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 Kaliningrad. Plaque sur le mur du château.

 

 «  Supposons que quelqu'un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu'il lui est tout à fait impossible d'y résister quand se présente l'objet aimé et l'occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l'y attacher aussitôt qu'il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu'il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait en le menaçant d'une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu'il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu'il puisse être. Il n'osera peut-être pas assurer qu'il le ferait ou qu'il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue » Critique de la raison pratique.1788.Trad. Picavet. P.30.

 

 
 Introduction :

 

 Thème : Liberté et obligation.

 

 Question : Sommes-nous condamnés à affirmer que l'homme est soumis au déterminisme naturel ou y a-t-il une expérience propre à nous révéler la liberté comme une possibilité foncièrement humaine ?
 
 Thèse : Pour répondre à cette question Kant propose une expérience de pensée nous demandant d'envisager quel serait le jugement d'un homme dans deux situations. La première le met en scène comme être empirique, déterminé par des inclinations naturelles dont la plus puissante est l'amour de soi, la tendance à persévérer dans l'existence. Déjà à ce niveau il apparaît que le déterminisme n'est pas aussi strict que l'homme le prétend d'ordinaire et il n'est pas douteux que le législateur puisse incliner l'homme à vaincre un penchant en jouant d'un penchant plus fort.
 
 Question : Est-ce à dire que l'homme ne soit que le jouet de forces empiriques et que ses apparents choix ne soient que le masque des divers déterminismes régissant sa conduite ?
 
 Thèse : La deuxième situation affronte cette question en plaçant l'homme dans une situation limite où l'inclination naturelle la plus forte n'est plus confrontée à une autre inclination. Elle est confrontée à une loi que l'homme découvre dans le trésor de sa raison et qui lui enjoint, dans ce cas particulier, de ne pas porter un faux témoignage contre un honnête homme. Que répondrait un homme mis en demeure, par une autorité toute puissante, de trahir la loi morale pour sauver sa vie?
 
 Question : Pourrait-il raisonnablement prétendre qu'il n'a pas le choix et que, comme l'animal, il est déterminé par le penchant naturel à persévérer dans son être ?
 
 Thèse : L'intérêt de l'analyse kantienne est de montrer que c'est paradoxalement l'expérience qu'on appelle morale, l'expérience du devoir qui est révélatrice de la liberté humaine. C'est parce que j'éprouve l'obligation morale que je me découvre capable de me rendre indépendant des inclinations naturelles pour m'autodéterminer rationnellement. Le « tu dois » me révèle le « tu peux » quand bien même je suis peu disposé à mettre en œuvre cette liberté.
 
 
Développement :

 

I)                   Analyse de la première situation.

 

    Que l'homme soit un être de la nature soumis aux lois de cette même nature, la simple observation de l'expérience l'atteste. Il éprouve des besoins, des désirs et sa tendance naturelle est de chercher à les satisfaire. Le principe du plaisir, dira Freud, ou l'aspiration au bonheur, affirme Kant, est le principe déterminant de chacun en ce qu'il est un simple être empirique. Tout animal, et l'homme ne fait pas exception à la règle, tend à persévérer dans l'existence et à rechercher ce qui le satisfait. On appelle amour de soi ce penchant et il est si puissant que l'homme en tire prétexte souvent pour prétendre qu'il ne dispose d'aucune liberté, qu'il est rigoureusement déterminé. Ainsi lui serait-il « impossible » de résister à un désir.
   Argument problématique car il se trouve que l'homme vit dans des sociétés ayant normé ses désirs et imposé des restrictions à leur satisfaction. Toute société a institué des lois et l'expérience montre que lorsque la satisfaction d'un désir est prohibée par une loi assortie d'une sanction sévère, l'homme doit avouer que la représentation de la sanction est de nature à le dissuader de s'abandonner à son penchant. L'intérêt de ce premier cas de figure est de mettre en conflit l'inclination naturelle et la loi juridique. La potence symbolise le tribunal de police et de justice. Elle signifie en creux que le droit oppose la loi du devoir-être à celle de l'être et que si l'on ne pouvait pas postuler la liberté des hommes, définie comme capacité de mettre en échec le déterminisme naturel, la possibilité même d'un ordre juridique serait compromise.   Et pourtant ce n'est pas l'expérience de la loi juridique qui révèle à l'homme sa liberté. Car le législateur n'a pas la légèreté de faire confiance à la volonté morale des membres d'une société  (= à leur liberté) pour obtenir d'eux l'obéissance à la loi. Le droit est un ordre extérieur de contraintes garanti par l'existence d'une force publique habilitée à soumettre des volontés récalcitrantes. Il définit des sanctions et c'est de la peur des sanctions qu'il attend une certaine efficacité. C'est dire qu'il prend acte du fait que les hommes sont déterminés par des inclinations naturelles et se fondant sur la puissance de certaines inclinations fondamentales (le désir de vivre, d'être libre, de jouir de ses biens etc.) il en joue pour incliner les hommes aux conduites exigibles. D'où l'institution d'amendes, de peines d'emprisonnement ou la peine de mort.  Il s'agit de faire en sorte que la crainte de la punition soit plus forte que le penchant à tel plaisir.    A ce niveau on ne sort pas de l'ordre empirique des déterminations sensibles. Le déterminisme y est souverain, le droit se contentant de substituer un déterminisme à un autre. La volonté ne se détermine pas par une loi qu'elle se donne; elle est déterminée par la loi du désir ou celle de la société.  Nulle liberté dans une conduite qui est régie par l'inclination naturelle immédiate ou par l'inclination instrumentalisée par le droit. Jeu mécanique des forces. L'intempérant triomphera bien de sa passion coupable mais par la force d'une autre passion, non par une initiative témoignant de sa capacité de déterminer de manière autonome sa volonté. Tant que la volonté est aux ordres des intérêts sensibles, elle est empiriquement déterminée (en termes kantiens, elle est pathologiquement déterminée), elle ne s'autodétermine pas librement (en terme kantiens, elle se s'autodétermine pas de manière pratique).
   Il s'ensuit qu'il n'y a aucun sens, au plan empirique, à parler de liberté. Dans l'ordre phénoménal il n'y a que du déterminisme, celui de la nature ou de la société. Les choix humains ne sont qu'apparents, en réalité ils ne sont que le masque des divers appétits déterminant leur volonté.
   Alors faut-il admettre qu'il n'y a que du déterminisme ? N'y a-t-il pas une expérience révélant aux hommes qu'il leur est impossible de le prétendre de manière absolue ?
 
 
II)                Analyse de la deuxième situation.
 
 
   Elle exige de déplacer la perspective et de passer du plan de l'extériorité à celui de l'intériorité. Car l'expérience décrite ici est l'expérience morale mettant en jeu la conscience humaine dans le secret de son intériorité.
   Le sujet y est mis en situation de devoir accomplir un acte qu'il condamne moralement. Car  devant le tribunal de la raison le principe du faux témoignage aux dépens d'une personne innocente est un scandale moral. Il heurte une loi qui n'est peut-être pas écrite mais que l'homme se représente en sa qualité d'être de raison. Cette loi qu'on appelle la loi morale légifère en lui sous la forme d'un devoir. Elle l'oblige. « Tu ne dois pas faire un faux témoignage », c'est là un impératif catégorique. Sous aucun prétexte ma conscience ne m'autorise à une telle conduite. L'impératif moral est inconditionné et commande absolument. Il a une nécessité  morale, celle-ci n'ayant pas d'autre support que la capacité humaine de se la représenter et de la faire exister par sa décision. Rien n'empêche d'enfreindre la loi morale, elle ne contraint pas, mais chacun sait bien, lorsqu'il la transgresse, qu'il ne respecte pas sa propre humanité. Il se dégrade moralement et porte atteinte à l'estime qu'il peut se porter. Sentiment de culpabilité ou pas, si l'homme veut bien se mettre en accord avec sa dimension raisonnable, il sait que le faux témoignage est condamnable moralement et qu'il ne doit pas s'octroyer le droit de nuire injustement à autrui.
   Or l'exigence morale se heurte, dans la situation évoquée, à une tendance non moins impérieuse. Car tout homme aime naturellement la vie et incline par nature à tout faire pour la conserver. Le Prince ne l'ignore pas aussi requiert-il de son subordonné un faux témoignage sous la menace d'une mort immédiate s'il résiste. Désobéir à l'injonction politique pour  honorer la loi que la raison commande implique donc, dans ce cas de figure, d'accepter le sacrifice de sa vie pour sauver sa rectitude morale.
  Kant met en scène ici le conflit intérieur d'un homme qui est déchiré entre deux exigences, l'une procédant de l'inclination sensible, l'autre de l'exigence rationnelle. Que devra avouer l'homme placé dans cette situation ? Pourra-t-il affirmer qu'il est déterminé empiriquement et qu'il est conduit nécessairement à porter un faux témoignage car il lui est impossible de vaincre son amour pour la vie ? Non répond Kant. « Il accordera sans hésiter que cela lui est possible ».
   Le possible est ce qui peut être mais ne sera pas nécessairement. Pour qu'il y ait du possible, il faut admettre de la contingence. Si l'homme peut sacrifier sa vie au nom d'exigences spirituelles et morales, cela signifie que les inclinations naturelles ne le déterminent pas rigoureusement. Il a le pouvoir d'en suspendre la nécessité pour initier un acte procédant d'une autre causalité que la causalité empirique. En faisant de la loi de sa raison, le principe de sa conduite, il témoigne qu'il n'est pas asservi au déterminisme naturel et qu'il peut lui substituer une autre causalité, la causalité rationnelle par laquelle il  manifeste qu'il peut s'instituer cause première de sa conduite. 
   Certes nul n'affirmera qu'il mettra en œuvre cette liberté. Ce qui est possible par liberté n'est pas ce qui est nécessaire empiriquement. Au contraire, c'est ce qui échappe à la nécessité empirique, ce qui implique la manifestation dans l'ordre phénoménal d'une capacité d'un autre ordre. Kant l'appelle une capacité nouménale, capacité que je peux penser (le noumène c'est la chose telle qu'elle est pensée et non connue objectivement) comme le propre d'un être raison, mais dont je n'aurais pas l'imprudence de prétendre que j'en ferai preuve. C'est l'acte qui la prouve et rien d'autre. Je jugerai donc que cela m'est possible mais je ne jugerai pas que ce qui est possible sera effectif car je n'ignore pas la force de tout ce qui en moi offre résistance à cette possibilité.
   Il s'ensuit que la seule expérience révélant à l'homme qu'il n'est pas soumis rigoureusement au déterminisme naturel est l'expérience morale. Lorsque la loi du devoir fait retentir « sa voix d'airain », elle rappelle à l'homme qu'il n'est pas un être de la nature comme un autre et que ce qui le distingue de l'animal est précisément la possibilité de se rendre indépendant du déterminisme naturel pour faire exister un monde ayant sa source dans la liberté d'un être raisonnable. Tout se passe comme si, alors que tous les êtres naturels sont déterminés par des lois, la nature avait remis à l'homme le soin d'instituer par sa propre initiative les lois de son monde. Et cela apparaît clairement si l'on remarque que l'homme est le seul être qui n'agit pas d'après des lois mais d'après la représentation de lois. Il se représente la loi de son intérêt sensible et lorsqu'il s'y soumet, on peut dire que son vouloir est déterminé par  la causalité empirique. Mais lorsqu'il fait de la loi morale que se représente sa raison le principe de sa volonté, il n'est plus possible d'invoquer la causalité empirique car la loi morale n'est pas la loi régissant les êtres naturels. C'est pourquoi elle s'énonce à l'impératif et contraint l'inclination sensible. Elle est une loi d'un autre ordre, loi raisonnable, rendant possible un règne humain que seule la bonne volonté d'êtres raisonnables peut instituer. Parler de causalité empirique sur ce plan n'a pas de sens puisque la causalité de la raison  suppose la capacité de mettre en échec cette dernière. La bonne volonté ne peut pas être pensée comme une volonté déterminée par des causes antécédentes, elle est une volonté se déterminant de manière autonome par la loi que la raison lui donne.     Au fond le vrai choix de l'homme est le choix entre l'existence animale déterminée et l'existence humaine autonome. La liberté ne fait signe dans le réel que comme l'effort de la faire exister. Et il apparaît que cet effort se confond avec l'effort moral. En deçà l'homme n'est pas encore ce qu'il peut être. Il trahit la personnalité qui fait sa dignité, à savoir sa capacité morale ou liberté.
 D'où la conclusion du texte : « Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue ».
 
 
 Conclusion :  Ce n'est pas la liberté qui fonde l'obligation morale. Kant n'affirme pas, à la manière de Descartes, que  la liberté est de l'ordre du fait, qu'elle est une évidence et qu'elle nous oblige à en faire un bon usage.   Ce qui est de l'ordre du fait, fait de la raison remarque Kant, est la représentation de la loi morale.  L'homme fait l'expérience du devoir et c'est l'expérience morale qui lui révèle la liberté de sa volonté. Je découvre que je peux être libre en m'éprouvant obligé. « Tu dois donc tu peux » écrit Kant. La liberté est ce qu'exige d'admettre la raison qui donne ses règles à l'action. Elle est un postulat de la raison pratique.    Ce postulat ( rappelons qu'un postulat est une proposition indémontrée et indémontrable qu'on demande d'admettre à titre de condition de possibilité de quelque chose) fonde la dignité de la personne humaine et sa responsabilité.
 
A méditer:
 
   « Deux choses remplissent le cœur (Gemüth) d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas besoin (darf) de les chercher et de les conjecturer simplement, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendantale (im Ueberschwenglichen) en dehors de mon horizon ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence [...] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point de l'univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale (Lebenskraft). Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer d'après la détermination conforme à une fin (zweckmässigen) que cette loi donne à mon existence, détermination qui n'est pas limitée aux conditions et aux limites de cette vie, mais qui s'étend à l'infini ».
                        Kant. Critique de la raison pratique. Conclusion.
 
 
 
 
 

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22 Réponses à “Liberté et obligation. Kant.”

  1. laurence Manesse Césarini dit :

    Chère Madame,
    Je trouve votre blog d’abord esthétiquement très agréable, et le contenu extrêmement bien construit. C’est un plaisir que de s’y promener… bravo pour cet énorme travail et bonne fin d’année à vous.

  2. Simone MANON dit :

    Très sensible à votre appréciation Laurence, sans doute pour votre remarque sur le travail que ce site représente. Bonnes réjouissances de fin d’année et tous mes voeux pour la nouvelle.

  3. Sélyne dit :

    Après une longue journée de révision sur la morale chez Kant, quel délice de relire le texte par lequel vous ponctuez cette page. Enfin, la poésie de ce philosophe m’a touchée, et malgré la grippe, en cette nouvelle année je me sens merveilleusement protégée par ce « ciel étoilé au dessus de moi ».
    Que ces nouveux jours vous apportent à vous aussi quiétude et enthousiasme.

  4. Bernard CLEMENT dit :

    Bonjour madame
    et merci pour ces explications.
    J’ai bien compris que l’homme menacé par son prince luttait contre son déterminisme naturel.
    Mais cet homme a été élevé sans doute eduqué. On lui a expliqué depuis son plus jeune âge quelles étaient les règles. On lui appris à l’époque de Kant la morale chrétienne, de nos jours la morale républicaine et démocratique. Il a pris conscience au moins en partie par une sorte de dressage, du bien et du mal du bon et du mauvais.
    Alors n’est ce pas remplacer là encore (comme dans l’exemple de la potence) le déterminisme naturel par un déterminisme social (j’obéis à une loi plus « haute » que celle de mon prince celle que l’on m’a apprise, celle de mes parents, de mes maitres etc ). Ainsi un jeune embrigadé dans les jeunesses Hitlérienne (l’exemple est caricatural) préfèrerait peut être mourir que de prendre pitié d’un juif même si son chef le menaçait de mort. Il obérirait à son conditionnement
    Enfin on peut aussi s interroger si obéir n’est pas dans la NATURE de l’homme habitué à vivre « en meute » en « ruche » et qui tend bien souvent à déléguer ses jugements à plus compétents que lui ;une sorte de chef en quelque sorte (ici la morale plus elevée que celle de son prince et bien sur ceux qui la représente).
    J espére que vous comprendrez mon propos, l’écrire m’a au moins obligé à le formuler le plus clairement possible et j’espère à peu prés succintement
    Trés respectueusement et merci pour votre travail même en l’absence de toute réponse
    Bernard Clément Torcy le 10 nov 2011

  5. Simone MANON dit :

    Bonjour Bernard
    Il n’y a pas de sens à dire que « l’homme menacé par son prince lutte contre son déterminisme naturel ». Il faut dire qu’il subit un double déterminisme mais que l’un est plus fort que l’autre.
    Il ne faut pas confondre la morale et les moeurs. Oui l’homme a besoin d’être éduqué pour développer les dispositions de sa nature mais on ne peut pas rendre compte des possibilités humaines par la seule action de cette éducation.
    D’abord parce que l’éducation transmet des valeurs, des significations qui, lorsqu’elles sont universalisables et vivantes au-delà des époques et des lieux qui les a vues naître doivent être fondées; ensuite parce que si elles n’avaient pas un écho dans l’intériorité humaine, elles ne pourraient pas obliger intérieurement.
    Or l’expérience de pensée kantienne présente une situation où le double determinisme naturel et social (à l’oeuvre dans les conduites marquées par l’hétéronomie) est impuissant à expliquer la possibilité de l’action morale.
    Si celle-ci peut exister, c’est en tant qu’elle a son fondement dans une exigence de la raison.
    Celle-ci est analogue sur le plan pratique au principe de non contradiction sur le plan théorique. Il s’agit d’un « fait de la raison » comme l’affirme avec fermeté Kant. Il s’ensuit qu’il n’y a de conduite authentiquement morale qu’autonome.
    Pour approfondir les choses voyez le cours sur l’obligation.https://www.philolog.fr/obligation-ou-devoir/
    Bien à vous.

  6. Bernard Clément dit :

    Bonsoir madame,
    et merci beaucoup pour votre réponse si rapide.
    Je viens de lire « obligations ou devoir » et tout s’éclaire.
    je confondais effectivement moeurs et morale et la nécessité « d’un écho dans l’intériorité humaine » ne m’était pas apparue.
    Bon week end; le mien, grâce à vous, sera agréablement studieux.
    Bernard Clément

  7. TOJO william dit :

    merci de votre explication mais je voudrais encore savoir exacetement quels sont les inclinations naturelles selon Kant?

  8. Simone MANON dit :

    Tout ce que nous désignons sous le nom de besoins, désirs, passions, intérêts. Autrement dit tout ce qui procède de notre nature sensible.
    Bien à vous.

  9. Charles dit :

    Bonjour madame,

    Merci d’abord pour votre travail.
    Je me pose plusieurs questions à la lecture de l’analyse de la seconde partie, j’espérais que vous puissiez y répondre.
    Pour reprendre le raisonnement, l’expérience morale fonde la liberté, postulat de la raison pratique.
    Ma question porte donc sur l’expérience morale: si je comprends bien, elle est un fait admis, une évidence, puisque la conscience de l’homme se trouve aussitôt plongé, de manière intrinsèque, inexplicable, dans un dilemme lorsqu’il est mis dans la situation décrite par Kant. C’est ainsi que j’interprète votre phrase suivante, et j’espère ne pas me tromper: « Il a une nécessité morale, celle-ci n’ayant pas d’autre support que la capacité humaine de se la représenter ».
    Ma question, que je pose sous forme de remarque, est la suivante: tout homme fait-il vraiment cette expérience morale? N’est-ce pas encore une fois le fruit d’une certaine éducation, tellement intégrée qu’on a l’impression que cette expérience morale est « naturelle » à l’homme? Je ne suis pas sûr que si nous prenions un homme éduqué dès son plus jeune âge à n’avoir aucune pitié, surtout quand il s’agit d’assurer sa propre survie, il ferait cette même expérience morale. Dès lors, cette expérience morale qui semble admise (si, une fois encore j’ai bien compris) ne me semble pas évidente, et donc il en va de même pour la liberté. En effet, on ne fait à mon sens que replonger dans un schéma déterministe puisque l’éducation (entre autres peut-être) serait la (ou une des) causes qui expliquerai(en)t l’attitude d’un certain homme dans la deuxième situation décrite par Kant. Si bien que la liberté, révélée par l’expérience morale et admise comme postulat de la raison pratique, ne serait qu’illusoire (avec notamment toutes les théories sur l’importance des évènements de l’enfance, passés dans l’inconscient, que Freud développera plus tard).

    Que pouvez-vous me dire à ce sujet?

    Avec tous mes remerciements

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour Charles
    Le conflit intérieur est une expérience universelle et éternelle.
    Il n’y a pas une seule société qui n’édicte pas des lois et là où il y a loi, il y a inclination des personnes à faire autre chose que ce qu’elle prescrit, sinon il n’y aurait pas besoin de formuler une obligation sociale.
    Le conflit entre un penchant et un impératif social ou moral n’est donc pas discutable. La possibilité ouverte de suivre son penchant ou d’y résister afin d’obéir à la loi non plus. Même si on récusait le principe de l’autonomie morale de la conscience, la démonstration que propose le texte de Kant resterait valide.
    Le problème se complique dès lors qu’on parle de l’obligation proprement morale.
    Pour cette question: voyez: https://www.philolog.fr/obligation-ou-devoir/ et le chapitre III de https://www.philolog.fr/libertedeterminisme-la-question-epineuse/
    Bien à vous.

  11. Fgiu dit :

    Site incroyable, pour qqn comme moi qui se met à la philosophie, c’est d’un recours précieux. Merci pour tout madame.

  12. JudithL dit :

    Bonjour madame,

    D’après toutes vos explications, très claires qui plus est, je me demande ce qui distingue chez Kant la liberté de l’autonomie. Pourriez-vous m’éclairer à ce sujet ?

  13. Simone MANON dit :

    Bonjour Judith
    L’autonomie est une des définitions que Kant donne de la liberté. La liberté consiste à obéir à la loi donnée par la raison=la loi morale. L’opposition significative est ici celle de l’autonomie (l’agent moral est l’auteur de la loi qui régit sa conduite) et de l’hétéronomie (l’agent obéit à une loi qui est donnée par un autre: la nature ou la société).
    Mais il y a plusieurs définitions de la liberté dans le kantisme comme Victor Delbos l’a magistralement montré. Il en distingue trois:
    1) La liberté transcendantale ou choix intemporel d’une maxime conforme ou contraire à la loi. Cette idée est particulièrement exploitée dans la réflexion sur le mal radical dans « la religion dans les limites de la simple raison ». Elle est développée comme solution à un problème théorique dans la « Critique de la raison pure » (troisième antinomie: celle de la liberté et du déterminisme). L’expérience morale exige de postuler la liberté c’est-à-dire la faculté « de commencer de soi-même, un état dont la causalité n’est pas subordonnée à son tour suivant la loi de la nature à une autre cause qui la détermine quant au temps » (Kant), ce qui serait exclu s’il n’y avait que du déterminisme. A côté de la causalité naturelle, Kant fait une place à la causalité absolue du moi intelligible. La morale a donc besoin de la philosophie théorique pour fonder la possibilité théorique de la liberté et donc de la liberté pratique. La liberté nouménale est la condition de possibilité de la liberté pratique.Cf. https://www.philolog.fr/determinisme-et-liberte-kant/
    2) La liberté pratique ou l’autonomie de la volonté : l’agent moral se donne la loi morale que la raison se représente comme sa propre loi. La liberté est ici définie comme indépendance de la volonté par rapport aux inclinations naturelles ou aux mobiles sensibles.
    3) La liberté comme « autocratie » ou pouvoir d’être vertueux et d’avancer par là le Souverain Bien.

    Remarquons une distinction entre la première et la seconde définition. (Certains y verront une discordance).
    Si l’une et l’autre se définissent négativement comme l’indépendance envers toute contrainte extérieure et tout penchant sensible, elles se distinguent dans leur signification positive. La liberté pratique consiste à opter pour la loi morale et c’est en ceci qu’elle est indépendante de tout mobile sensible; la liberté transcendantale consiste à adopter des maximes pour ou contre la loi morale, dans un choix intemporel sans lequel il n’y aurait aucun aucun sens à imputer la responsabilité d’un acte à son auteur.
    Comme l’écrit Olivier Reboul « La liberté est donc le fait d’être indépendant du monde sensible: tantôt parce qu’on doit obéir à la loi morale, tantôt parce qu’on peut lui désobéir ».

    En espérant vous avoir éclairée.
    Bien à vous.

  14. […] » Liberté et obligation. Kant […]

  15. DUCROUX-SCHOUWEY dit :

    Bonjour Madame,

    J’ai 5 enfants et à chaque année du Bac, j’ai l’impression de repasser mon examen de  »philo ». Ma fille m’a demandé quelle était la différence entre l’expression  »penchant au plaisir » et le mot  »passion » dans ce texte de Kant. Je lui ai répondu que le  »penchant au plaisir » était une inclinaison naturelle, ce que vous expliquez par  »il éprouve des besoins, des désirs et sa tendance naturelle est de chercher à les satisfaire ». En revanche, j’ai été assez dubitative en ce qui concerne le mot  »passion » ici. J’ai émis l’idée que la passion était  »le penchant naturel » transformé par l’homme mais j’ai du mal à développer…et est-ce que j’ai raison ?
    Merci pour votre éclairage.

  16. Simone MANON dit :

    Bonsoir Madame
    Vive les enfants! Ils obligent à garder l’esprit ouvert.
    Vous avez raison de définir le penchant au plaisir comme une inclination naturelle ou une tendance naturelle. Tous les êtres sensibles recherchent le plaisir et fuient la douleur. Elan originairement aveugle, n’impliquant pas la représentation d’un objet particulier.
    Le mot passion fait référence ici à l’amour puisqu’il est question de la rencontre de l’objet aimé. Là aussi sous avez raison de souligner que la passion n’est pas la simple inclination naturelle. Elle implique sa fixation sur un objet spécifique, l’inscription de l’affect dans la durée par l’intervention de l’imagination et surtout, chez Kant, elle est conçue comme une maladie empêchant l’homme de se servir de sa raison et de faire usage de sa liberté.
    Voici comment il la définit:  » L’inclination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser ou n’y parvient qu’avec peine est la passion… Etre soumis aux émotions et aux passions est toujours une maladie de l’âme puisque toutes deux excluent la maîtrise de la raison. Dans l’une et dans l’autre même degré de violence; mais elles diffèrent en qualité: tant pour les prévenir que pour les guérir, un médecin aurait à employer des méthodes différentes » Anthropologie du point de vue pragmatique, Livre III.
    Le terme de passion connote donc l’idée de passivité (le sujet subit l’action de quelque chose qui agit sur lui), d’irréflexion et de force, de violence de l’état affectif qu’elle détermine.
    Bien à vous.

  17. olivier dit :

    Bonjour Madame,

    je vous remercie pour cette belle analyse, claire, et notamment de l’opposition entre Descartes et Kant qui fait bien ressortir l’originalité de la position du deuxième.

    Si vous avez le temps, je me permets néanmoins de poser une question : pourquoi l’impératif catégorique est-il un « fait de raison » ? En quoi est-il de nature rationnelle ? Pare exemple, dans l’expérience de pensée, le caractère impératif est évident : « je ne dois pas faire de faux témoignage », je comprends immédiatement qu’il s’agit d’une règle absolue. Mais en quoi cet impératif est-il différent, par exemple, des commandements du décalogue ? Certes, cet impératif « je ne dois pas faire de faux témoignage » se trouve en moi, et je ne le reçois donc pas extérieurement de la voix de Dieu. Mais on pourrait considérer que cette « voix d’airain » procède d’un sentiment, d’un instinct, d’une « conscience » intérieure comme dirait Rousseau. Qu’est-ce qui permet à Kant de dire que cette voix intérieure est celle de la raison, et non d’un instinct moral ?

    Je vous remercie du travail que vous faîtes

    cordialement

  18. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Comme l’indique le mot « fait », la représentation de l’impératif moral est ce qui est donné dans une expérience. Un fait est ce qui se constate, ce dont on peut faire l’expérience. Nous sommes ainsi faits que nous faisons l’expérience morale, nous nous sentons obligés même si nous n’obéissons pas au commandement de la raison.
    Dans la Critique de la raison pratique, Kant écrit: « On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait (factum) de la raison, parce qu’on ne saurait le tirer par le raisonnement, des données antérieures à la raison »
    Sa rationalité se reconnaît au fait qu’on ne peut pas le ramener à une inclination sensible puisque celle-ci offre de la résistance à son injonction et qu’il détermine la volonté par rapport à la FORME de ses maximes, cette forme est celle de l’universalité or il n’y a qu’une faculté en nous qui est la faculté de l’universel, c’est la raison.
    Pour ce qui est du rapport morale-religion: Kant affirme que « La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins ».
    Ce n’est pas, selon son analyse, la religion qui fonde la morale, mais la morale qui fonde la religion.
    Faire de la conscience morale un instinct pose de nombreux problèmes. Un instinct a, par définition, un caractère d’universalité et de nécessité. Un homme qui n’exerce pas sa raison se représente-il nécessairement la loi morale? Qu’est-ce que l’observation des faits montre sur ce point?Il faut bien voir la complexité de l’analyse de Rousseau.
    Cf. https://www.philolog.fr/rousseau-la-bonte-naturelle/
    https://www.philolog.fr/le-fondement-passionnel-du-rapport-moral/

    Voyez d’abord ce cours pour préciser les idées: https://www.philolog.fr/obligation-ou-devoir/
    Bien à vous

  19. Hugo dit :

    Chère madame,

    Merci beaucoup pour ce blog, c’est un vrai trésor de sagesse.

    J’aimerais revenir sur la conclusion de votre raisonnement ; vous indiquez que la loi morale ne se fonde pas sur la liberté, mais que c’est au contraire l’expérience morale qui fonde la liberté. Or il me semble que Kant dit bien que la liberté est la ratio essendi de la morale, et que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté (Critique de la raison pratique). Si la loi morale révèle la liberté (le devoir manifeste la liberté), la liberté n’en demeure pas moins la condition de possibilité de la morale. Pour citer Rousseau dans le Contrat social, qui a influencé Kant : « C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté ». On voit bien que c’est la liberté qui est première. Il y a une liberté métaphysique qui permet de penser l’action morale – sans elle, alors il faudrait en conclure à la détermination des actions dites « morales ».

    Je suis en mesure de me prescrire une loi morale parce que je suis libre, c’est-à-dire parce que je peux passer outre mes déterminations sensibles et m’autodéterminer à agir (J’agis moralement malgré les motifs sensibles qui me déterminent) en faisant usage de ma raison.

    Pouvez-vous s’il vous plaît m’éclairer sur cette question du fondement ?

    Je vous remercie

  20. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Jamais Kant ne dit « tu peux donc tu dois » car la liberté n’est pas un fait d’expérience. Elle est un « fait de la raison » déduite, fût-ce sous forme immédiate, de l’expérience de la loi morale définie comme « fait de la raison ». En tant que telle, elle est un postulat de la raison pratique. Le « tu dois » est premier même si dans l’ordre théorique il implique de postuler à titre de possibilité nouménale la liberté. Sans l’expérience morale la liberté nous serait inconnue, (la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté), sans la liberté l’expérience morale serait impossible (la liberté est la ratio essendi de la morale » mais il faut la première pour que l’autre puisse être déduite. Cela signifie que ce que nous saisissons dans l’expérience, ce n’est jamais la liberté car celle-ci ne relève pas du monde phénoménal. Elle ne peut exister que comme acte d’une volonté se déterminant comme appelée à devenir membre du monde intelligible ou du règne des fins.
    Bien à vous

  21. Hugo dit :

    Merci pour ces éclaircissements !

    Si je comprends bien : il faut qu’il y ait une liberté métaphysique pour que je puisse agir moralement, mais la raison pratique ne peut la déduire (ou la postuler) qu’à partir de l’expérience de la loi morale (« tu dois »). Si donc dans l’ordre métaphysique la liberté est le principe (au sens de fondement) de l’action morale, ce n’est que dans l’expérience morale qu’elle peut être révélée – et c’est en ce sens que vous écrivez que la loi morale fonde la liberté, en tant que déduite de l’expérience du « tu dois ». Mais s’il en est ainsi, est-il opportun de parler de « fondement » ?

    Merci encore.

  22. Simone MANON dit :

    Bonsoir
    Vous avez très bien compris et votre réserve quant à l’emploi de la notion de fondement est pertinente. Pour éviter tout malentendu, il vaut mieux dire avec Kant que « la liberté et la loi pratique inconditionnée s’impliquent réciproquement l’une l’autre » ou bien que l’expérience morale ou ce qui est défini comme « fait de la raison » « est inséparablement lié à la conscience de la liberté de la volonté, bien plus il ne fait qu’un avec elle »
    Je vais donc rectifier ma formulation et je vous remercie d’avoir attirer mon attention sur ce point.
    Bien à vous.

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