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Technique et culture.

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James Watt. 1736. 1819. Met au point la machine à vapeur entre 1765 et 1769. 

" L'homme fabrique des outils concrets et des symboles ...les uns et les autres recourant dans le cerveau au même équipement fondamental" (Leroi-Gourhan)

  Pourtant les uns et les autres n'ont pas été identiquement valorisés. L'homme a commencé par se définir comme celui qui possède le logos bien avant de se reconnaître comme homo-faber.

 

  Si la modernité, par son orientation scientifique et technique, a imposé cette prise de conscience, reste qu'elle est encore largement tributaire des modes de représentation traditionnelle.

  Ce qui est du coté du logos (sciences, arts : œuvres spirituelles) jouit de plus de prestige que ce qui est du coté de la main et de l'outil. (Lycée Vaugelas plus prestigieux que le Lycée technique Monge. Le travail intellectuel plus prestigieux que le travail manuel)

  Tout se passe comme si la technique avait été expulsée de la culture et dépossédée de toute dignité.

  Le mythe de Prométhée, par exemple, met en scène  le statut d'infériorité de la technique par rapport à l'activité politique. L'une est l'objet d'un vol, l'autre d'un don. L'une est propriété de dieux secondaires (Héphaïstos et Athéna) l'autre du Dieu des Dieux (Zeus). L'une est offerte par un titan (puissance ambiguë, potentiellement maléfique) l'autre par un dieu.

  En un certain sens ce mythe reflète les valeurs du monde grec. Mépris du travail, dévalorisation de l'idéal chrématistique au profit des idéaux politiques et contemplatifs. Sa fonction peut donc être accusée d'être idéologique. (On appelle idéologique une représentation n'ayant pas de valeur théorique mais reflétant une situation d'intérêts qu'elle a pour fonction de justifier).

  Pourtant bien qu'appartenant à une civilisation très différente, nos contemporains ont souvent les mêmes préjugés. On observe que les hommes politiques, les intellectuels, jouissent, au moins médiatiquement, d'un grand prestige et d'une réelle visibilité alors que les ingénieurs, les grands inventeurs ayant changé en profondeur notre mode de vie sont la plupart du temps, inconnus, injustement méconnus.

  « L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement. Elle ne recouvre qu'ignorance et ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme ». Simondon Du mode d'existence des objets techniques 1958

  Injustement privés de leur dignité, le geste et l'objet technique ont aussi largement suscité une réaction de peur, comme si aujourd'hui comme hier, l'imaginaire collectif s'effrayait de la puissance que la technique confère aux hommes.

  Toute conquête de pouvoir est ainsi vécue comme coupable, comme si l'homme avait le sentiment de s'approprier une puissance qui est celle des dieux. Il se vit comme sacrilège, comme transgressif, il a l'impression de braver un interdit et s'attend à être puni. Là encore le mythe de Prométhée est éloquent.

  Prométhée est puni par les dieux pour avoir dérobé le génie créateur des arts. Il est enchaîné au Caucase où un aigle vient lui dévorer le foie. Le foie est le symbole de la vie. La technique est symbolisée ici, non comme ce qui augmente la vie et la libère mais comme ce qui l'enchaîne, l'aliène.

  Le mythe pointe sans doute là, un risque de la technique et sa fonction n'est plus seulement idéologique ; la signification peut être rationnellement légitimée mais la punition est dans le mythe, ce qui sanctionne la transgression d'un interdit beaucoup plus que ce à quoi s'expose un usage irréfléchi et irresponsable de notre pouvoir technique.

  Cette peur immémoriale de s'approprier un pouvoir interdit ne peut pas être justifiée par la raison or elle œuvre encore dans une époque comme la nôtre où l'homme dispose d'un pouvoir technique inédit. (Pensons à tous les prophètes de l'apocalypse occupant régulièrement l'espace médiatique)

  A contrario, lorsqu'elle n'est pas un objet de discrédit, de rejet ou de peur, la technique suscite une admiration confinant à l'idolâtrie avec les risques de dérive techniciste et technocratique d'une telle sacralisation.

  Dans les deux cas, semble-t-il, il y va d'une méconnaissance du fait technique et d'une aliénation de l'homme, soit qu'il ne sache plus se reconnaître dans son œuvre, soit qu'il oublie que le pouvoir technique doit être contrôlé et orienté vers des fins humaines ; cette tâche n'étant pas compétence technicienne (affaire d'experts) mais responsabilité morale et politique.

  PB ; Comment échapper à cette double aliénation ? Sans doute faut-il commencer à réfléchir sur la technique afin d'en élucider la nature, les bienfaits et les dangers.

 Cf. Texte à méditer:

   « L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme.

 La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. (...)

 En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L'automatisme, et son utilisation sous forme d'organisation industrielle que l'on nomme automation, possèdent une signification économique ou sociale plus qu'une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même, dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre ».

              Gilbert Simondon. Du mode d'existence des objets techniques. 1958

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12 Réponses à “Technique et culture.”

  1. Romain dit :

    J’aimerai que vous m’explicitiez le passage dans lequel vous indiquez que « la peur immémoriale de s’approprier un pouvoir interdit ne peut être justifiée par la raison ». J’ai compris que cette peur renvoyait non pas à la peur d’un usage irréfléchi de la technique mais bien à celle de la trangression d’un interdit. Mais alors, est-ce parce que cet interdit renvoie au divin que la raison n’est pas en mesure de la justifier?
    J’espère avoir été assez clair

    J’attends votre réponse et vous remercie déjà par avance.

    Romain

  2. Simone MANON dit :

    Vous comprenez correctement.
    La raison ne peut pas justifier cette peur dans la mesure où la technique n’est pas, dans sa nature, un pouvoir interdit. Elle est le développement d’une capacité humaine, faisant partie de la structure biologique de l’espèce humaine. En ce sens, elle est en continuité avec la vie, « tactique vitale » dit Spengler. La conquête du pouvoir technique ne met pas l’homme en rapport avec les dieux mais avec la nature dont il doit se libérer pour jouir de conditions d’existence plus conformes à ses aspirations de sujet spirituel et moral. Seule la superstition peut lui faire vivre son aptitude technique comme un pouvoir sacrilège.

  3. Alexia dit :

    Bonjour madame; mon sujet de dissertation est  » Faut-il opposer la culture à la technique ? »

    moi je dirais qu’il ne faut pas opposer la culture à la technique étant donné que par le travail et les techniques, l’homme s’éloigne du monde de la nature et crée un monde qui lui est propre, ce monde étant le monde de la culture!
    Ainsi la culture est lié à la technique par l’homme, parce que la culture cré tout ce qui n’existerai pas sans l’activité humaine; elle désigne l’ensemble des realités matérielles et spirituelles produites par l’homme (grace au travail qui lui se fait grace à la technique) .

    ai-je raison ou est-ce que je pars complétement hors sujet ?
    merci de m’aider
    merci d’avance

  4. Simone MANON dit :

    Votre propos est pertinent Alexia mais souvenez-vous qu’une dissertation implique d’une part des définitions précises, d’autre part un traitement dialectique de la question.
    Interrogez d’abord les enjeux du sujet. Que signifie faut-il?
    Ensuite demandez-vous quel sens il faut donner de la notion de culture pour qu’il soit possible soit de l’opposer à technique soit d’établir l’illégitimité de cette opposition. Ainsi vous donnerez-vous les moyens d’étayer la thèse et l’antithèse.
    Les cours de ce chapitre peuvent vous apporter matière à réflexion.
    Bon courage

  5. Doug dit :

    Dans la mesure ou l’esprit humain n’as accès qu’a sa perception de la réalité et qu’il ne vois le monde tel qu’il est , dans quelles mesures autrui peut-il affirmer une proposition (ici posée comme universelle) selon laquelle le technicien ne se reconnaît plus dans son oeuvre? Cette proposition ne serais-t-elle pas plutôt une  »pseudo-alliénation » que l’homme n’as su expliqué?

  6. Simone MANON dit :

    Quant à la forme, permettez-moi d’abord d’attirer votre attention sur l’incorrection proprement inacceptable de votre expression. Votre premier travail doit porter sur l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire.
    Quant au fond votre propos est insensé. Votre première affirmation est une proposition gratuite (=injustifiée), la suite témoigne que les idées ne sont pas comprises.
    Vous avez de nombreux cours sur la technique et sur le travail. Il faut commencer par les assimiler.
    Bon courage.

  7. Marion dit :

    Bonjour Madame,
    Après avoir lu plusieurs de vos articles relatifs aux notions de Technique, Nature, Culture, Intelligence et Instinct, une question reste en suspens. J’ai bien noté que la main et le cerveau faisaient partie de la structure biologique de l’homme. Reste que pour développer des savoir-faire et donner naissance à la technique, il a bien fallu qu’il acquiert l’intelligence, la pensée logique qui lui permette de subordonner des moyens à une fin qu’il aurait préalablement envisage, conçue. Or, et c’est là que j’ai du me perdre dans mon raisonnement, il me semble qu’un homme ne puisse acquérir cette intelligence indépendamment du rapport à autrui puisque pensée et langage entretiennent des rapports dialectiques. Comment l’homme aurait-il pu penser l’outil comme moyen d’une fin qu’il se soit représentée a priori sans avoir fait l’acquisition du langage?
    Est-ce dire que la technique soit apparue une fois avoir fait l’acquisition du langage, c’est à dire après que l’homme entretienne des rapports avec d’autres hommes?
    En vous remerciant d’avance de votre réponse,
    Marion

  8. Simone MANON dit :

    Bonjour Marion
    Votre problème vient du fait que vous séparez des capacités dont le cerveau est indistinctement la condition de possibilité.
    Le cerveau est le support neuronal de l’intelligence (capacité de résoudre des problèmes pratiques (> technique) et théoriques (> science) et du langage ( aptitude à la symbolisation et à la communication).
    Ces capacités requiert un milieu social pour être développées, mais développer n’est pas créer. Aucun apprentissage ne peut donner l’intelligence humaine à l’animal qui en est dépourvu.
    Le fait humain est un fait culturel (partout où il y a fossile humain, il y a trace d’un art, d’une technique, d’une religion, d’une vie sociale etc.) mais sa condition de possibilité est un fait biologique. L’homme invente tout sauf sa main et son cerveau. Il les reçoit de la nature.
    Bien à vous.

  9. Philosophe du crépuscule dit :

    Bonjour madame,
    Doit on opposer la culture à la technique? mais dans quelle mesure pouvons nous dire que la technique pourrait s’opposer à la culture? Comme l’a très bien dit Simondon, la technique permet le progrès, l’humanité. Je ne vois pas comment on peut y voir une négativité ou une opposition à l’éducation humaine

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour
    C’est un beau sujet que vous avez à traiter.
    Vous avez sur ce blog un ensemble d’articles dans le chapitre « la technique » susceptibles de vous aider.
    Si le technique en soi ne peut pas être opposée à la culture comme le souligne l’article précédent, vous pouvez néanmoins (antithèse) montrer que la culture humaniste a une extension plus large que la seule culture technique. C’est ce point qu’il faudra approfondir.
    Bon travail.
    Bien à vous.

  11. Thomas dit :

    Un article très intéressant, merci pour votre travail chère Madame. Le texte de Simondon m’interpelle cependant, lorsqu’il oppose les machines automatiques fermées à l’information aux machines indéterminées qui ont besoin de l’homme pour intégrer l’information. N’existe-t-il pas des machines qui, grâce à « l’intelligence » artificielle, peuvent automatiquement prendre en compte l’information et évoluer elle-même ? L’automatisme technicien ne risque-t-il pas de menacer l’homme de son rôle de chef d’orchestre ?

    Certes, il est vrai que même ces machines « intelligentes » ne font qu’obéir à un algorithme de départ programmé par l’homme, en ce sens l’adaptation de la machine via son programme est limitée par son code. L’homme doit rester le chef d’orchestre en tant qu’il décide des finalités et pas seulement du meilleur moyen pour atteindre une fin. Mais je ne suis pas sûr que l’intégration de l’information soit pertinent pour dresser une ligne de partage entre une machine automatique et une machine ouverte, parce que l’automation peut très bien intégrer la prise en compte de nouvelles données. QU’en pensez-vous ?

  12. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il me semble que l’enjeu de ce texte est surtout de disqualifier l’idolâtrie de l’automatisme. Il ne s’agit pas pour Simondon d’ignorer que de nombreuses machines sont capables d’intégrer de l’information, de s’autoréguler par exemple, dans des montages complexes. Il s’agit plutôt de souligner qu’une machine entièrement automatisée est un système fermé ayant sacrifié d’autres usages possibles, d’autres possibilités de fonctionnement.
    L’idée majeure est: « Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination ».
    Il s’ensuit que ce qu’on appelle l’automation a davantage une signification économique et sociale qu’une signification proprement technique. Affirmation paradoxale qui fait toute la profondeur de cette réflexion. Car qu’il s’agisse d’un système fermé ou d’un système ouvert, dans les deux cas, le chef d’orchestre est l’homme, comme vous le notez avec pertinence, mais c’est seulement avec un système ouvert que de nouvelles ingéniosités sont possibles et qu’est exhibée dans toute sa richesse la dimension intelligente, culturelle de la technique.
    Bien à vous.

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