Cf.Dissertation. [1]
« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers.
Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve ; presque tout toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin ».
« Peut-être ne comprendra-t-on pas tout de suite ce que j’entends par « la volonté foncière de l’esprit ». Qu’on me permette une explication. Cette chose impérieuse que le vulgaire appelle « l’esprit » veut dominer et se sentir le maître au-dedans et autour de soi ; il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine. Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes constatent chez tout ce qui doit vivre, croître et multiplier. L’aptitude de l’esprit à s’approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans un penchant prononcé à assimiler le neuf à l’ancien, à simplifier le complexe, à ignorer ou à écarter ce qui est absolument contradictoire; c’est ainsi que dans tout ce qui est en dehors de lui il souligne arbitrairement certains traits, les met en valeur, les falsifie à sa convenance. Ce qu’il cherche, c’est à s’incorporer de nouvelles expériences, à ranger les faits nouveaux à l’intérieur de séries anciennes, il cherche, somme toute, à s’accroître; plus précisément à se sentir croître, à sentir sa force accrue. Ce même vouloir trouve aussi un appui dans un instinct de l’esprit qui semble tout opposé : une résolution brutale et soudaine d’ignorer, de s’isoler, de fermer ses fenêtres, un déni intime opposé à ceci ou à cela, un refus de se laisser approcher, une attitude de défense à l’endroit de ce qu’on pourrait savoir, un parti pris de laisser certaines choses dans l’ombre, de boucher l’horizon, d’ignorer délibérément; tout cela nécessaire à l’esprit, d’une nécessité qui varie selon le degré de sa force d’assimilation, de sa « capacité digestive », pour parler en image; et de fait c’est à un estomac que l’esprit ressemble le plus. Il faudrait encore faire entrer en ligne de compte la volonté qu’a l’esprit de se laisser abuser à l’occasion, peut-être avec le soupçon malicieux que les choses ne sont pas telles qu’on le dit, mais en faisant semblant d’y croire, le goût de l’incertitude et de l’équivoque, le plaisir délicieux qu’on prend à se confiner volontairement dans un petit coin bien caché, le goût de voir les choses de trop près, sans recul, en surface seulement, de les voir grossies, diminuées, décalées, embellies, la délectation intime que l’on goûte à cette manifestation arbitraire de puissance. Il faut enfin compter ici avec cette propension un peu suspecte de l’esprit à duper d’autres esprits et à porter des masques en leur présence; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d’une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser; l’esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d’être en sécurité – ces talents de Protée sont ceux qui le défendent et le dissimulent le mieux. Cette volonté-là, qui recherche la pure apparence, la simplification, le masque, le manteau, bref le superficiel, car tout ce qui est superficiel est un manteau, agit à l’opposé du sublime instinct qui pousse l’homme à connaître, à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur essence et leur complexité; il y a là une sorte de cruauté de la conscience et du goût intellectuels que tout penseur courageux discernera en lui pourvu qu’il ait, comme il convient, assez longuement aiguisé et endurci le regard qu’il porte sur lui-même et qu’il se soit accoutumé à user d’une stricte discipline et d’un langage rigoureux. Il dira alors «Il y a de la cruauté dans le penchant essentiel de mon esprit. » Les gens vertueux et aimables auront beau tâcher de l’en dissuader. De fait, il serait plus aimable de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité – nous libres et très libres esprits. Et telle sera peut-être un jour notre gloire posthume. En attendant – car il se passera du temps jusqu’alors – nous serions peut-être moins tentés que personne de nous parer de ce clinquant verbal, de ces falbalas de style moraux; tout notre effort antérieur nous a justement rendu odieux ce mauvais goût et son exubérance joviale. Ce sont de beaux mots chatoyants, cliquetants, solennels, que ceux de probité, d’amour du vrai, d’amour de la sagesse, de sacrifice à la connaissance, d’héroïsme du vrai; il y a en eux de quoi nous gonfler d’orgueil. Mais quant à nous, ermites et marmottes, il y a beau temps que nous sommes persuadés dans le secret de nos consciences d’anachorètes, que tout ce faste verbal qu’on vénère n’est rien, lui non plus, que défroque mensongère, parure abusive, poudre d’or frelatée dont se pare l’inconsciente vanité humaine et que, même sous cette peinture flatteuse, sous cette couche de fard, il faut reconnaître et mettre en lumière l’effroyable texte primitif de l’homo natura. Réintégrer l’homme dans la nature, triompher des nombreuses interprétations vaines et fumeuses qui ont été griffonnées ou barbouillées sur ce texte primitif éternel, obtenir que dorénavant l’homme endurci par la discipline scientifique adopte devant l’homme tel qu’il est à présent la même attitude que devant l’autre nature; qu’il ait le regard intrépide d’un Oedipe et les oreilles bouchées d’un Ulysse, qu’il soit sourd aux appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui trop longtemps lui ont seriné « Tu es mieux que cela, tu es plus grand, tu as une autre origine », – c’est une tâche qui peut sembler étrange et folle, mais c’est une tâche, qui pourrait le nier? […] »