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Le jugement de goût.

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Alberto Giacometti. La forêt. Bronze. 1950. Photo Talmotyair, 2006.

 

 Tant qu'on ne disjoint pas la dimension artistique de la dimension esthétique d'une œuvre d'art, celle-ci relève des Beaux-Arts, la beauté étant la valeur de l'esthétique.

 

 PB : Pourquoi parler d'esthétique ?

 

      Parce que la beauté est affaire de sensibilité, d'émotion, de goût.

     Le concept d'esthétique (issu du grec aisthèsis, signifiant : sensation, appréhension sensible au sens large) apparaît en 1750 et Baumgarten (1712.1762) fonde sous ce nom « la science de la connaissance sensible ».

      Kant précise que « Ce qui est simplement subjectif dans la représentation d'un objet, c'est-à-dire ce qui constitue sa relation au sujet et non à l'objet, c'est sa nature esthétique ». Critique de la faculté de juger. Introduction VII.

     L'esthétique concerne donc la manière dont la sensibilité humaine est affectée par des objets. Elle ne concerne pas l'objet dans sa réalité objective, mais la subjectivité qui est en rapport avec lui. Or bien qu'il en soit ainsi, l'expérience esthétique fait intervenir un jugement, le jugement esthétique ou jugement de goût.

     Le goût, écrit Kant, est : « la faculté de juger du beau ».

 

 D'où le problème : Comment un tel jugement est-il possible ?

 

    Dans une analyse magistrale, Kant montre que le jugement de goût se caractérise par d'apparentes contradictions qu'il analyse en 1790 dans La Critique de la faculté de juger.

 

  1° : Lorsque je dis « c'est beau » je prononce un jugement de valeur. Je reconnais une valeur propre à l'objet mais cette valeur ne se fonde pas dans une appréciation objective de la nature de cet objet. Le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance. Il ne détermine pas son objet, il ne m'apprend rien sur lui, comme par exemple que cette fleur est une rose, qu'elle appartient à telle famille ou fleurit à telle époque. Il me renseigne seulement sur le sujet qui le prononce. Il exprime le plaisir que j'éprouve à contempler tel objet. En disant : « c'est beau » je dis que ma perception est heureuse, que « cela me plaît » et pourtant en prononçant un jugement je prétends  que ce plaisir doit être celui de tout homme.

   D'où cette première contradiction : Dans la mesure où il fait intervenir la sensibilité, le jugement de goût a une subjectivité irréductible et comme tel, il semblerait qu'il faille admettre sa relativité. Or il prétend à la validité universelle. Il ne dit pas  « cela me plaît à moi » mais « c'est beau ». Il parle du beau comme s'il était la propriété de l'objet, reconnaissable par tous.

   Certes l'universalité revendiquée est une universalité esthétique et non logique, et « le jugement de goût ne postule pas l'adhésion de chacun (...) il ne fait qu'attribuer à chacun cette adhésion » Ibid. §8, reste qu'il récuse son caractère  personnel.

   « Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d'un objet qu'il lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (...) Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il lui était logiquement opposé ; le principe : « A chacun son goût » (s'agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.

  Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l'inverse) ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (...) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu'à lui. (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses » Ibid. § 7

 

  2° : S'ensuit-il que ce jugement, comme tout jugement puisse se justifier par des concepts, des raisons, par une argumentation susceptible d'emporter la conviction d'autrui ? Non répond Kant, car quelles que soient les raisons susceptibles d'être énoncées, il ne se fonde pas sur autre chose que le plaisir ressenti devant l'objet beau. D'où une nouvelle contradiction : En disant : « c'est beau » je prétends que chacun peut partager mon jugement mais je ne peux pas le justifier par des concepts.

« Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle ».Ibid. § 6

 

   3° : Si le plaisir ressenti devant l'œuvre belle peut être universalisé, c'est, remarque Kant, que la satisfaction qu'elle donne n'est pas une satisfaction intéressée.

     Elle n'est pas la satisfaction d'une inclination sensible portant par nature la marque de la particularité d'un sujet : un sentiment esthétique est autre chose qu'une sensation agréable, car comme il a été dit l'agréable est simplement ce qui me plaît à moi.

    Il n'est pas non plus ce qui satisfait un intérêt qu'il s'agisse d'un intérêt sensible ou d'un intérêt rationnel. Il ne faut confondre le beau ni avec l'utile ni avec le bien. Car le bien ou l'utile implique une connaissance de l'objet et sont l'objet, l'un d'une satisfaction pathologique, l'autre d'une satisfaction pratique.

     Le beau, en revanche, ne dépend d'aucun concept déterminé et la satisfaction qu'il donne est pure de tout intérêt.

   « La satisfaction que détermine le jugement de goût est libre de tout intérêt » (Kant).

 

    Il s'ensuit que le beau est paradoxalement l'objet d'une satisfaction désintéressée.

 

  C'est ce caractère désintéressé du plaisir esthétique qui fonde, aux yeux de Kant, sa prétention à l'universalité. «  Car qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d'intérêt, ne peut faire autrement qu'estimer que cet objet doit contenir un motif de satisfaction pour tous (...) sans que cette prétention dépende d'une universalité fondée objectivement ; en d'autres termes, la prétention à une universalité subjective doit être liée au jugement de goût » Ibid. §6.

  

 Comme telle cette expérience est de l'ordre de la réconciliation :

 

 Elle réconcilie dans le sujet lui-même, la dimension sensible et la dimension intelligible. Dans l'expérience esthétique ce qui d'ordinaire s'oppose (la sensibilité et l'intelligence, l'imagination et l'entendement) s'accorde. Le jugement de goût témoigne que nous sentons une harmonie naturelle entre notre sensibilité et notre entendement. Le plaisir vient de l'accord des facultés de l'esprit. Kant définit ainsi l'art comme libre jeu des facultés ou libre accord.

   Accord éprouvé en présence d'un objet manifestant une complaisance à leur endroit. Il nous semble que l'objet est fait pour provoquer cet état et le plaisir qui en découle ; qu'il y a en lui cette finalité. Pour autant impossible de dire que c'est le cas, ni pour la beauté naturelle car il n'y a pas d'intention dans la nature, ni pour la beauté artistique car l'artiste atteint le beau sans se l'être préalablement représenté. D'où cette nouvelle définition paradoxale « La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin » Ibid. §17. 

 Elle réconcilie les subjectivités. L'universalité de la satisfaction, liée à son caractère désintéressé exprime le postulat « d'un sens commun esthétique ». En effet, on a vu qu'il est ridicule de prétendre : « cela est beau pour moi ». Ce qui vaut pour un seul ne vaut rien. En matière de beau : « A chacun son goût » signifierait que le goût n'existe pas. Il s'ensuit qu'on peut définir le goût comme « la faculté de juger ce qui rend notre sentiment procédant d'une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d'un concept » Ibid. § 40. Il ne s'agit pas, bien sûr, de prétendre que ce sens commun est une réalité empirique, mais le jugement esthétique le présuppose comme « une norme idéale » et la raison le pose comme une Idée régulatrice de l'exercice du jugement esthétique.

 

 PB : Faut-il remettre en question l'exigence d'un sens commun esthétique ?

 

  Tel est l'enjeu de la critique sociologique qui, avec Bourdieu, dénonce dans « le goût » défini par Kant, ce qui sanctionne le goût partagé par les membres d'une classe privilégiée. L'art, sous sa forme classique, serait un instrument de distinction sociale et de domination d'une classe qui imposerait son « bon goût » en stigmatisant ce qui serait le « mauvais goût » des autres.

  PB : N'est-il pas injurieux pour tous les hommes de considérer que les grandes œuvres que le temps a consacrées comme classiques ne seraient que l'expression du goût arbitraire d'une classe sociale ? Si la critique sociale, d'essence marxiste, était absolument fondée, comment pourrait-on comprendre qu'un athée éprouve une émotion esthétique en écoutant une cantate de Bach, manifestement destinée à la jouissance d'un monde chrétien, ou que l'homme du 20° siècle, membre de la société occidentale soit ému par une œuvre de la Grèce classique ?

  Ne faut-il pas admettre qu'il y a, en droit, une universalité du goût, mais que celui-ci doit être éduqué au contact des grandes œuvres, comme l'intelligence de chacun doit être éduquée au contact des grandes œuvres intellectuelles ? Ne faut-il pas dénoncer le caractère démagogique d'un discours flattant le barbouilleur d'une toile en lui laissant croire que ce qu'il fait est comparable à un Rembrandt ou à un Braque ; que tout se vaut et que nul n'est habilité à distinguer le beau du laid en prétendant à l'universalité ?

  Que le relativisme soit la tendance lourde d'un monde démocratique, n'est pas un argument pour considérer que le beau, comme le vrai ou le juste dépendent de l'arbitraire des uns et des autres. Si comme le dit le proverbe « des goûts et des couleurs, on ne peut discuter » ce n'est sans doute pas parce qu'il n'y a pas de sens commun esthétique, c'est plutôt, comme Kant l'analyse, parce que le jugement de goût, s'étayant sur le plaisir éprouvé à regarder la chose jugée belle, ne peut pas se justifier par des raisons.

  En témoigne le fait que certaines œuvres deviennent des classiques et traversent les siècles autant que les civilisations. L'expérience montre que le consensus est fort autour des grandes œuvres. L'empiriste Hume remarquait avec ironie qu'il y a moins de désaccord sur la grandeur d'Homère ou de Shakespeare que sur la validité de la physique de Galilée. 

 

Cf. Peut-on convaincre autrui de la beauté d'un objet?

 

 

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90 Réponses à “Le jugement de goût.”

  1. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Je suppose que votre professeur de classe préparatoire vous a fourni une bibliographie fournie.
    Il faut connaître Hume aussi bien que Kant et bien d’autres auteurs mais ce sont les mêmes que votre professeur a dû vous conseiller.
    Bien à vous.

  2. Mélodie Gauglin dit :

    Bonjour Madame Manon,
    J’étais dans votre classe de philosophie en terminale L en 2008-2009.
    Aujourd’hui en 3ème année de Sciences politiques, je prépare une recherche sur le thème de la corrélation entre classes sociales et jugement esthétique. En tapant « jugement esthétique » sur internet je suis tombée sur votre blog. J’en profite donc pour vous saluer!
    J’espère que vous allez bien,
    Très cordialement,

    Mélodie

  3. Simone MANON dit :

    Merci pour ce petit signe, Mélodie.
    J’espère que vous vous épanouissez dans votre formation et qu’elle vous permettra d’exercer une activité intéressante.
    Pour moi tout va bien.
    Avec mon meilleur souvenir.

  4. FIANCETTE dit :

    C’est très tardivement que je me suis attelée à la lecture de la faculté de juger de E.KANT, avec en 1ére lecture le sentiment de lourdeur, de répétitions incessantes (l’introduction est à elle seule un véritable essai), l’exploitation d’un vocabulaire très restreint mais soumis à toutes les possibilités de syntaxe…. (comme d ‘ailleurs dans Marivaux). En 2éme lecture, une confirmation éclatante et lumineuse de tout ce que je ressens depuis toujours: l’impossibilité de communiquer ce sentiment du Beau, de faire partager cet état d’esprit d’un intérêt fondamentalement désintéressé… sachant que « ce sentiment » est une manière de voir, de penser, applicable à tout acte de vie quotidienne mais très distinct de tout discours prosaïque , ce qu’est le discours d’un Pierre Bourdieu par exemple, ravalant cet extraordinaire découverte (et au combien développée avec une droiture et rigueur intellectuelle remarquable, je parle ici de Kant) à un texte idéologique et à sa suite tous les penseurs contemporains. Ce qui demeure douloureux, c’est que ce travail de sape se poursuit, la bonne conscience en plus, puisqu’il y est de bon ton de considérer comme » bourgeois » tout ce qui ne peut se concrétiser socialement. Si je vous écris, ce n’est pas seulement pour communiquer, mais pour m’orienter : pouvez-vous me conseiller d’autres ouvrages ? Après moult études d’Esthétique et Sciences de l’Art, je me suis aperçue que pendant mes années d’études (c’était dans les années 70-80), il n’y a jamais eu ce souci de (se )former au Beau, encore moins de le nommer (le Beau est devenu tabou, une valeur presque honteuse), et encore, encore moins, de nous livrer les perles théoriques de ce domaine. Je passe sous silence l’Homo Aestheticus de Luc Ferry, qui fait partie des très rares livres que j’ai jeté… pour son extrême complaisance au discours ambiant. Quelques pistes: j’apprécie par exemple beaucoup « Eloge de l’Ombre ». Si vous pouviez me répondre, j’en serai fort aise ! Je n’apprécie désormais que la « poésie pure » quelles qu’en soient les formes… Courtoisement, Christine Fiancette

  5. Simone MANON dit :

    Bonjour Christine
    Je comprends l’insatisfaction de tous ceux qui étouffent dans un monde gangréné par le philistinisme cultivé (https://www.philolog.fr/le-philistinisme-cultive/).
    Mais vous me posez une colle. J’aime bien les écrits sur l’art de grands artistes comme Baudelaire, Valéry,, Goethe etc. Il y a des pages merveilleuses dans Proust en particulier dans le temps retrouvé.
    Mais d’une manière plus précise, je ne vois pas ce que je pourrais vous conseiller.
    Bien à vous

  6. FIANCETTE Christine dit :

    Je relis les commentaires plus anciens et je tombe sur l’échange entre Anne et vous-même du 30 juillet 2008. Peu importe que cela remonte à quelques années. Supposons, comme c’est mon cas, que l’esthétique est une voie « royale » de compréhension du monde (et, là aussi de mon point de vue, une voie exclusive) et plus spécifiquement l’analyse des formes concrètes telles qu’elles signalent l’action des hommes par exemple, mais aussi toute forme de formes… Je suis interloquée et peinée de voir à quel point cet univers des formes (sans y ajouter de symbolisme ou d’autres références extrinsèques c’est-à-dire conceptuelles et plus ou moins biaisées) est ignoré, absent de tout enseignement, en dépit de sa prégnance . L’hypothèse selon laquelle l’esthétique fournirait un trait-d’union social me semble plus que convaincante et l’argument selon lequel la sphère politique (entre autres)y serait imperméable est sans doute une réalité, mais passagèrement. Car l’esthétique imprègne tous les secteurs de l ‘activité humaine, mais aussi le psychisme. Reste à le démontrer, à le développer. Pas si simple, en tout cas, j’essaie de m’y atteler, car l’esthétique n’est pas une subdivision d’un corpus plus vaste, elle en serait « le fondement » Votre avis ? Cordialement JMCF

  7. Simone MANON dit :

    Je ne crois pas, Christine, qu’il soit juste d’affirmer que « l’univers des formes est ignoré, absent de tout enseignement ».
    Simplement peut-on soutenir que l’expérience esthétique puisse tenir lieu de lien social? Dans une société holiste, comme l’était la société traditionnelle, oui, mais pas dans une société individualiste (au sens noble du terme où l’individu est la personne humaine titulaire de droits fondamentaux que l’ordre social doit garantir et protéger). Celle-ci est plurielle au sens où la diversité et la multiplicité rendent problématique une véritable communauté d’expérience. Ainsi, si l’on observe le nouveau régime de l’art, on s’aperçoit que l’expression artistique est souvent marquée par un arbitraire enfermant une individualité et ses adeptes dans une sorte de mythologie personnelle impuissante à dessiner un monde commun.
    Je vous suis pour penser que toute grande civilisation est liée à la prégnance de certaines formes qui relient sans doute souterrainement tous les aspects de la vie psychique et sociale.
    Mais ce qui caractérise notre monde, c’est la déconstruction des formes, la pulvérisation des consensus, la souveraineté de l’individu anomique et donc l’effacement d’un sens commun esthétique. Dans ces conditions le partage de l’expérience esthétique ne peut pas tenir lieu de contrat social.
    Bien à vous.

  8. Pascale dit :

    Je me demande si Christine ne trouverait pas grain à moudre
    en allant faire un tour par ici http://encyclopedie.homovivens.org/Dossiers/esthetique_et_education_selon_schiller.
    Bien à vous deux,
    PH

  9. Simone MANON dit :

    Merci pour cette précieuse référence.
    Bien à vous.

  10. FIANCETTE Chrisitine dit :

    Tous mes remerciements pour vos réponses et notamment ce projet de lecture (délectable).
    Par contre, je reviens sur la réponse donnée. L’art dans ses formes classiques n’existe plus, mais on peut également peut-être dire que l’art sans ses formes classiques (qu’il lui ont donné, somme toute, ses lettres de noblesse et ont permis de l’identifier comme tel) n’est pas de l’art. D’ailleurs toutes les manifestes totalitaires du début du XXe (artistiques et politiques) ont déclaré la mort de l’art et cette mort est largement consommée, même s’il existe encore quelques attardés ou épigones d’épigones qui s’acharnent encore autour de ce cadavre en déclarant qu’il doit mourir…! Parce que évidemment, les masses ne sont pas encore convaincues, surtout si elles n’ont pas vu passer les diverses révolutions artistiques. Les discours sur l’art aujourd’hui s’adressent en effet à un nouveau public, non averti et supposé tout gober, puisque tout le monde se pique d’être « passionnés » par l’art, ou ce qu’il en reste (La « Picasso » de Citroën …) L’art est donc un concept obsolète sauf dans ces applications commerciales, qu’il s’agisse d’exploiter le patrimoine (les visites de musées : la pyramide du Louvre a été conçu comme un centre commercial)ou de créer des évènements, des happening aussi éphémères que lucratifs. Donc, aucune confusion possible entre l’art (« actuel » ou le non-art) et l’esthétique. En réalité, le problème majeur, pour moi, est celui de l’expression. Trouver la forme de son expression. Car je ne peux me baser sur un constat, le contexte actuel pour supprimer cette référence et … cette raison de vivre. Ce serait, si je ne m’abuse, faire preuve d’un positivisme intellectuel que de ne juger qu’à l’aune d’une réalité sociale, elle-même éphémère, ponctuelle, d’un relativisme intégral. D’autant que  » l’art social » sonne, à mes oreilles, très faussement, très dangereusement. Ce qui est certain c’est que le consensus existe bel et bien – les fameuse nouvelles mythologies dont la liste n’a cessé de s’allonger-, avec les moyens de persuasion (la médiation planétaire) réitératifs et recompilés sans cesse (individualisme + collectivisme culturel). En fait, c ‘est la parole créatrice qui compte et ce que je demande, tout simplement, c’est non pas d’inventorier les failles, les manquements, les impossibilités… mais de donner une signification concrète à ce terme « d’esthétique » finalement récent (2 siècle seulement), un domaine d’investigation qui reste aujourd’hui « émergent ». J’espère que vous me répondrez. Courtoisement CF

  11. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vos propos me suggèrent les remarques suivantes :
    Ce n’est pas parce que la notion d’esthétique (et le champ d’études qu’elle ouvre) est d’invention récente (le 18ème) que l’expérience à laquelle elle renvoie l’est. L’expérience esthétique est sans doute consubstantielle à l’expérience humaine et met en jeu de multiples facteurs (idiosyncrasie personnelle, niveau scolaire, contextes culturels, contingences diverses etc.)
    Il ne faut pas confondre l’artistique et l’esthétique, d’une part, parce qu’on peut faire une expérience esthétique en présence d’objets non artistiques (un objet naturel), d’autre part, parce que ce que nous tenons pour des objets d’art n’a pas toujours été produit à des fins de contemplation artistique (les objets rituels par exemple) et enfin parce que le faire artistique et l’appréciation esthétique sont des opérations irréductibles l’une à l’autre.
    Quant à la question de l’expression, on ne peut que pointer l’illimitation de ses formes et son rapport à la question de l’identité. Chacun prétend s’exprimer et dans un monde marqué par l’égalisation des conditions (ou l’exigence du respect scrupuleux des identités), il ne faut pas s’étonner que toute expression revendique la reconnaissance. Il y va en effet de la mise en forme de sa propre expérience et dès lors que le souci des hiérarchies est perçu comme discriminatoire, l’expérience esthétique définie comme activité discriminatrice subit la même illimitation. Comme n’importe qui peut s’instituer artiste à partir du moment où il maîtrise les procédures d’artialisation, n’importe qui peut considérer sa propre discrimination comme opératoire.
    Bien à vous.

  12. Philippe dit :

    Je viens régulièrement sur votre site, car j’y trouve d’ordinaire des analyses et des explications assez éclairantes. C’est une fois encore le cas avec cet article, et je vous en félicite.

    Toutefois, il me semble que votre conclusion est, pour une fois, assez peu philosophique. On peut sans doute adresser une foule de reproches à la Distinction de Pierre Bourdieu (s’en prendre à sa méthodologie, à des biais dans son interprétation des textes de Kant, etc.), mais procéder par stigmatisation en sous-entendant que sa thèse est une « injure » pour tout homme et qu’elle conduit à prôner une forme « démagogique » de relativisme esthétique favorable aux « barbouilleurs » est à mon sens un peu expéditif et à la limite du sophisme (« c’est faux parce que c’est injurieux et contre les bonnes mœurs »), relevant en outre du premier stratagème de la mauvaise foi épinglé par Schopenhauer (caricaturer le marxisme, pour réfuter Bourdieu).

    L’exemple de l’athée appréciant les cantates de Bach ne me semble pas en contradiction avec la thèse de Bourdieu. Les cantates de Bach sont devenues des œuvres musicales déliées de leur fonction cultuelle de manière progressive. Si bien qu’aujourd’hui, on peut les apprécier pour leur seule valeur d’œuvre musicale. Reste qu’éprouver des émotions à leur écoute n’est statistiquement pas le fait de tout le monde (on a plus de chance de les apprécier quand on est prof de philo). Bourdieu interprète cette tendance statistique (qu’illustre l’enquête de l’INSEE : les pratiques culturelles des français) d’une certaine manière. On peut la critiquer, mais en prenant acte de l’existence de ces statistiques avant de proposer un autre éclairage. On peut très bien supposer que cette inégale répartition du « bon goût » dans la société est une conséquence du manque d’éducation, ce que vous faites. Mais on ne peut nier que pour un individu grandissant aujourd’hui, le rapport aux œuvres existantes est concrètement biaisé par la conscience de la position qu’elles occupent dans l’échelle des valeurs culturelles (et des bénéfices qu’on peut espérer que leur connaissance). Je ne pense pas que Kant aurait contesté ça : quoique le jugement esthétique soit désintéressé en théorie (critère nécessaire pour établir sa spécificité), on ne peut nier qu’en pratique il soit influencé par tout un ensemble de raisons sociales.

    Bien à vous.

  13. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Propos expéditif oui, mais sophistique, certainement pas.
    Vous ne pouvez nier que l’analyse de Bourdieu récuse le principe kantien d’un « sens commun esthétique » et donc donne de l’eau au moulin du relativisme.
    Vous ne pouvez nier que toutes les pensées réduisant l’homme à une dimension empirique (à l’infrastructure pulsionnelle dans le freudisme ou à une condition sociale dans le marxisme) font injure à l’homme dévoilé dans les possibilités transcendantales de l’esprit
    Quant à votre remarque sur l’exemple de Bach, elle me paraît aussi sophistique que la tentative marxiste de rendre intelligible la plaisir esthétique suscité par la statuaire grecque dans un monde qui n’est plus esclavagiste.
    Bien à vous.

  14. Philippe Jovi dit :

    Madame,
    je me permets de m’insérer dans le débat initié par mon homonyme à propos de la conception bourdieusienne du jugement esthétique.
    Dans votre article, vous vous demandez s’il faut « remettre en question un sens commun esthétique ». Et dans votre réponse à votre contradicteur, vous dites que l’on ne saurait « nier que l’analyse de Bourdieu récuse le principe kantien d’un sens commun esthétique ».
    Vous avez certainement raison si, par là, vous entendez le sensus communis aestheticus dont il est question chez Kant, c’est-à-dire cette faculté transcendantale inscrite dans la nature même de l’homme et sans laquelle aucun jugement réfléchissant ne serait possible. Car Bourdieu s’évertue en effet à montrer, statistiques à l’appui (on peut, bien entendu, contester la méthode à divers points de vue), qu’une telle faculté ne correspond en rien à une soi-disant « nature humaine » à l’idée optimiste de laquelle Kant, en Aufklärer accompli, a fait droit, mais plutôt à une disposition historiquement et socialement située (en quoi Bourdieu ne fait que donner une forme scientifique à un conventionnalisme déjà présent, à des degrés divers, chez Montaigne, Pascal, Hume ou Rousseau).
    En revanche, si par « sens commun esthétique » vous entendez, non pas l’origine de cette faculté de s’accorder en dehors de toute détermination conceptuelle, mais l’accord lui-même en tant qu’il est un requisit de la raison humaine et, pourquoi pas, un avant goût du sens éthique comme l’a souligné Kant, alors vous avez tort. Nul moins que Bourdieu (cf., notamment « les Règles de l’Art », « Langage et Pouvoir Symbolique ») n’a nié le caractère nécessaire d’un tel accord. Et pas du tout, comme le proclame une lamentable vulgate post-bourdieusienne, dans le seul but de perpétuer les structures de domination d’une société inégalitaire. L’analyse que fait Bourdieu de l’oeuvre de Baudelaire, ou de celle de Flaubert dans « les Règles de l’Art » témoigne tout au contraire de sa conception universaliste et émancipatrice des grandes oeuvres d’art.
    En ce sens, si Bourdieu est historiciste, il n’est pas exact qu’il « donne de l’eau au moulin du relativisme ». Il en va des valeurs esthétiques comme des valeurs éthiques, juridiques ou scientifiques : le fait que leur origine soit socio-historiquement située n’est pas un argument contre leur universalité et leur nécessité. Diriez-vous que Hegel est un relativiste ?
    Avec toutes mes salutations.

  15. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Permettez-moi de ne pas rebondir sur votre propos, car je n’ai pas lu « les règles de l’art ».
    Mais votre référence à Hegel, même sous la forme d’une boutade, me paraît déplacée tant l’envergure des esprits et leurs présupposés métaphysiques ne supportent guère la comparaison.
    Bien à vous

  16. Matthieu dit :

    bonjour, votre propos sur la beauté m’a fait penser à une phrase de Freud qui dit que l’individu partage un désir refoulé avec l’artiste, la beauté dans ce cas n’est elle pas subjective ou relative au désir refoulé ?

    en vous remerciant d’une future réponse

  17. Simone MANON dit :

    Bonjour
    L’idée de la beauté comme libre accord des facultés ou comme signe d’un sens commun esthétique n’a rien à voir avec les interprétations freudiennes.
    Les présupposés des analyses sont sans commune mesure. Il convient donc d’éviter les confusions.
    Ce qui n’interdit pas de bien connaître les unes et les autres afin d’interroger, sans dogmatisme, le mystère de la beauté.
    Bien à vous.

  18. BRANDIN Benoît dit :

    Bonjour !

    Tout d’abord, merci pour cet article très éclairant, qui m’ouvre quelque peu l’esprit, en cette période d’intenses révisions (je suis en L1 Philosophie).
    J’ai une petite question. Puisqu’il existe, pour Kant, un « Beau » universel, puisque désintéressé (et quoiqu’il soit injustifiable), comment justifie-t-il le fait que, par exemple, même les plus grandes œuvres soient contestées par un petit nombre (je caricature) ? Fait-il intervenir des facteurs psychologiques à ce niveau, ou n’en parle-t-il tout simplement pas ?

  19. Simone MANON dit :

    Bonsoir
    Voyez sur ce blog l’article: peut-on convaincre autrui de la beauté d’un objet? pour éclairer votre lanterne.
    Bien à vous.

  20. […] Manon (philolog.fr) fournit, comme souvent, une introduction brève et limpide aux principaux concepts de l’esthétique […]

  21. Martial Doche dit :

    Bonsoir,
    En lisant la CFJ, je me suis demandé (comme ça, en partant de mon vécu) pourquoi certaines oeuvres populaires, que Kant aurait sans doute jugées de peu de talent, me procuraient la même satisfaction que certaines oeuvres baroques dites majeures. Quand je parle de satisfaction, je pense au plaisir esthétique tel que le définit Kant (Je ne prends pas la peine de le citer pardon). C’est un problème, car il me semble que le critère qui devrait permettre de distinguer le génie du simple talent devrait être la nature de la satisfaction que nous en retirons. Si la chanson d’un petit artiste Pop me comble, comme Bach à d’autres moments, est-il encore possible de hiérarchiser ces artistes et de rendre justice au génie du compositeur allemand?.. je n’ai pas approfondi ma réflexion mais je voulais partager cette interrogation avec vous…
    Merci

  22. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Demandez-vous si votre expérience vous invite dans les deux cas à dire: « c’est beau ». La distinction entre l’agréable et le beau ne s’impose-t-elle pas ici? Cf. « Lorsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d’un objet qu’il lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (…) Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « A chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable. Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (…) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. (…) lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses » Ibid. § 7

    Et quand bien même ce ne serait pas le cas, il faut bien voir que le jugement s’éduque. L’analyse de Hume est très explicite sur ce point.
    Ainsi la variété des appréciations humaines en matière esthétique s’explique pour lui par la variété des circonstances dans lesquelles le jugement s’exerce. En l’absence d’une culture de la délicatesse de la perception esthétique, de la pratique d’un art particulier, de la comparaison entre des œuvres de qualité différente, de l’ascèse des préjugés, un homme ne peut pas prononcer un jugement autorisé en matière de goût. « Aussi bien que les principes du goût soient universels et presque, sinon entièrement, les mêmes chez tous les hommes, cependant bien peu d’hommes sont qualifiés pour donner leur jugement sur une œuvre d’art, ou pour établir leur propre sentiment comme étant la norme de la beauté » Essais esthétiques, GF Flammarion, p.140.

    Bien à vous.

  23. Martial Doche dit :

    Bonjour
    Merci, mais votre réponse ne peut pas m’éclairer. Je suis violoniste, j’ai fait le conservatoire, je connais bien la musique baroque et je sais parfaitement distinguer une bonne cantate d’une moins bonne, mais je suis par ailleurs un inconditionnel de britpop, de folk, de soul et de jazz. Puis-je dire d’une ballade de john Lennon (pour citer le plus connu) qu’elle est BELLE ? Bien sûr que oui. J’insiste, Monteverdi et Chet Baker me procurent le même, le même sentiment esthétique. Ce sentiment que Kant a défini. Je m’y réfère en vous parlant.
    J’avais un professeur de philosophie (par ailleurs musicologue, et prix Olivier Messiaen) qui jugeait que Jimmy Hendrix était un pur génie quand d’autres (conservateurs et fermés à la musique populaire) pensent que sa musique est en somme du  »bruit ». Pour ma part, ça ne fait pas de doute Hendrix est un génie. Bataille autour des critères. La technique apprise dans les conservatoires ne suffit pas quand il s’agit de dire quel artiste est génial ou pas. D’où ma question…
    Merci

  24. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Dans ma précédente réponse, je prenais simplement acte de la hiérarchie que vous sembliez établir, avec évidence, entre les deux types d’oeuvre, puisque vous distinguiez le génie « du simple talent » et que vous parliez « d’un petit artiste pop ».

    La perfection d’une oeuvre d’art ne me semble pas tributaire du genre dont elle relève. Elle ne l’est peut-être pas non plus du registre sur lequel elle joue, pour ceux qui sont sensibles surtout à la richesse de la construction formelle. Les cordes de la sensibilité sont multiples. On peut être plus réceptif à un type de musique qu’à un autre parce que l’on est plus familier de l’un que de l’autre. Mais enfin les grandes œuvres musicales sont toujours ce qui rend audibles les forces de la terre comme disait Deleuze, les unes dans une forme de bruit céleste, les autres de bruits infernaux.
    Ecoutez cette vidéo, https://www.youtube.com/watch?v=x78csFZmmew en particulier ce qui est dit à partir de la minute 13.
    Bien à vous.

  25. Martial Doche dit :

    Bonjour
    J’avais oublié ce passage et j’aime aussi Gilles Deleuze, merci de m’y renvoyer… Je crois saisir ce que nous dit Deleuze, mais enfin dans une dissertation, ce serait un peu vague … De qui peut-on dire qu’il « rend audible des forces qui ne sont pas audibles … qu’il rend audible la musique de la terre »? C’est tout le problème. Certains vous diront que le groupe de Bono (U2) en est capable, quand je trouve au contraire ce groupe abominable… Et Bono reconnaît lui-même être « un handicapé de la musique », seulement dit-il « on a la magie ». Cette magie – incontestable quand on voit qu’elle soulève les foules et rend le public complètement maboule – brouille la question des critères. Mais cette démence qui saisit les foules on la trouve aussi devant des concerts de hard métal, ou pire devant des concerts de Madonna… Peut être que le temps seul permet de faire le partage entre la vraie grande musique et ce qui serait peut être plus de l’ordre du phénomène social…
    Enfin, voilà c’était juste pour amorcer un petit débat…
    Merci!

  26. Simone MANON dit :

    Bonsoir
    Vous semblez à la recherche de critères de la beauté. Mais c’est mission impossible si on suit l’analyse de Kant. https://www.philolog.fr/peut-on-convaincre-autrui-de-la-beaute-dun-objet-kant/
    L’oeuvre s’impose par sa présence glorieuse, par la densité de l’émotion qu’elle suscite, par la réconciliation dans le plaisir esthétique de la sensibilité et de l’entendement, par la nature du monde qu’elle ouvre. Miguel Dufrenne a produit de très belles analyses sur ce point dans Phénoménologie de l’expérience esthétique.

    Bien à vous.

  27. Pierre Olivier dit :

    Bonjour,

    En premier lieu, un grand merci pour vos analyses précieuses.
    En second lieu, pourriez-vous m’éclairer concernant l’idée kantienne selon laquelle, dans l’expérience esthétique, s’opère une réconciliation de deux facultés, opposées par ailleurs lorsqu’il s’agit de connaître : l’imagination et l’entendement ? Ce point m’a toujours paru obscur chez Kant. Autant l’opposition entre intelligence (mise en ordre du divers) et sensibilité (réception du divers) dans le domaine de la connaissance me semble évidente autant cette harmonie dans le domaine esthétique est pour moi difficile à comprendre avec précision. La beauté artistique, via les sens, met en mouvement l’imagination : cela ne devrait-il pas désorienter l’entendement (lequel est vecteur de règles) ? Comment l’entendement pourrait-il trouver du plaisir dans l’expérience de la désorientation produite par la contemplation d’un objet sans concept ? Que veut dire « libre jeu » de l’entendement et de l’imagination ?

    Cordialement.

  28. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vous faîtes erreur lorsque vous croyez que l’imagination et l’entendement s’opposent dans la connaissance. Kant dit explicitement le contraire dans le paragraphe 9.
    Le libre jeu des facultés signifie que l’exercice de l’imagination ( capacité d’unifier une diversité sensible dans une image ou de schématiser une notion en lui donnant une image) et l’entendement ( capacité de synthétiser diverses représentations dans l’unité du concept ou de subsumer le particulier sous le général) n’est déterminé par aucune règle et pourtant les deux facultés s’accordent. Bien qu’il n’y ait pas de concept de la beauté, celle-ci semble s’incarner dans l’objet dont la représentation produit le plaisir. Celui-ci est un sentiment, suscité ici par l’harmonie des deux facultés. Tout sentiment met en jeu la sensibilité. C’est en ce sens que Kant parle de la réconciliation du sensible et de l’intelligible dans l’expérience esthétique.
    Bien à vous.

  29. Louise dit :

    Bonjour Madame Manon,

    Je voulais vous remercier d’avoir créé ce blog qui m’est d’une grande aide ( je suis en terminale littéraire). Je voulais aussi vous poser une question: vous dites que certaines œuvres d’art dites classique traversent les siècles et les civilisations; une œuvre d’art est-elle intemporelle ?
    Merci,

    Louise.

  30. Simone MANON dit :

    Bonjour
    C’est un beau sujet de dissertation que vous avez à traiter.
    Bon travail.

  31. Brieuc dit :

    Bonjour Madame,

    Tout d’abord, votre travail de philosophe est assez dense et assez intéressant pour réellement s’y pencher. Cependant, j’avais une question par rapport au goût, à l’esthétique aussi.

    J’ai étudié un passage de la Critique de la Faculté de juger de Kant pour le bac (par rapport à l’art). Ayant plutôt des tendances empiristes, et étant parti pour une licence de philosophie j’aurai aimé me concentrer sur l’œuvre de Hume en laquelle figure : « la beauté d’une chose réside dans celui de l’esprit qui la contemple » mais également d’autres philosophes qui délivrent un éloge de la contemplation de la nature, la vision des Anciens à ce sujet pourrait être intéressante mais je n’ai pas encore une bonne maîtrise des auteurs pour savoir vers qui me pencher.

    Par suite, j’aurai aimé lire l’intégralité de la Critique de la Faculté de juger, mais a ce que j’entends dire, il faut souvent avoir lu la Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique pour tenter de parvenir à saisir la pensée kantienne.

    J’attends ainsi différents ouvrages, si vous le pouvez votre avis, merci d’avance

  32. Simone MANON dit :

    Bonjour
    La seule façon de maîtriser une question est de lire les grands auteurs.
    Platon, Aristote, Hume, Kant, Hegel, Burke, Heidegger, etc.
    La critique de la faculté de juger est une bonne initiation. Nul besoin d’avoir lu les autres critiques pour l’aborder mais pour comprendre le propos kantien vous serez nécessairement conduit à des approfondissements impliquant une initiation à la pensée dans son ensemble. Ce sera le cas pour tous les auteurs. Il faut bien commencer quelque part mais toute philosophie ayant sa propre cohérence, chaque œuvre ouvre sur les autres. Pour Hume lire la totalité des Essais esthétiques est incontournable.
    Bien à vous.

  33. Olivier dit :

    Bonjour,

    merci pour cet intéressant article. Deux questions me viennent à sa lecture :

    1) Peut-on dire que la réconciliation de la sensibilité vient également de ceci : les phénomènes sensibles relevant du principe de causalité, la finalité relevant quant à elle d’une volonté libre donc immatérielle (postulat de la raison pratique), il y a une réconciliation du sensible et de l’intelligible dans l’objet d’art en ce sens que, tout en appartenant au monde matérielle donc soumis à la causalité, il témoigne d’une finalité qui relève du domaine de l’intelligibilité. Pour que cette réconciliation ait lieu il est important que cette finalité soit « sans fin », et ne relève donc pas de règles précises conçues par l’esprit de l’artiste. Car si il obéissait à des règles, l’objet d’art ne serait plus la réconciliation mystérieuse du sensible et de l’intelligible, mais simplement la transformation d’objet sensibles par un esprit rationnel (et peut-être qu’on peut opposer la conception kantienne du beau comme réconciliation toujours mystérieuse du sensible et de l’intelligible, à la conception hégélienne qui est plutôt la transformation du sensible par l’intelligible qui lui imprime sa marque ?) Peut-être que cette interprétation tombe complètement à côté, j’aimerais beaucoup avoir votre avis.

    2) J’ai relu les paragraphes II et III de l’analytique du beau à la suite de votre article, et je ne comprends pas bien la définition que Kant donne de la satisfaction désinteressée comme étant indépendante de l’existence de l’objet. « La satisfaction se change en intérêt lorsque nous la lions à la représentation de l’existence d’un objet. Dès lors aussi, elle se rapporte toujours à la fa­culté de désirer ou comme son motif, ou comme nécessairement unie à ce motif. » Je ne comprends pas bien, parce qu’il me semble que le contemplation esthétique du beau implique nécessairement l’existence de l’objet à contempler. Si la Joconde était détruite et n’avait plus d’existence, quel sens cela aurait-il de dire encore qu’elle est belle ? A la limite on pourrait dire que la représentation mentale que j’en ai est belle, mais dans ce cas là on peut aussi dire que la représentation mentale d’un gâteau est agréable indépendamment de l’existence du gâteau ! Je comprends bien que le beau n’est pas lié au plaisir des sens, puisqu’il implique une finalité sans fin qui relève de l’entendement même si elle n’obéit pas à des règles, mais j’ai du mal à faire le lien entre cette satisfaction désintéressée et l’inexistence de l’objet.

    Au plaisir de vous lire,
    bien cordialement

    Olivier

  34. Olivier dit :

    3) une autre question que j’ai oublié, désolé du double message ! Kant dit que si on savait qu’un artiste obéissait à des règles précises pour faire un objet beau, ou si on apprenait que le chant des oiseaux était fabriqué par un artisan construisant des automates, le sentiment du beau disparaîtrait, parce qu’il n’y aurait plus cette réconciliation non-conceptualisable du sensible et de l’intelligible. Mais alors, en suivant cette logique, ne devrait-on pas dire que, si l’existence de Dieu était avérée et que l’homme connaissait les lois présidant à l’harmonie de la Création, le sentiment du beau face aux beaux objets de la nature disparaîtrait ? En effet « la nécessité sans loi » et « la finalité sans fin » s’évanouiraient puisqu’il apparaîtrait que ces objets obéissent à une finalité et une loi divines. Paradoxalement, ne devrait-on pas dire que le beau n’existe que du point de vue humain limité, et qu’il n’a pas de sens du point de vue divin ? Ou alors ce serait un beau d’une nature différente, très différent de la définition kantienne qui vaut pour notre esprit.

    Cordialement

    Olivier

  35. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Je ne comprends pas bien la nature de votre perplexité.
    Vous semblez ne pas voir clairement que la réconciliation du sensible et de l’intelligible n’opère qu’au niveau subjectif de la représentation.
    Dans le jugement de goût je ne suis pas affecté par l’objet dans sa réalité matérielle, autrement dit je ne suis pas affecté empiriquement comme c’est le cas avec l’agréable. L’agréable est ce qui plaît aux sens. L’objet m’affecte empiriquement. Son existence m’importe en tant qu’il a un rapport avec la faculté de désirer. Rien de tel dans le jugement de goût qui est purement contemplatif. Seule la représentation de l’objet est en jeu.
    D’où la proposition kantienne: « Le goût est la faculté de juger d’un objet OU D’UN MODE DE REPRESENTATION sans aucun intérêt par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction » §5
    Aucun intérêt, ni des sens (l’agréable) ni de la raison (le bien) ne contraint l’assentiment, remarque Kant. Le beau est donc l’objet d’une satisfaction désintéressée et libre.
    Tant que je suis sensible à l’existence d’un objet, je ne suis pas libre pour la contemplation esthétique. Lié à lui par un besoin physique ou moral son existence m’importe au plus haut point et parasite le libre jeu des facultés qui est suscité par la seule représentation de l’objet.
    Il s’ensuit que « la beauté n’a de valeur que pour les hommes, c’est-à-dire pour des êtres d’une nature animale, mais cependant raisonnables,et cela non pas seulement en tant qu’êtres raisonnables (par exemple des esprits) mais aussi en même temps en tant qu’ils ont une nature animale »§5
    Bien à vous.

  36. Olivier dit :

    Bonjour,

    Merci pour votre réponse. En effet je ne faisais pas la distinction entre l’affection par un objet matériel et le fait que le beau mette en jeu uniquement la représentation de l’objet, je vous remercie de cet éclaircissement.
    Toutefois j’ai encore du mal à bien saisir la différence entre beau et agréable en ce que le deuxième est nécessairement lié à l’existence de l’objet. Une simple représentation, indépendante de l’existence de l’objet matériel, ne peut-elle pas être agréable ? Par exemple, je peux me représenter une tapisserie violette agréable, en ce que le violet me plaît particulièrement. Dès lors en quoi le critère de l’existence de l’objet est décisif ? Et inversement, quand je me représente un objet beau, je me le représente malgré tout comme si je le percevais par mes sens, par exemple quand je me représente la Joconde alors qu’elle n’est pas devant moi.
    Bien à vous et merci encore pour votre aide

  37. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vous devriez lire et relire les textes kantiens concernés afin de vous approprier les significations.
    Il faut en distinguer deux:
    -dans le chapitre 7, notre expérience de l’agréable se distingue de celle du beau en tant qu’elle n’a pas de prétention à l’universalité. Lorsque je dis que le vin du Caucase ou la couleur violette me plaît, j’admets implicitement qu’ils peuvent déplaire à une autre sensibilité. Je prononce un jugement particulier, alors que lorsque je dis: c’est beau je prétends que tous les hommes devraient prononcer le même jugement.
    – il s’agit donc de comprendre ce qui distingue ces deux expériences. Pour cela il faut distinguer différentes espèces de relation des modes de représentation au sentiment de plaisir et de peine. L’expérience du beau est indifférente à l’existence de l’objet. On peut dire qu’elle l’est seulement à sa forme, ce qui ne peut être sensible que si ce qui me lie à l’objet est affranchi d’un rapport intéressé au réel, celui qui est déterminé par mes inclinations ( mes désirs, mes besoins). Kant oppose en ce sens la faveur à l’inclination et définit le jugement de goût comme un jugement purement contemplatif. La représentation (belle) me ravit de manière désintéressée, libre, dit Kant.
    Cette idée que l’expérience de la beauté court-circuite le rapport purement sensible à l’objet, suspend l’inclination se retrouve aussi bien chez Hegel que chez Schopenhauer. La belle forme libère le sujet de la dimension strictement sensible en mettant en jeu sa dimension intellectuelle sans qu’il puisse justifier le plaisir ressenti par des concepts.
    Bien à vous.

  38. […] Le jugement de goût. […]

  39. Etienne dit :

    Bonjour, je vous remercie pour cet exposé clair et plus généralement pour votre blog qui m’est très utile. Je me permets de faire remarquer quelques points concernant les positions de Bourdieu (telles que je les ai comprises, je n’ai pas la prétention d’être un expert). Il ne dit pas que la culture légitime est un « instrument » d’une domination intentionnelle par une classe dominante organisée qui dévaloriserait le goût populaire par son pouvoir sur les institutions. La formulation en terme « d’instrument » est problématique, elle suggère ce qu’il appelle le « fonctionnalisme du pire » (en gros: considérer qu’une institution ou une norme a la domination pour fonction et qu’elle est intentionnellement produite et maintenue par les dominants en vue de cette fonction). Ce que pointe Bourdieu c’est le fait finalement indéniable car trivial de l’existence d’une différence entre un goût jugé socialement légitime et un goût socialement disqualifié (c’est quelque chose d’aussi simple que la différence entre ce qu’on peut citer comme exemple dans une copie de philosophie et ce qui ne peut pas être utilisé de cette manière, par exemple si on veut faire un exemple de philosophie de l’action et qu’on doit choisir entre deux scènes également conceptuellement pertinentes dont une est située dans un épisode des Tortues Ninja et une dans un roman de Balzac, on opte pour Balzac). Il s’agit simplement de dire que dans les faits la situation sociale des individus semble avoir une importance dans la constitution de leurs goûts, et que par ailleurs tous les goûts ne sont pas également valorisés, notamment dans les contextes officiels et scolaires (mais cette « valorisation » n’est pas une question de dépréciation toujours explicite et intentionnelle, il s’agit de manières diverses et plus ou moins subtiles de réagir, liées à des normes qui sont intériorisées par tous les agents, y compris les dominés). Cette différence entre la valeur sociale attribuée aux goûts des uns et des autres n’implique en réalité pas directement ou nécessairement le relativisme esthétique, car c’est une thèse sociologique et non philosophique. Elle porte sur les conditions de sociales de production et d’appréciation effective des jugements esthétique mais pas sur leur valeur de vérité (de même que si je dit que Bourdieu a dit tout ce qu’il a dit parce qu’il était traumatisé par son parcours d’ascension sociale je n’ai encore rien dit de pertinent sur la vérité de ses théories). Il y a ensuite une deuxième thèse distincte qui ne porte plus sur le type d’objet appréciés, mais sur la manière de se rapporter à l’objet (et plus précisément sur la manière de parler de la manière de se rapporter à l’objet); cette thèse consiste à dire qu’avoir un rapport à l’art qui est « désintéressé » ou qui se présente comme tel est également quelque chose de socialement conditionné et situé. Il s’agit ici de dire que l’approche de l’oeuvre comme dissociée de toute fonction et de toute utilité (sociale, morale, politique, etc) et prise uniquement pour sa forme est en général le fait d’individus qui ont été éduqués à concevoir le rapport juste à l’art comme étant un rapport gratuit, formel et désintéressé, donc d’individus détenteur d’une certaine culture porteuse de ces conceptions. Par ailleurs l’attitude désintéressée par rapport à l’oeuvre d’art peut être liée selon Bourdieu à un certain habitus bourgeois structuré par la valorisation de la distance, de la légèreté, de la retenue (qui interdisent l’expérience esthétique sentimentaliste, émotionnelle, identificatoire). Il cherche aussi à concevoir un lien entre le rapport socialement différencié à l’art et le rapport socialement différencié au temps et à l’activité en général, en suggérant que la recherche de quelque chose qui n’a pas d’utilité et qui est conçu comme tel exige d’avoir du temps libre, et exige d’être capable de valoriser « l’inutile » grâce à une culture qui permet de concevoir « l’inutile » comme « gratuit », c’est-à-dire comme libéré de la vulgarité de la fonction. Ces arguments sont discutables mais ils sont basés sur des analyses sociologiques quantitatives et qualitatives, et vise à établir des faits sociaux et pas des vérités philosophiques. Cela dit on peut reprocher à Bourdieu de susciter lui-même la confusion en théâtralisant une opposition à Kant.

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