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 Glenn Gould à Toronto vers 1970. 1932.1982.Il cessa de se produire en public à partir de 1964. www.nytimes.com 

 
 
     Interpréter consiste à donner une signification claire à quelque chose d'obscur. On appelle interprétation, le résultat de cette opération. Le terme est synonyme d'exégèse ou d'herméneutique. (Hermêneuein en grec signifie : traduire, exprimer, expliquer).
Ex : L'exégèse biblique de Spinoza. L'herméneutique freudienne.

  On distingue :

 

 1) L'interprétation philologique.

 

   Elle a pour objet une parole ou un texte présentant une ambiguïté, une équivocité la requérant pour être dissipée. Plus la densité signifiante d'une parole orale ou écrite est grande, moins son sens est explicite, plus elle exige l'intervention d'interprètes. Le professeur de philosophie en sait quelque chose qui doit sans cesse mettre à la portée d'un public non savant, des textes dont le sens peut être trahi, incompris par ceux qui ne s'élèvent pas à la hauteur de l'intention signifiante de leurs auteurs. L'interprétation a pour mission ici de restituer le sens fidèle à l'esprit d'une œuvre en déjouant les faux sens, les non sens ou les contre sens que peut susciter sa lettre. Ce qui est vrai des textes philosophiques l'est a fortiori des textes sacrés ou des mythes car la parole inspirée est pleine de mystères. Spinoza, un des premiers philosophes, à tenter une exégèse du texte biblique insiste sur cette idée que le véritable sens de la parole divine ne peut être le sens immédiat. Dieu parle « en songe » au prophète et cela signifie que pour recueillir le sens divin, il faut clarifier ce que le sommeil a obscurci.

 

2) L'interprétation artistique.

 

   Elle n'est pas requise pour lever une ambiguïté mais parce que l'œuvre exige d'être mise en scène s'il s'agit d'une pièce de théâtre ou jouée s'il s'agit d'une composition musicale. Glenn Gould a été un grand interprète de Bach et François-Joseph Talma de Corneille. Ce type d'interprétation peut s'apparenter à la première lorsque l'œuvre de départ n'explicite pas fermement ses conditions d'exécution ou de présentation au public mais d'ordinaire les auteurs attendent des interprètes une restitution fidèle de leurs partitions ou textes.

 

3) L'interprétation en matière de langues est synonyme de traduction.

 

   On appelle interprète celui qui transpose un message d'un système de signes dans un autre surtout lorsqu'il s'agit d'une transmission orale. Lorsque le texte est un écrit on parle plutôt de traducteur. Le message d'origine n'est pas nécessairement ambigu, obscur ; il n'a pas besoin de la virtuosité d'une interprétation pour être intelligible mais Babel étant notre condition, si nous voulons assurer la communication des messages, il faut bien rendre possible la compréhension d'une langue à une autre.

 

4) L'interprétation juridique.

  

  Elle est nécessaire pour appliquer une loi à un cas particulier. Elle intervient pour trancher un litige actuel, c'est elle qui statue le droit et fait jurisprudence. Le législateur énonce en effet des lois ayant un caractère général mais c'est toujours à des cas particuliers que le juge a à faire. L'interprétation ici a pour fonction de promouvoir l'application concrète des conventions juridiques.

   Dans tous les cas l'interprétation se donne comme une activité de médiation. La racine « inter » indique que l'interprète est dans un entre-deux. Comme Hermès, le messager des dieux : (d'où dérive la notion d'herméneutique), l'interprète s'interpose au théâtre entre l'auteur et le spectateur, l'exégète d'un texte sacré entre la parole de Dieu et les fidèles, le juge entre le législateur et les justiciables, le psychanalyste entre le sujet conscient et sa dimension inconsciente.

   Elle implique une incompréhension première, et vise la compréhension optimale de ce qui ne l'est pas immédiatement. Dans cette perspective, l'interprétation réussie serait celle qui s'effacerait totalement pour produire la transparence du sens.

Ex : Le grand comédien serait celui qui disparaîtrait sous le personnage.

       Le bon juge, celui qui ferait parler la loi sans se substituer au législateur.

       Le bon traducteur, celui qui restituerait dans une langue, la forme et le fond d'une œuvre écrite dans une autre.

 

Problèmes:

 

 La question est de savoir si le principe d'une transparence du sens a une pertinence. Dès lors qu'il y a interprétation, n'y a-t-il pas nécessairement hétérogénéité entre le registre de départ et le registre d'arrivée ? Par exemple, une bonne traduction peut-elle proposer autre chose qu'une équivalence présumée avec le texte de départ ? Tout se passe comme si l'interprétation ne pouvait s'accomplir que dans l'écart la séparant de sa fin idéale. La distance qu'elle veut réduire entre un sens obscur et un sens clair est aussi celle qui l'éloigne de sa fin rêvée car elle ne peut s'abolir dans sa fonction de médiation.

 

Ce qui fonde une nouvelle question. Y a-t-il un sens originaire, préexistant, extérieur à l'interprétation ou bien est-ce elle qui le produit ? Il y a là deux façons radicalement différentes de concevoir le statut de l'interprétation. Dans un cas, on en subordonne le jeu à un sens originaire que sa mission est de restituer le plus fidèlement possible. On en présuppose la portée ontologique. Dans l'autre, on renonce au principe d'une extériorité du sens. On affirme la souveraineté de l'interprétation, son caractère originaire. Elle n'a pas de portée ontologique car il n'y a de sens ou de fait qu'interprété. Impossible d'échapper au langage, à l'existence comme projet interprétatif, à la vie comme énergie plastique.

 

Cette idée que l'interprétation n'a pas à comprendre un sens ayant une consistance hors d'elle car il n'y a ni sens, ni fait préexistant à l'interprétation est de paternité nietzschéenne. Or peut-on suivre Nietzsche lorsqu'il affirme : « il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations » ?

 

 Y a-t-il un champ de l'interprétation qu'il faut soigneusement circonscrire ou bien tout est-il interprétable? Par exemple ne faut-il pas distinguer le plan des faits à constater et à expliquer et celui des signes à interpréter ? Si l'interprétation doit être circonscrite au champ des systèmes signifiants, est-ce à dire qu'il n'y a pas une compréhension immédiate la rendant inutile? Car « C'est lorsqu'un texte ne peut être compris immédiatement qu'il faut l'interpréter » Gadamer, Vérité et méthode.1996. L'interprétation semble avoir des limites au sein même du champ des signes. Quelles sont ces limites ?

 

 Est signe tout ce qui renvoie hors de lui à un sens. La tendance des hommes est de faire fonctionner quoi que ce soit comme signe. Le superstitieux et le paranoïaque donnent la mesure de ce délire interprétatif.

 

Or faut-il lire du sens là où il n'y a aucune conscience pour signifier ? On sait que l'herméneutique du soupçon nous invite à identifier des effets de sens dans la totalité des conduites humaines. Pour Freud « l'arbitraire psychique n'existe pas » Psychologie de la vie quotidienne, tout est signifiant. Il faut retrouver sous le non sens apparent d'un rêve, d'un acte manqué, d'un symptôme névrotique le sens caché. En deçà de ce que la conscience ne comprend pas, il y a le sens inconscient à dévoiler. De même Marx et Nietzsche invitent à déjouer les ruses du sens et à mettre à jour, dans les productions de la conscience le jeu des instincts de vie ou des déterminismes sociaux qui en recèle le véritable sens. Au fond les philosophies du soupçon reposent sur le postulat que tout ce qui est humain est signifiant. Or n'y a-t-il pas de l'insensé, de l'absurde, de l'insignifiant et cette idée que le non sens n'est qu'apparent n'est-elle pas une superstition ?

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18 Réponses à “Présentation du chapitre XIV: L’interprétation.”

  1. de luzan dit :

    chère madame, je suis étudiante (prépa HEC) ; j’ai un devoir de philo: l’imagination est-elle naturelle à l’homme? voici les pistes de travail que je me suis donnée: l’imagination comme innée , donnée préalable (dans sa conscience) qui permet à l’homme de se distinguer de l’animal ,de répondre aux questions de la réalité mais aussi hors réalité; est-ce que je me fourvoie? je sens bien qu’une autre piste doitêtre exploiter? pourriez-vous me mettre sur la voie? merci ; claudie de luzan

  2. Simone MANON dit :

    J’ai pour principe de ne pas intervenir dans le travail des élèves mais enfin vos remarques me conduisent à préciser un certain nombre de choses.
    On ne peut pas construire une dissertation tant qu’on n’a pas élaboré la problématique engagée par le sujet. (Voyez le cours de méthode sur ce blog) Une problématique est un ensemble de problèmes spécifiant la question. Quelles sont ici les données du ou des problèmes ?
    Pour le savoir vous devez interroger la notion : « naturelle ». Qu’est-ce qui s’oppose au naturel ? Quels sont les critères du naturel ? Une fois que vous avez clarifié le sens du mot, vous commencez à être capable de juger ce qu’il en est de l’imagination. Ce qui suppose bien sûr une définition de ce qu’il faut entendre par là.
    Ex : naturel s’oppose à culturel, historique. Les critères du naturel sont, selon l’analyse de Lévi-Strauss : la spontanéité, l’universalité et la constance.
    1) Partout où il y a hommes, n’observe-t-on pas un pouvoir de figuration, de production d’images comme on le voit dans la perception, la représentation artistique ou autre ? Cela indique que ce pouvoir n’est pas un produit culturel, il semble bien une caractéristique de la nature humaine. Thèse.
    2) Pour autant, la manière de configurer le réel, les productions imaginaires ne varient-elles pas d’une culture à une autre, la particularité de chaque culture dépendant en dernière analyse, si l’on en croit Castoriadis (vous avez un article sur ce thème sur ce blog. Utilisez l’index pour le trouver), d’une institution imaginaire ? Antithèse.
    3) Alors ne faut-il pas comprendre que si l’imagination est, formellement, une faculté naturelle, elle est en revanche fondamentalement culturelle dans ses productions ? Dépassement.

  3. de luzan dit :

    merci beaucoup pour vos précieux conseils qui m’aiguillent ! merci aussi pour l’intérêt que vous nous portez et pour l’aide apportée sur votre temps libre!;

  4. Le Blay dit :

    Bnojour,
    Votre cours me semble très clair. Je suis en terminale L et je comprends difficilement le cours de mon professeur de philosophie. Je voulais donc savoir si votre cours sur l’interprétation que vous avez posé ici est complet, s’il suffirait pour un DS type bac, DS que je dois passer mercredi prochain. Merci d’avance!

  5. Simone MANON dit :

    Aucun cours ne peut prétendre être exhaustif et encore moins une présentation de la problématique ouverte par une notion.
    Consultez l’article suivant (tout est-il interprétable?) pour être un peu mieux armée sur ce thème.
    Bon travail.

  6. ARICIA Jean Pierre dit :

    madame
    C’est un vif plaisir pour moi de tomber sur votre site. Au détour d’une discussion que j’ai eu avec des amis sur le concept du travail, j’ai voulu enrichir mon argumentation en cherchant sur le net. Et j’apprécie fort bien le travail que vous faites en donnant matière à réflexion et d’enrichissement aux apprenants que nous sommes. Permettez-moi de vous faire une suggestion: il serait bienheureux pour nous (enfin pour moi!!!) de pouvoir copier les cours ou les imprimer si possible). Serez-vous en mesure de nous offrir cette possibilités?
    Bien de choses à vous
    JP

  7. Simone MANON dit :

    Désolée, Jean-Pierre, le copier-coller est volontairement bloqué car il y a trop d’élèves malhonnêtes et paresseux, qui croient qu’il suffit de copier une analyse pour témoigner d’une quelconque compétence.
    En revanche, vous pouvez imprimer. Vous avez en haut à gauche, lorsque le cours est ouvert, une icone sur laquelle il suffit de cliquer. S’affiche la page telle qu’elle sera imprimée. Il faut alors cliquer sur « ici » en bas à droite.
    Bien à vous.

  8. damien alba dit :

    Bonsoir Madame,
    J’ai lu dans un texte de Nietzsche tiré du Gai Savoir que juger / évaluer était « déjà » faire une action. Est-il faux de dire que, dans l’esprit de Nietzsche, juger est une action parce que c’est une interprétation qui engage le corps vivant de l’individu (ses instincts, ses pulsions) et qu’en ce sens juger est <> (Lalande), à partir de son vécu. Cela me paraît pertinent car c’est une manière d’affirmer que le jugement n’est pas objectif (vrai) mais subjectif (pulsionnel).
    Je n’ai pas trouvé le mot Action dans le lexique nietzschéen et je ne suis pas sûr de comprendre.
    En vous remerciant, Damien.

  9. damien alba dit :

    La définition de l’Action par le Lalande apparaît-elle de votre côté ? Car du mien, elle a disparu!

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Mais il n’y a pas besoin de s’appeler Nietzsche pour faire du jugement une action. Juger est une action de l’esprit. Elle implique l’initiative d’un agent, elle procède de la mise en mouvement de ses capacités mentales. Voyez par exemple la distinction que Descartes établit entre les actions de l’âme et les passions de l’âme.
    Lalande définit l’action, dans son premier sens, comme « Opération d’un être considérée comme produite par cet être lui-même, et non par une cause extérieure ».
    L’action considérée comme le fait d’intervenir matériellement sur une réalité pour la transformer n’est qu’une espèce d’un genre beaucoup plus large.
    Je ne comprends pas le sens de votre deuxième message.

    https://www.philolog.fr/le-jugement-est-un-don-particulier-qui-ne-peut-pas-du-tout-etre-appris-mais-seulement-exerce-kant/

    Bien à vous.

  11. damien alba dit :

    D’accord, merci beaucoup.
    Mon deuxième message veut dire que lorsque j’ai cliqué sur envoi, et que mon message est passé à l’étape : En attente de modération, ce que j’avais mis entre guillemets a semblé disparaître. Il n’est plus resté que ce signe là .
    Cordialement

  12. Jeanne dit :

    Bonjour et tout d’abord merci pour le travail que vous fournissez sur votre blog. En tant qu’élève de terminale, il m’est très utile afin d’approfondir des points survolés en classe ou tout simplement d’en comprendre d’autres (le langage des philosophes est parfois bien obscur et mérite une claire interprétation, justement !).
    Au sujet de l’usage de la méthode expérimentale, ne pensez-vous pas que cela revient finalement à de l’interprétation ? En effet, on a plus l’idée de rapporter les méthodes scientifiques à la démonstration rationnelle et l’interprétation à notre subjectivité, nos croyances et notre imagination (bien qu’il existe l’herméneutique) mais finalement, dans la méthode expérimentale, quand on observe le réel afin d’énoncer une hypothèse, puis qu’on interprète les résultats obtenus, n’est-ce pas là de l’interprétation ?
    En fait, j’ai du mal à comprendre en quoi même les sciences naturelles ne sont elles-mêmes pas des sciences compréhensives, interprétatives.
    Merci pour votre attention !

  13. Simone MANON dit :

    Bonsoir
    Voyez dans ce cours la distinction entre expliquer et comprendre : https://www.philolog.fr/tout-est-il-interpretable/
    Le biologiste, le physicien n’ont pas affaire à du sens (qu’il s’agit de comprendre), seulement à des phénomènes qu’il faut expliquer. La discussion scientifique (pour trier les hypothèses, pour sélectionner tel fait pertinent plutôt que tel autre etc.) peut être très vive et contradictoire mais les savants obéissent à des règles qui mettent hors jeu, dans le résultat scientifique, les subjectivités empiriques. Celui-ci est établi de telle sorte qu’il doit faire l’accord des esprits grâce à la reproductibilité des expériences et les tests de vérification.Rien de tel pour les domaines où sévit l’interprétation.
    Voyez aussi ce cours pour comprendre que la démonstration est essentiellement la méthode des mathématiques https://www.philolog.fr/la-demonstration-2/

    Bien à vous.

  14. Timothé dit :

    Bonjour Madame Manon
    Permettez moi de vous remercier pour votre travail et d’avoir rendu intelligible l’ouvrage des grands philosophes. En échange je voudrais vous partager une correspondance de Saint-Jérôme :

    « Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas s’en écarter en quelque endroit ; il est difficile que ce qui a été bien dit dans une autre langue garde le même éclat dans une traduction. […] Si je traduis mot à mot, cela rend un son absurde ; si, par nécessité, je modifie si peu que ce soit la construction ou le style, j’aurai l’air de déserter le devoir de traducteur…» SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, pp.60-61

    La traduction est une activité difficile :
     » Le traducteur est méconnu ; il est assis à la dernière place ; il ne vit pour
    ainsi dire que d’aumônes ; il accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ; « servir » est sa devise, et il ne demande rien pour lui même, mettant toute sa gloire à être fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèle jusqu’à l’anéantissement de sa propre personnalité intellectuelle.  » LARBAUD, Valery, Sous l’invocation de Saint Jérôme

    Cordialement

  15. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Merci pour ces très judicieuses références.
    Bien à vous

  16. dafdesade dit :

    Je suis curieux de savoir ce que vous pensez de ce livre de Vincent Coussediere « Eloge de l’assimilation ». L’auteur fait une critique de l’imaginaire contemporain en matière de philosophie politique lequel est essentiellement suspendu a la philosophie contractualiste (surtout parmi les elites sociales bien entendu). Le contractualisme est devenu une politique et ses effets sont assez loin de rencontrer nos attentes, peut-être faut-il alors penser ses impenses ?

  17. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Je n’ai pas lu ce livre mais vous me donnez envie de le faire.
    Bien à vous

  18. Nietzsche est un idéaliste précurseur du nazisme avec sa notion de surhomme sur laquelle Hitler a sauté pour l’appliquer aux prétendus aryens.

    Affirmer qu’il n’y a pas de faits, c’est déjà interpréter les faits.

    Contre lui, nous affirmons : « Il n’y a que des faits et les interprétations sont des faits. »

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