciliation du principe et de la fin : chaque maintenant est un commencement, chaque maintenant est une fin. Le retour à l’origine est le retour au présent »
Point de convergence. Le cercle se ferme. 1972. La Pléiade, p. 1061.1062.
Partager :
Share on Facebook | Pin It! | Share on Twitter | Share on LinkedIn |
c’est vraiment dommage que vous interdisiez des copier-coller sur les extraits de textes que vous présentez… Pour une philosophe. Votre site est vraiment très intéressant, mais techniquement il présente de grosses lacunes… Mais bon, la philosophie et la technique… Merci quand même.
Emmanuel
Détrompez-vous. Le blocage du copier-coller n’est pas une lacune, mais un choix. Ce qui a nécessité des solutions techniques. Mon intention n’est pas d’encourager la tendance des élèves paresseux qui croient qu’il suffit de faire du copier-coller pour rendre un devoir.
Attention aux préjugés sur « le philosophe et la technique »!
Bien à vous.
Et je tiens à rajouter qu’il y a parmi ces éléves, des adultes ayant quitté le systéme scolaire et qui doivent s’habituer à nouveau à une retranscrption manuscrite des connaissances. Celle-ci permet, à mon avis, de mieux intégrer les cours. Retranscrire fait partie de l’apprentissage. Cerveau => main => stylo => papier : c’est le chemin balisé de la connaissance.
Tout à fait d’accord avec vous.
« C’etait la tete de Langlois qui prenait enfin les dimensions de l’univers. »
Je suis intrigué par l’image de présentation de cet article. Pourriez vous, si vous en connaissez le peintre et le titre, me les indiquer ?
Merci d’avance.
Pour avoir les renseignements que vous demandez, il suffit de positionner la souris sur l’image.
Bien à vous.
mettre en scène la Fabbrica illuminata et la « présenter » dans des ‘usines ou anciens sites d’usines -dévastés ou reconstruits en lieux de culture- m’emmène à concevoir une deuxième partie du spectacle (ou plutôt par ces « présentations » in situ) qui commenceront par cette pièce pour une voix et bande son, écrite en (1964) par Luigi NOno au contact des ouvriers de la Metalsider à Gênes, celle qu’on appelait « l’usine des morts ». Quel sens donner aujourd’hui à la moindre image alors qu’en 1964 Nono terminait sa pièce assourdissante de voix de manifestants et d’énergie sonore , celle des machines, celle du travail….par la chanteuse a capella murmurant deux vers de Pavese comme une douce main ouverte vers une solution humaine, le futur.
Cinquante ans après quel contrepoint donner au public , quel corps, quelle absence, quel silence, quelle image, quel texte… Pasolini et la disparition des lucioles ? Didi Hubermann et la survivance des images ? Walter Benjamin, toujours oui. et votre blog offre une pierre sur ce chemin, Octavio Paz. Je découvre. Merci (On ne peut pas copier coller, j’en suis ravie, je vais devoir choisir un passage et l’apprendre par coeur,c’est à dire le faire mien.
Christine Dormoy metteur en scène
sans long parcours universitaire je suis une éternelle étudiante, j’adopte les pierres sur mon chemin. Celle-ci provient d’une très belle carrière. Où enseignez vous ? je n’entends bien la philosophie que lorsqu’elle passe par une voix, je peux venir au fond de la salle ?
Bonjour Christine
Merci pour ce clin d’œil par la médiation du chantre de « l’art de la convergence ».
Mon enseignement ne passe plus aujourd’hui par un corps et une voix (j’ai pris ma retraite) mais le sens continue à résonner parce que la petite musique de l’âme transcende les corps et les voix, même si c’est en eux qu’elle s’origine et par eux qu’elle retentit le mieux.
PS: Le blocage de la fonction copier-coller relève d’un souci pédagogique. Tant d’élèves croient qu’il suffit de manipuler une souris pour s’approprier des significations et se cultiver!
Toutes mes félicitations pour votre talent.
Bien à vous.