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1)      L'hétérogénéité des deux expériences.

 

  L'expérience première est l'expérience perceptive ou sensible. Expérience étonnante car si l'on devait faire d'elle la mesure du réel, il faudrait admettre qu'il y a autant de réels que de sujets percevants.

  L'expérience sensible est la connaissance qu'on a des choses par la médiation de ce qui nous définit en qualité d'être sensible.

  Les sens d'abord. Or ceux-ci ne sont pas des récepteurs neutres. Ils induisent une certaine manière de construire le réel. Ainsi l'équipement sensoriel variant d'une espèce animale à une autre, chaque espèce ne perçoit pas le réel de la même manière. Ex : La chauve souris bâtit son monde à partir d'ultra sons pour lesquels nous n'avons pas d'organes récepteurs. Ce que la différence homme/animal révèle, les différences d'homme à homme le montrent aussi car la construction de l'objet ne dépend pas que des conditions physiologiques de la perception. Les informations sensibles sont traitées au niveau du système nerveux central, et ce traitement fait intervenir de nombreux paramètres.

  Une langue et la mémoire de tout ce qui a été appris. Chacun perçoit le réel à travers le prisme de sa langue naturelle et de ses savoirs acquis. Or une langue  n'est   pas un instrument neutre, elle correspond à une manière d'analyser le donné conformément à la mentalité, les traditions, les habitudes du peuple ayant déposé en elle sa vision du monde. Apprendre une langue revient à apprendre à percevoir et à penser le monde d'une manière singulière.

  Les besoins et les intérêts. On ne perçoit d'ordinaire du réel que ce qu'il nous est utile d'en percevoir pour les besoins de l'action ou ce qui signifie pour nous relativement à nos désirs et nos intérêts.

  Le sujet percevant, sujet sensible est donc un sujet affectif, pragmatique et surtout un sujet déterminé par un contexte socio culturel. Il n'est pas un sujet rationnel s'efforçant d'être un spectateur désintéressé du réel. Ses préoccupations ne sont pas celles du savant. Il ne se projette vers le réel avec le souci d'en élaborer une représentation ayant valeur objective. Il s'ensuit que comme il n'est ni neutre, ni passif, sa perception nous en apprend plus sur ce qu'il est que sur l'objet perçu.

  Cette première analyse établit qu'il n'y a pas de données objectives originaires. Toute expérience de l'objet ou du réel est associée à des a priori théoriques qui, dans l'immédiat ne sont pas conscients d'eux-mêmes et ne sont donc jamais examinés, critiqués. Voilà pourquoi l'expérience sensible ne peut pas prétendre à l'objectivité ; elle est fondamentalement subjective c'est-à-dire relative à une particularité empirique.

  Dans la mesure où la science fait de l'objectivité sa valeur cardinale, on peut conclure que l'expérience sensible n'a pas de valeur scientifique.

 

2)      L'expérience première est « un obstacle épistémologique ».

 

  Bachelard appelle ainsi ce qui empêche la science de se constituer comme connaissance objective, ce qui est facteur d'erreurs, d'illusions, d'inertie. Le premier obstacle épistémologique que l'esprit doit surmonter est précisément l'expérience première. Car celle-ci n'est pas seulement construite par les sens, les désirs, les intérêts et les conditionnements culturels, elle l'est aussi par les tendances spontanées de l'esprit, ses intuitions premières.

  C'est que devant le réel, nous commençons par rêver. Nous avons ainsi tendance à projeter sur lui nos espérances, notre imaginaire. D'où de nombreux obstacles ayant historiquement retenu l'esprit prisonnier d'une vision préscientifique du réel :

L'obstacle animiste. Nous sommes ainsi faits que nous avons l'impression que les choses sont habitées par des âmes. Ex : La matière vivante a été longtemps conçue comme matière animée. Anima serait le principe de vie et de mouvement sans lequel les corps seraient inertes. La science biologique a conquis sa scientificité contre cette intuition.

L'obstacle substantialiste. Nous sommes ainsi faits que le réel est pour nous constitué de substances. Par exemple le ciel est regardé comme une substance dont le bleu serait un attribut. Pour la science le bleu n'est pas l'attribut d'une substance mais l'effet de l'inégale diffusion des rayons du spectre solaire. La pesanteur n'est pas dans les corps à la manière d'une substance. Le poids est la manifestation de l'attraction que les corps exercent les uns sur les autres. L'objet scientifique n'est pas une substance c'est un réseau de relations.

L'obstacle verbal. Nous sommes ainsi faits que le réel est pour nous le corrélat du langage. La science nous apprend que les mots sont des pièges. Ex : la baleine n'est pas un poisson.

L'obstacle du finalisme. Nous sommes ainsi faits que nous nous représentons la nature sur le modèle de l'action humaine et comme les hommes agissent en vue de fins, nous avons pensé longtemps avec Aristote que « la nature ne fait rien en vain » qu'elle est un système ordonné de fins. La science a relégué l'explication finaliste au rang des illusions anthropomorphiques et lui a  substitué l'explication mécaniste.

  Ces quelques exemples montrent que pour accéder à la science, il faut rompre avec l'approche première car « les axes de la science et de la poésie sont inverses » (Bachelard). Les a priori théoriques immédiats abusent l'esprit et lui font prendre des fictions pour des réalités. D'où la nécessité d'exonérer le savoir de tous les présupposés de rêveries, de purger les concepts des images qui sont l'ombre portée du sujet sur l'objet.

  Il s'ensuit que la science ne pouvait être qu'une conquête tardive de l'histoire. Elle a dû se constituer contre une pensée préscientifique où les discours des hommes étaient des mythologies non des sciences. En effet "la manière de procéder de l'esprit humain n'a pas changé au fond. Le métaphysicien, le scolastique et l'expérimentateur procèdent tous par une idée a priori. La différence consiste en ce que le scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu'il a trouvée et dont il déduit ensuite par la logique seule toutes les conséquences. L'expérimentateur plus modeste pose au contraire son idée comme une question" Claude Bernard. Introduction à la médecine expérimentale.1865.

  L'histoire des connaissances obéit ainsi selon Auguste Comte(1798.1857) à la loi des trois états selon laquelle l'esprit est passé de l'âge théologique ou fictif à l'âge métaphysique ou abstrait pour finalement arriver à l'âge scientifique ou positif.

 

3)      Les caractéristiques de l'expérience scientifique.

 

  D'abord il faut comprendre que ce n'est pas une expérience naïve. C'est une expérience savante armée conceptuellement et techniquement afin de repérer les faits. Car le fait scientifique n'est pas le fait brut c'est-à-dire le fait tel qu'il est donné à la perception commune. Il n'est pas offert à un regard passif et ignorant.

 

  a) Il présuppose des questions, des initiatives de l'esprit, un dispositif théorique pour être repéré. Le savant observe le réel avec des idées derrière la tête. Aussi ne voit-il que ce qui confirme ou ce qui infirme ses hypothèses de travail. Ce sont les idées qui font surgir les faits et un fait scientifique est souvent ce que l'esprit a imaginé avant d'être reconnu comme un fait.

  Ex : Chez Eratosthène (école d'Alexandrie 276.194) ou chez Galilée la rotation de la terre n'est pas un fait empirique. C'est une idée prenant place dans un domaine rationnel d'idées.

  La planète Neptune est ce que Le Verrier (1848.1877.) imagine en 1846 pour rendre intelligible la déviation de la trajectoire d'Uranus. Le Verrier ne peut d'ailleurs observer cette déviation que parce qu'il observe le mouvement des astres, armé de la connaissance des lois de Newton et de Kepler.

  Il s'ensuit qu'il est difficile de souscrire à une conception purement empiriste de la connaissance. L'idée précède l'observation des faits même s'il est vrai qu'elle peut être radicalement remise en cause par les faits. « Si le chercheur abordait les choses sans idée préconçue, comment pourrait-il dans l'incroyable complexité de tout ce que fournit l'expérience isoler des faits bruts assez simples pour qu'apparaisse la loi à laquelle ils obéissent ? ». Einstein. Induction et déduction en physique.

  b) L'établissement des faits n'est pas livré à l'arbitraire des subjectivités empiriques.

  -Le fait scientifique est repéré au moyen de procédures devant  pouvoir être répétées par tous ceux qui veulent s'assurer de sa réalité. D'où la nécessité d'une définition opératoire. Jean Ullmo appelle ainsi «  une définition comportant la description d'un procédé régulier pour repérer, mesurer plus généralement atteindre et identifier le concept défini ». Ex : Une résistance est ce que l'on établit avec un ohmmètre, une intensité avec un ampère mètre etc. Une expérience qui n'est pas réitérable par d'autres observateurs n'a pas de pertinence scientifique. La science ne dit pas qu'une telle expérience, par ex l'expérience mystique, est fictive. Elle dit qu'il est impossible de lui conférer une valeur scientifique

   -Le fait scientifique est le corrélat d'une approche quantitative car seule cette approche là peut échapper à la subjectivité empirique. Le savant interpose donc entre le réel et l'observateur l'instrument permettant de quantifier les données, de les mesurer et aussi de les transposer dans la langue mathématique dont l'avantage est d'être universelle.

   -Souvent le fait n'est pas offert à une observation directe même si celle-ci est active. Il est provoqué phénoménalement. Il implique la construction d'un dispositif instrumental pour forcer l'apparition de quelque chose dont le travail théorique suggère l'existence. « La physique, dit Bachelard n'est plus une science de faits, elle est une technique d'effets », « une phénoménotechnique ».

   On peut donc dire avec Bachelard qu' « une science a l'âge de ses instruments de mesure » (Plus les instruments sont performants plus ils rendent possible une observation précise des faits, observation conduisant souvent à remanier les théories) et que le fait porte de toutes parts la marque du théorique car « Les instruments sont des théories matérialisées » (Bachelard). Ex : Un thermomètre suppose la théorie de la dilatation des corps sous l'effet de la chaleur, un microscope ou un télescope la connaissance des lois de l'optique.

 

 Conclusion : Ces élucidations permettent de mesurer la distance séparant le réel immédiat du réel conçu scientifiquement. Elles montrent qu'« il faut être bien savant pour saisir un fait » (Alain).

  Paradoxalement il faut comprendre que le fait scientifique n'est pas un pur observable, il est le corrélat d'une idée et il est filtré dans le moule des instruments.

 

 

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18 Réponses à “Expérience première et expérience scientifique.”

  1. Léa dit :

    Vos cours sont d’une clarté et d’une cohérence qui me redonnent du courage en ce mois d’août studieux. Merci

  2. Simone MANON dit :

    Cette appréciation me fait un réel plaisir. Quoi de plus essentiel pour un professeur que de donner le goût de l’étude?
    Tous mes voeux de réussite à l’examen ou au concours que vous préparez.

  3. Boukabous safae dit :

    Je vous REMERCIE cher professeur
    Suis étudiante marocaine du Master

  4. Decontades dit :

    Votre cours est très bien construit, clair et intéressant. Il représente pour moi une aide précieuse dans mes études de philosophie. Bravo et merci d’avoir mis ces cours en ligne et à la disposition de tous.
    J’ai du mal à voir précisément quelle est la différence entre l’entendement et la raison.
    Pourriez-vous m’éclairer sur ce point?

    Merci par avance,

    Anaïs.

  5. Simone MANON dit :

    Merci pour ce sympathique commentaire.
    La distinction entre l’entendement et la raison est théorisée par Kant.
    L’entendement est la faculté de créer des concepts, de synthétiser dans l’unité du concept la diversité sensible. Kant l’appelle aussi faculté des règles c’est-à-dire d’appliquer les catégories de l’esprit à l’expérience. https://www.philolog.fr/le-jugement-est-un-don-particulier-qui-ne-peut-pas-du-tout-etre-appris-mais-seulement-exerce-kant/ L’entendement est au principe de la connaissance des phénomènes.
    La raison est la faculté de produire des idées c’est-à-dire des représentations auxquelles ne correspond pas un objet donné dans l’intuition sensible. Elle est un pouvoir d’unification et de totalisation des représentations qui fait qu’elle s’exerce au-delà des limites de l’expérience. D’où le risque de ce que Kant appelle l’illusion transcendantale. Cet exercice de la raison ne peut fonder une connaissance, mais ce qu’on ne peut connaître, il est permis de le penser. Cf. la distinction kantienne: penser et connaître; phénomène et noumène. https://www.philolog.fr/lexperience-est-elle-le-fondement-de-la-connaissance-le-criticisme-kantien/
    Bien à vous.

  6. Bonjour Madame,

    Merci pour vos cours précieux.
    Pour poursuivre la réflexion, s’agissant de l’immédiateté, je me demande si ce n’est pas l’art qui permet de saisir le réel sans médiation, non pas du point de vue du spectateur, mais uniquement chez l’artiste. Celui-ci serait alors un « priviligié », ou encore le génie serait cette capacité de toucher directement la réalité en soi. L’art serait ainsi pourvu d’une barrière infranchissable pour celui qui le contemple, ce qui exclut tout discours à son propos, donc réhabiliterait le silence. Je ne sais pas quel est votre avis sur cette question.
    Cordialement

  7. Simone MANON dit :

    Bonjour Jean-François
    Vous énoncez la thèse de Bergson que j’ai présentée dans l’article: https://www.philolog.fr/la-finalite-de-lart-bergson/
    Personnellement je ne pense pas que quiconque puisse nouer un rapport d’immédiateté avec le réel. En revanche je vous suis entièrement pour penser que l’art n’est pas de l’ordre du dire de telle sorte qu’il y a souvent, pour moi, quelque chose d’insupportable dans la logorrhée dont les oeuvres sont l’objet. https://www.philolog.fr/lart-est-de-lordre-de-la-monstration-non-du-dire/
    Bien à vous.

  8. Émilie dit :

    Bonjour,
    Votre cours est très clair et il m’a permis de creuser mon cours ainsi que d’avoir des réponses claires à mes questions.
    Je vous remercie.
    Bien à vous.

  9. Bonjour Simone,

    Merci pour la pertinence de votre présentation. Votre discours franc et sans détour permet une accessibilité optimisée a ce dernier.

    Je rédige actuellement mon mémoire de troisième année en École d’Architecture et vos discours sont d’une aide précieuse. J’étudie l’expérience immédiate de l’architecture (si expérience immédiate il y a) et après rapprochement entre Bachelard, Bruno Zevy et d’autres, je me demande s’il n’y a pas une expérience inconsciente de l’espace, se rapprochant d’une expérience immédiate sans le caractère subjectif. L’état de mes recherches n’est pas très avancé car je me plonge dans les écrits.

    Que pensez vous de l’idée d’une expérience inconsciente (apriori contradictoire mais a étudier plus en détail) ou plutôt une expérience non-consciente qui instaurerait l’immédiateté avec le réel, avec l’espace ?

    D’avance merci.

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour Hugo
    L’idée d’une « expérience immédiate » du réel ou de l’espace ne va pas de soi dans la mesure où notre rapport au monde est nécessairement médiatisé.
    Reste que la nostalgie de l’immédiat travaille les hommes de manière très puissante souvent. C’est par exemple le cas d’artistes comme Cézanne, Monet, Klee, Malévitch.https://www.philolog.fr/la-perception-peut-elle-seduquer/
    Si on définit l’expérience immédiate comme prise du corps sur le monde, expérience du corps, pour autant qu’il soit possible de démêler dans celle-ci ce qui relève d’une expérience muette et aveugle et ce qui est déjà investi par des significations, donc par la conscience, l’expression a un sens. La phénoménologie, en particulier Merleau-Ponty a affronté cette question.
    La tentative de retrouver notre expérience de la nature dans ce qu’elle a d’auroral a été la grande préoccupation de Henry David Thoreau. Si vous prenez acte que Thoreau a eu une influence sur le grand architecte Lloyd Wright, peut-être pourriez-vous creuser de ce côté.
    Mais dans tous les cas, tant que l’immédiat est l’inconscient, on ne peut rien en dire.
    Bien à vous.

  11. Chevassus dit :

    Merci. Une nouvelle piste que j’ai pu creuser concernant « l’education de la perception » et qui s’immise parfaitement dans mes écrits. En revanche, je ne trouve rien de pertinent dans mes recherches bibliographiques et internet sur La relation entre Thoreau et Lloyd Wright, peut être (avec un peu de chance) pourriez-vous me conseiller un ouvrage ou une publication ?

    Bonne continuation.

  12. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Tous les ouvrages sur Wright soulignent l’influence de Thoreau sur cet architecte, en particulier sa critique de l’ornementation de la façade des maisons, mais je ne connais pas un ouvrage spécialisé sur ce point. Désolée de ne pouvoir vous aider dans votre recherche.
    Bien à vous.

  13. […] » Expérience première et expérience scientifique […]

  14. Cédric Morant dit :

    Bonjour,
    Lorsque vous dites que « la science ne pouvait être qu’une conquête tardive de l’histoire », il me semble que vous présupposez, sinon un certain finalisme historique, du moins une souscription tacite à l’idéologie du « Progrès » et donc à l’idée d’un « miracle » occidental par lequel, après des millénaires d’ « ignorance », la modernité aurait enfin ouvert les yeux sur l’efficacité technoscientifique.
    Pourtant, je pense que, mis à part les allégations dogmatiques d’irréfutables (et donc non scientifiques) penseurs datés tels que Hegel ou Comte, il n’y a guère de preuves de la prétendue inefficacité rêveuse de nos devanciers.
    Par exemple, sans parler des inexplicables pyramides d’Egypte, on ne compte plus le nombre d’inventions prétendument modernes nées en Chine des siècles avant le « miracle » grec. Et pourtant, l’idée du Tao est tout sauf « rationnelle »…
    De même, Malinowski et tous les anthropologues à sa suite ont montré que les Trobriandais, par exemple (comme les autres peuples sans Etat et sans écriture, donc sans la « Raison graphique »…), maîtrisaient parfaitement leurs techniques de pêche aussi bien que leurs techniques relevant du concept très vague et occidental de « magie », sans céder à tout bout de champs à la rêverie bachelardienne.
    De même encore, la véritable histoire de Rapa Nui (l’île de Pâques), loin de la vulgate moderniste généralement en circulation, montre, dirais-je au risque d’anachronisme, que les Pascuans connaissaient sans le savoir le « principe responsabilité » de Hans Jonas que nous autres modernes avons tant de mal à appliquer. En effet, les dernières découvertes des historiens ont montré que la déforestation de leur île ne leur est, en fait, pas imputable, mais due aux rats ayant dévoré toutes les graines des arbres. Face à cette catastrophe écologique, loin de céder au nihilisme ou de prier à genou l’avènement de quelque paradoxal « développement durable », c’est très efficacement qu’ils ont transformé toute leur économie en la basant, non plus sur l’agriculture, mais sur la pêche et les œufs d’oiseaux du littoral, ce qui leur a permis de survivre encore des siècles, avant que les Occidentaux n’arrivent et ne les déciment par l’esclavage.
    Or, comment une telle prétendue « société close » et « primitive » a-t-elle opéré un tel changement de civilisation, à la fois brusque, viable et lucide? Rien moins que par un bouleversement volontaire de, pour le dire vite, la « religion », en passant du culte agricole des Moai (dont il reste les fameuses statues) à celui d’un mystérieux dieu oiseau: nul besoin, donc, d’attendre la « révélation » tardive de la moderne « méthode scientifique » pour être à même d’agir efficacement sur le réel, en le comprenant pourtant sous un tout autre angle que la perspective rationaliste.
    Même un philosophe aussi pro-moderne et optimiste quant à notre civilisation que K.Popper reconnaissait que le « miracle » grec aurait pu ne pas survenir et que la démarche scientifique et démocratique du réfutationisme et de la concertation libre (d’ailleurs sans doute pas aussi rare qu’il le pense; cf. « thing » viking) était historiquement contingente, et pourrait à nouveau disparaître (cf. Trump). Popper ne souscrirait pas, du coup, il me semble, à l’idée d’une quelconque nécessité du surgissement tardif de la science entendue au sens occidental, même pour un penseur aussi occidentalo-centré que lui.
    Admettre, comme tout le Moyen Âge, avec une saine humilité, que « nous sommes des nains sur les épaules de géants », c’est refuser un quelconque privilège de « rationalité » efficace à la modernité et à l’Occident, et c’est reconnaître que les conquêtes du confort moderne par la technoscience, loin d’être les cadeaux historiquement « nécessaires » des « Lumières », peuvent toujours être remises en question, ne serait-ce que par leur coût environnemental.
    Qu’en pensez-vous?

  15. Simone MANON dit :

    Bonjour
    L’idée selon laquelle « la science ne pouvait être qu’une conquête tardive de l’histoire » ne présuppose rien de ce que vous alléguez. C’est simplement une remarque de bon sens et l’objet d’une constatation historique. La science moderne, sous sa forme empirico-formelle, se constitue au 16ème, 17ème siècle. Elle a des conditions de possibilité très précises.
    Le débat que vous voulez ouvrir est hors sujet.
    Bien à vous.

  16. David MULAJI dit :

    Bonjour !
    Merci beaucoup, cher Professeur pour ces explications. Ça m’a permis de comprendre quelques obstacles épistémologiques dont vous avez traité. Je suis étudiant en Philosophie, je travaille sur Bachelard.

  17. Louise dit :

    Bonsoir Madame
    Si j’ai bien compris, des idées préconçues, des instruments construits, des procédures préétablies permettent à la science de « forcer l’apparition de faits », ces mêmes faits n’apparaissant jamais tels qu’en eux-mêmes, absolument, mais tels que restitués par la science, donnés par elle et à travers elle.
    Mais « Forcer l’apparition » est une expression qui interroge. On sait que forcer a pour synonyme fausser et gauchir. Cela signifie-t-il qu’en surmontant la résistance du réel, la science en fausse, en gauchit l’apparition et en somme la trahit ? L’approche scientifique passerait-elle à côté du réel ? Se pourrait-il qu’une autre approche fournisse sur le réel des réponses plus proches de la vérité ? Mais alors, de quel genre de vérité pourrait-il s’agir ?
    Merci

  18. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Votre perplexité est fondée car la réflexion épistémologique montre que le fait scientifique n’est pas le fait brut. C’est un fait construit. Cela ne signifie pas que l’on peut dire que la science « gauchit », « fausse » le réel mais cela pose le problème de ce qu’il faut entendre par objectivité scientifique.
    Voyez les articles suivants pour approfondir la question: https://www.philolog.fr/comment-selabore-le-savoir-scientifique/
    https://www.philolog.fr/en-quoi-consiste-lobjectivite-scientifique/
    https://www.philolog.fr/objectivite/

    Bien à vous

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