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Jérémie Bentham 

  

Le fondateur de la morale utilitaire est Jérémie Bentham (1748.1832). Son continuateur John Stuart Mill (1806.1873). (Mais l'épicurisme est déjà un utilitarisme).  

  

   Comme le kantisme, l'utilitarisme ne veut pas fonder l'obligation morale sur une instance extérieure à l'homme mais alors que le rigorisme kantien la fonde sur une exigence pure de la raison pratique, l'utilitarisme objecte à Kant qu'il n'y a pas de bien en soi. Si le respect de la personne est un bien, si tenir ses promesses est un bien, c'est que ces conduites sont utiles. L'utilitarisme est un conséquentialisme. Ce sont les conséquences heureuses d'une action, pour l'agent moral et pour les autres, qui déterminent sa valeur morale.  

  Il s'ensuit que pour répondre à la question « que doit-on faire ? » il convient de prendre en considération les besoins et les intérêts de notre condition.  

 

  Ce qui satisfait les besoins et les intérêts humains étant source de plaisir, l'utilitarisme se donne comme critère du bien moral le bonheur ou le bien-être. Il retrouve ainsi les grandes leçons des morales antiques sans admettre pour autant leurs présupposés finalistes. Il est essentiellement la morale d'un monde laïcisé où, en l'absence de fins surnaturelles, on considère que la tâche des hommes est de promouvoir les conditions du bonheur sur la terre.  

 

   PB : Ce critère ne va pas de soi car qu'est-ce le bonheur ? 

 

On se souvient du propos kantien : c'est un idéal de l'imagination. Toutes les difficultés de cette morale tiennent au fait que la recherche du bonheur « est enveloppée d'impénétrables ténèbres » Kant.  

    J. S. Mill l'avoue dans son Essai sur Bentham. 1838: « L'utilité ou le bonheur sont des fins beaucoup trop complexes et mal définies pour être recherchées autrement qu'à travers une série de fins secondaires ». Et dans son Autobiographie. 1873 il précise : « Ceux-là seulement sont heureux, qui ont l'esprit tendu vers quelque objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le bonheur d'autrui ; vers l'amélioration de la condition de l'humanité, vers quelque acte, quelque recherche qu'ils poursuivent non comme un moyen, mais comme une fin idéale (...) Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de l'être. Pour être heureux, il n'est qu'un seul moyen, qui consiste à prendre pour but de la vie, non pas le bonheur, mais quelque fin étrangère au bonheur ».  

 

  Alors comment clarifier un peu la question ?  

   Bentham définit le bonheur par le plaisir conçu en terme quantitatif. Il propose d'avoir recours à une arithmétique des plaisirs qu'il demande d'examiner à sept points de vue : celui de l'intensité, de la durée, de la probabilité (un plaisir assuré vaut mieux qu'un plaisir probable), de la proximité (un plaisir à portée de mains vaut mieux qu'un plaisir lointain), de la fécondité (un plaisir est fécond s'il en engendre d'autres), de la pureté (un plaisir est pur s'il n'est pas mêlé à de la douleur) et de l'étendue (plus le plaisir concernera de personnes meilleur il sera).  

Pour bien agir, il suffit de calculer avec justesse les plaisirs et les peines. Ce calcul permet de comprendre que les vertus traditionnelles donnent des plaisirs plus durables, plus féconds et plus étendus que les vices opposés. Le bien moral est donc ce qui sert l'intérêt du plus grand nombre ou ce qui promeut le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre.  

   L'analyse de Bentham suscite des objections.  

  Par exemple est-il légitime de s'en tenir à une évaluation quantitative des plaisirs ou des utilités ?  

  Une approche qualitative, comme la préconise J.S. Mill, n'est-elle pas plus justifiée ? En s'interdisant une évaluation qualitative, Bentham voulait éviter les risques de terrorisme ou de despotisme inhérents au principe d'une autorité habilitée à discriminer parmi les plaisirs. « A quantité de plaisir égale, affirme-t-il, le jeu de poussette a autant de valeur que la poésie ».  

   Ce que refuse Mill. Tous les plaisirs n'ont pas même valeur et pour savoir, de deux plaisirs, lequel en a le plus, il convient de s'en remettre aux hommes compétents c'est-à-dire à ceux qui ont l'expérience des deux. Par où il apparaîtra que les plaisirs intellectuels et moraux sont supérieurs aux plaisirs physiques.  

  « C'est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d'en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d'être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration du plaisir des bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s'il avait la conviction que l'imbécile, l'ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu'eux-mêmes avec le leur. Ils ne voudraient pas échanger ce qu'ils possèdent de plus qu'eux contre la satisfaction la plus complète de tous les désirs qui leur sont communs (...) Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile ou le porc sont d'un avis différent, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question : le leur. L'autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés » L'Utilitarisme.1861.  

  Mill est ainsi conduit à faire l'éloge du désintéressement, du sacrifice, du précepte biblique au nom de l'intérêt ou du bonheur bien compris. Il donne une telle extension au concept d'utilité qu'il conçoit la vertu comme la condition du bonheur.  

 

  Son propos pointe en creux les apories d'une mesure des préférences car il ne semble pas qu'il y ait en ce domaine « d'hédonomètre » universalisable.  

 

PB : Le deuxième grand problème que doit affronter l'utilitarisme concerne le rapport des intérêts individuels et de l'intérêt général. 

 

  « En admettant que chaque homme sache calculer son intérêt bien entendu, en résultera-t-il que chacun en le poursuivant se trouvera aussi poursuivre l'intérêt des autres ? » demande Le Senne dans son Traité de morale générale. 

 

  Question épineuse. Elle demande d'interroger le statut de l'individualisme 

 

  Si l'on entend par là l'égoïsme ou « l'amour exclusif ou excessif de soi ; le caractère de celui qui subordonne l'intérêt d'autrui au sien propre et juge toutes choses de son point de vue » (Lalande) la question est vite réglée. Cependant il n'y a pas besoin d'être un grand clerc pour comprendre que l'égoïsme en ce sens compromet les intérêts de l'ego lui-même. L'insociabilité est coûteuse car les hommes ont besoin les uns des autres pour se nourrir, s'instruire, se soigner, se protéger, se réjouir les yeux, les oreilles, le goût, pour connaître les joies de l'amitié, de l'amour, de la famille etc. Or nul ne peut durablement ignorer les intérêts des membres de la communauté humaine sans s'exposer à en payer le prix en exclusion, en violences, en souffrances et en mépris de soi-même. La puissance d'exister est augmentée par les échanges, la coopération, la concorde, la bienveillance, elle est mutilée par le repli sur soi, le conflit, la guerre et la négation des intérêts légitimes de l'autre. L'homme vivant sous le commandement de la raison est un quasi dieu pour l'homme, tandis que celui qui vit sous l'empire des passions, par exemple de la passion égoïste, se rend insupportable,  remarque Spinoza sans jamais consentir à dire avec  Plaute: "l'homme est un loup pour l'homme".  

 

   Mais il s'en faut de beaucoup que la notion d'individualisme soit réductible à ce sens.  

  L'individualisme c'est aussi le conatus spinoziste ou ce que Rousseau, Smith appellent l'amour de soi. C'est la tendance à persévérer dans l'être, à rechercher le plaisir et à fuir la douleur et à pousuivre son utile propre.  

 

  Dans la première acception, l'égoïsme s'oppose à l'altruisme, comme le propre de celui qui privilégie son intérêt au détriment de celui d'autrui.  

Dans la deuxième, l'amour de soi est une tendance naturelle. Il est synonyme d'individualisme et caractérise celui qui est attaché à la défense de ses intérêts au moins autant qu'à ceux d'autrui. L'altruisme au contraire, est dénégation, sacrifice des intérêts du moi au bénéfice des intérêts d'autrui (Ex : Lévinas)  

 

  Si l'on retient ce deuxième sens de l'individualisme, il va de soi que l'intérêt général intègre l'intérêt de chaque membre de la totalité sociale car, sophisme excepté, on ne voit pas en quoi un intérêt peut se proclamer « général » s'il est attentatoire à l'intérêt des particuliers qui composent cette généralité.  

 

  PB : La question se pose alors de savoir si l'intérêt général résulte naturellement de la libre poursuite par chacun de son intérêt particulier ou s'il faut des artifices juridiques pour harmoniser ces intérêts particuliers.  

  Dans un cas on parle « d'identification naturelle » des intérêts, dans l'autre « d'identification artificielle ». ( Expressions d'Elie Halévy)  

   La thèse de l'identification naturelle des intérêts correspond au thème smithien de « la main invisible » ou kantien du « dessein de la nature » finissant par extorquer aux hommes, par le simple jeu des égoïsmes, les institutions que l'homme se donnerait librement s'il était d'emblée un sujet moral.  

 

  Il est permis de douter de l'harmonie naturelle immédiate des intérêts et on peut avoir le souci d'éviter les violences inhérentes au jeu des égoïsmes même si elles finissent par accoucher d'un ordre harmonieux.  

  On défendra alors le principe de l'identification artificielle des intérêts. C'est à cette option que se rallie en définitive Bentham, mais ni le moraliste, ni le juriste ne doivent avoir d'autre présupposé que celui de l'amour de soi. (Cf. « Les motifs personnels sont les plus éminemment utiles, les seuls dont l'action ne peut jamais être suspendue, parce que la nature leur a confié la conservation des individus » Traités, Principes du code pénal. «  Chaque individu a pour occupation constante le soin de son bien-être, occupation non moins légitime que constante ; car supposez qu'on pût renverser ce principe, et donner à l'amour d'autrui l'ascendant sur l'amour de soi-même, il en résulterait l'arrangement le plus ridicule et le plus funeste » Traités, Principes du code civil.) 

   La tâche d'identifier l'intérêt de l'individu avec celui de la collectivité est la tâche par excellence du législateur qui, ayant toujours à l'esprit que l'intérêt est le ressort de la conduite humaine, doit par des récompenses et des châtiments bien réglés, inciter les hommes à agir dans le sens de l'intérêt général en poursuivant leurs intérêts particuliers.  

  « La nature a placé l'humanité sous l'empire de deux maîtres, la peine et le plaisir. C'est à eux seuls qu'appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de déterminer ce que nous ferons. D'un côté les critères du bien et du mal, de l'autre, la chaîne des effets et des causes sont attachés à leur trône. Ils nous gouvernent dans tous nos actes, dans toutes nos paroles, dans toutes nos pensées (...) Le principe d'utilité reconnaît cette sujétion et la prend pour fondement de ce système dont l'objet est de construire l'édifice de la félicité au moyen de la raison et du droit » Introduction aux principes de la morale et du droit. 1789.  

 

  Conclusion : On a compris que la morale utilitaire n'est pas celle qu'adopterait « un égoïste centré sur lui-même, dépourvu de tout sentiment, de toute sollicitude autres que ceux qui ont pour objet sa misérable individualité » Mill.  L'Utilitarisme. 

 

  Reste que cette morale n'est pas exempte de contradictions internes. 

  • N'accorde-t-elle pas une trop grande importance aux capacités de délibération rationnelle des hommes et est-il vrai que cette capacité soit le ressort de la conduite humaine ? L'expérience donne à voir des hommes, bien davantage, travaillés par du passionnel que soucieux de poursuivre leur intérêt bien compris.   
  • N'implique-t-elle pas un conflit des rationalités car il n'est pas évident que le principe du bonheur personnel (hédonisme égoïste) soit identique à celui du bonheur du plus grand nombre (hédoniste universaliste)? L'utilitarisme exige le sacrifice de son bonheur personnel s'il n'est pas conciliable avec le bonheur de la société, or n'est-ce pas contredire le présupposé égoïste selon lequel chaque être est un amour de soi ?  
  • Une morale de l'intérêt est par définition une morale intéressée, or le désintéressement n'est-il pas ce qui fait la beauté de l'action morale ?  
  • Une morale de l'intérêt a une dimension sacrificielle puisque se soucier de l'intérêt du plus grand nombre conduit parfois à sacrifier celui du plus petit nombre.  

            Ex : Pour sauver une entreprise de la faillite, on décide de sacrifier une partie de son personnel.  

            Or l'intérêt d'une minorité n'a-t-il pas autant de légitimité que l'intérêt  d'une majorité?  

 

 

 

 

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58 Réponses à “L’utilitarisme ou morale de l’intérêt.”

  1. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Je ne vois pas en quoi je puis vous être utile sauf à préciser que seule la lecture approfondie des ouvrages concernés vous permettra de maîtriser votre objet de réflexion.
    Bien à vous

  2. […] de Renan -1883/1892), le matérialisme (La Mettrie vers 1748) et l’utilitarisme (dont le fondateur est Jérémie Bentham-1748/1832) qui a donné le mécanisme des marchés […]

  3. […] Morale et bonheur : l’utilitarisme ou morale de l’intérêt (Bentham, Mill) […]

  4. Eric dit :

    Chère madame,
    merci pour ce précieux partage, merci pour ce site.
    J’aimerais mieux comprendre l’articulation chez Kant entre le concept d’une « morale du devoir » , désintéressée, résultant d’un travail sur soi-même pour limiter son égoïsme naturel, d’une part; et le concept de « dessein de la nature » d’autre part, qui semble rejoindre comme vous le soulignez l’idée Smithienne d’une main invisible agrégeant naturellement les intérêts égoïstes en un intérêt général. Cela me semble contradictoire, mais il doit me manquer quelques subtils éléments philosophiques.
    Bien à vous

  5. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Non il n’y a pas de contradiction dans le propos kantien car les conduites humaines ne sont pas considérées sous le même rapport.
    Lorsqu’il réfléchit sur la morale, Kant développe une conception rigoriste. https://www.philolog.fr/la-morale-kantienne-rigorisme-et-formalisme/ Agir moralement, c’est en toute rigueur s’affranchir des déterminations sensibles pour obéir à la pure loi de la raison.
    Cela ne signifie pas que notre auteur affirme la possibilité de l’existence d’hommes purement moraux.
    Son pessimisme anthropologique lui interdit une telle illusion. Il y a un mal radical dans la nature humaine de telle sorte qu’on peut toujours soupçonner la volonté d’être déterminée par des inclinations sensibles. https://www.philolog.fr/lopacite-du-sujet-moral-kant/
    Les hommes ne poursuivent pas le bien moral comme une fin en soi. Ils sont majoritairement puérils et méchants, remarque-t-il.
    Pourtant si l’on observe le cours de l’histoire, il est impossible de nier que certains progrès moraux ont été réalisés. C’est patent sur le plan du droit positif. Les lois sous lesquelles nous vivons sont moins barbares à tel moment de l’histoire qu’à une période antérieure.
    Comment comprendre la possibilité du progrès dans l’histoire alors même qu’ individuellement les hommes ne sont pas plus moraux aujourd’hui qu’hier?
    Il y a là une aporie que le thème d’un dessein de la nature permet de dépasser.
    Les hommes ne font pas un usage moral de leur liberté et pourtant leurs passions et leurs intérêts finissent par leur extorquer (« pathologiquement » dans la terminologie kantienne) les conduites moralement exigibles.
    https://www.philolog.fr/kant-et-la-philosophie-de-lhistoire/
    https://www.philolog.fr/linsociable-sociabilite-humaine-kant/

    Kant est ainsi conduit à adopter deux perspectives pour penser le droit. En droit, on peut procéder à une déduction transcendantale du droit à partir de l’idée de devoir mais en fait, les choses ne se passent pas ainsi. L’origine du droit n’est pas ce qui devrait le fonder. Loin d’être l’autoréalisation de l’exigence morale, il est l’autorationalisation de nos penchants sauvages par la dialectique du conflit et de la solidarité des intérêts. https://www.philolog.fr/droit-et-morale/
    En bon libéral, Kant articule un profond pessimisme moral à un optimisme historique.
    Bien à vous.

  6. Eric dit :

    Merci beaucoup d’avoir pris la peine d’expliquer ce point en détail et de l’avoir illustré par des renvois vers les notions qui correspondent à ma question. Votre générosité et votre rigueur sont inestimables.
    La pensée philosophique libérale est diverse, il est passionnant de constater que des libéraux comme Mills, Bentham ou Kant parviennent à des conclusions différentes en matière d’éthique, de droit et de politique.
    Bien à vous

  7. […] L’utilitarisme ou morale de l’intérêt. […]

  8. Michel Manga dit :

    Mme Manon a clairement exposé dans cet article les fondements de l’utilitarisme anglais. Je pense que pour bien comprendre, il faut relever que cette théorie est d’abord conçue pour les besoins économiques. L’exemple que prend l’auteur, à savoir que pour sauver une entreprise de la faillite, on est obligé de sacrifier une partie de son personnel. C’est dire que ce qui anime le patron, ce n’est pas de jouer au bon samaritain, mais plutôt de ne pas tourner à perte. C’est sur ce terrain qu’il faut donc situer cette conception philosophique. Il est excessif, à mon avis, de parler d’elle comme une théorie purement morale.

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