« C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers.
Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve ; presque tout toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin ».
« Peut-être ne comprendra-t-on pas tout de suite ce que j'entends par « la volonté foncière de l'esprit ». Qu'on me permette une explication. Cette chose impérieuse que le vulgaire appelle « l'esprit » veut dominer et se sentir le maître au-dedans et autour de soi ; il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine. Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes constatent chez tout ce qui doit vivre, croître et multiplier. L'aptitude de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans un penchant prononcé à assimiler le neuf à l'ancien, à simplifier le complexe, à ignorer ou à écarter ce qui est absolument contradictoire; c'est ainsi que dans tout ce qui est en dehors de lui il souligne arbitrairement certains traits, les met en valeur, les falsifie à sa convenance. Ce qu'il cherche, c'est à s'incorporer de nouvelles expériences, à ranger les faits nouveaux à l'intérieur de séries anciennes, il cherche, somme toute, à s'accroître; plus précisément à se sentir croître, à sentir sa force accrue. Ce même vouloir trouve aussi un appui dans un instinct de l'esprit qui semble tout opposé : une résolution brutale et soudaine d'ignorer, de s'isoler, de fermer ses fenêtres, un déni intime opposé à ceci ou à cela, un refus de se laisser approcher, une attitude de défense à l'endroit de ce qu'on pourrait savoir, un parti pris de laisser certaines choses dans l'ombre, de boucher l'horizon, d'ignorer délibérément; tout cela nécessaire à l'esprit, d'une nécessité qui varie selon le degré de sa force d'assimilation, de sa « capacité digestive », pour parler en image; et de fait c'est à un estomac que l'esprit ressemble le plus. Il faudrait encore faire entrer en ligne de compte la volonté qu'a l'esprit de se laisser abuser à l'occasion, peut-être avec le soupçon malicieux que les choses ne sont pas telles qu'on le dit, mais en faisant semblant d'y croire, le goût de l'incertitude et de l'équivoque, le plaisir délicieux qu'on prend à se confiner volontairement dans un petit coin bien caché, le goût de voir les choses de trop près, sans recul, en surface seulement, de les voir grossies, diminuées, décalées, embellies, la délectation intime que l'on goûte à cette manifestation arbitraire de puissance. Il faut enfin compter ici avec cette propension un peu suspecte de l'esprit à duper d'autres esprits et à porter des masques en leur présence; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d'une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser; l'esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d'être en sécurité - ces talents de Protée sont ceux qui le défendent et le dissimulent le mieux. Cette volonté-là, qui recherche la pure apparence, la simplification, le masque, le manteau, bref le superficiel, car tout ce qui est superficiel est un manteau, agit à l'opposé du sublime instinct qui pousse l'homme à connaître, à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur essence et leur complexité; il y a là une sorte de cruauté de la conscience et du goût intellectuels que tout penseur courageux discernera en lui pourvu qu'il ait, comme il convient, assez longuement aiguisé et endurci le regard qu'il porte sur lui-même et qu'il se soit accoutumé à user d'une stricte discipline et d'un langage rigoureux. Il dira alors «Il y a de la cruauté dans le penchant essentiel de mon esprit. » Les gens vertueux et aimables auront beau tâcher de l'en dissuader. De fait, il serait plus aimable de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité - nous libres et très libres esprits. Et telle sera peut-être un jour notre gloire posthume. En attendant - car il se passera du temps jusqu'alors - nous serions peut-être moins tentés que personne de nous parer de ce clinquant verbal, de ces falbalas de style moraux; tout notre effort antérieur nous a justement rendu odieux ce mauvais goût et son exubérance joviale. Ce sont de beaux mots chatoyants, cliquetants, solennels, que ceux de probité, d'amour du vrai, d'amour de la sagesse, de sacrifice à la connaissance, d'héroïsme du vrai; il y a en eux de quoi nous gonfler d'orgueil. Mais quant à nous, ermites et marmottes, il y a beau temps que nous sommes persuadés dans le secret de nos consciences d'anachorètes, que tout ce faste verbal qu'on vénère n'est rien, lui non plus, que défroque mensongère, parure abusive, poudre d'or frelatée dont se pare l'inconsciente vanité humaine et que, même sous cette peinture flatteuse, sous cette couche de fard, il faut reconnaître et mettre en lumière l'effroyable texte primitif de l'homo natura. Réintégrer l'homme dans la nature, triompher des nombreuses interprétations vaines et fumeuses qui ont été griffonnées ou barbouillées sur ce texte primitif éternel, obtenir que dorénavant l'homme endurci par la discipline scientifique adopte devant l'homme tel qu'il est à présent la même attitude que devant l'autre nature; qu'il ait le regard intrépide d'un Oedipe et les oreilles bouchées d'un Ulysse, qu'il soit sourd aux appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui trop longtemps lui ont seriné « Tu es mieux que cela, tu es plus grand, tu as une autre origine », - c'est une tâche qui peut sembler étrange et folle, mais c'est une tâche, qui pourrait le nier? [...] »
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Pourquoi les hommes s’efforcent-ils de connaître ?
Et pourquoi ce pourquoi ?
Et pourquoi je me demande pourquoi cette question ?
Mais pourquoi ce dernier pourquoi ?
Etc.
Poser une question, c’est ignorer la réponse.
Quand la question ne se pose pas ou plus, c’est que la réponse nous habite déjà ou enfin !
A tous les ‘pourquoi’, une seule vraie réponse en forme de sourire : Parce que nous sommes ce que nous sommes.
Et habité des réponses, enfin pouvoir regarder sans penser.
^ Ce que Cedric dit est completement stupide.
Bonjour,
Quelle différence y a t’il entre sagesse et savoir? Est-ce que la sagesse, c’est tout savoir? Si tel est le cas, face à la science la philosophie n’est-elle pas inutile?
Bien à vous.
Bonjour
La sagesse est un art de vivre en conformité avec les exigences de la raison. La dimension pratique (plan de l’action) est aussi constitutive de l’idéal de la sagesse que la dimension théorique (plan de la connaissance).
Pour les Anciens la science et la sagesse sont une seule et même chose parce que le savoir n’est pas segmenté. Cf. https://www.philolog.fr/science-et-philosophie/
Dans l’acception moderne la science consiste à élaborer un savoir positif selon une méthode draconienne. Par présupposé méthodologique, la science s’interdit tout discours sur les fins et les valeurs de l’existence humaine. La question morale, politique voire épistémologique est hors de son champ.
Comment devons-nous vivre? Qu’est-ce que le bien commun? L’existence a-t-elle un sens? Comment être heureux? Ces questions que ne peut éviter d’affronter l’homme soucieux de sagesse (les Anciens la définissaient comme la méthode de la vie bonne et heureuse) sont étrangères au domaine scientifique. Voilà pourquoi, on peut être un grand savant dans un domaine donné et être démuni sur le plan existentiel.
La réflexivité étant essentielle pour prétendre aux lumières, la connaissance scientifique devra toujours être prolongée par la réflexion philosophique pour avoir l’intelligence d’elle-même et pour armer les hommes moralement et spirituellement.
Bien à vous.
Peut-être ma que cela vous paraitra simpliste, mais voici l’interprétation du néophyte que je suis à la question donnée : il y a la naissance, la mort et entre les deux la vie. Or, c’est la toute la raison d’être de notre quête de connaissance, apporté du relief à une existence qui sans cela se révèlerai dénuer de tout sens. Effectivement, dans ce cas-ci l’important est bien davantage la démarche que la réponse, car selon toute vraisemblance, cette dernière nous demeure inaccessible. Ainsi, l’homme utilise la quête de connaissance comme une zonne tampon entre deux réalitées qui s’entrechoque brutalement en lui, d’une part une intelligence suffisamment grande pour lui permettre de formuler des questions, mais d’une autre part, une incapacité physiologique à ne serait-ce qu’effleurer les réponses des dit questionnements. Donc, nous nous retrouvons dans un contexte le questionnement devient un mécanisme de défence incontinent qui nous préserve d’une réalité trop pénible. En conclusion, on pourrait affirmer qu’à l’instar de l’enfant qui se cache sous sa couette pour éviter de faire face à l’immensité obscure de sa chambre, l’homme se cache inconsciamment derrière ces questionnements pour éviter de faire face à son incapacité a les résoudres.
Bonjour
Il y a quelques bonnes intuitions dans votre propos. Par exemple l’idée que la démarche, le chemin importe plus qui ce qui est visé. En ce sens on retrouve le thème pascalien du divertissement. https://www.philolog.fr/le-divertissement-pascal/
Mais que l’entreprise de connaissance puisse conférer un sens à la vie, masquer son vide, distraire de l’ennui, soit. Cela néanmoins n’est pas suffisant pour répondre à notre question car il y de nombreuses autres manières de construire un paravent entre nous et notre misère existentielle. Comment éclairer la spécificité de cette manière là?
Il faut alors pointer d’autres principes d’élucidation, ceux qui sont énoncés dans la dissertation mise en lien au début de l’article.
PS: Permettez-moi d’attirer votre attention sur la nécessité de corriger votre expression. Ex: apporteR du relief à une existence qui sans cela se révéleraiT dénuéE de sens- Zone- réalitéS qui s’entrechoqueNT- mécanisme de défenSe-inconsciEmment- à les résoudre.
Il ne faut pas qualifier de physiologique notre incapacité à achever notre quête de connaissance dans le savoir absolu. Il s’agit d’une incapacité logique voire psychologique.
Bien à vous