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  Une petite récréation sceptique n’est peut-être pas inutile à propos de la notion de sens commun. J’aime bien le petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : n’avoir pas le Sens commun, de François de la Mothe Le Vayer. Je donne à lire ici les premières pages. « Le « sens commun » est rapidement identifié au préjugé collectif, à la doxa : il ne se laisse pas déterminer puisqu’il repose uniquement sur un accord subjectif : celui du grand nombre.

 

   Sous ce rapport le Traité prend délibérément le « parti de la folie » : à la multitude, le sage oppose le rire philosophique. Le Vayer cependant ne maintient pas cette posture paradoxale qui, comme le souligne Sylvia Giocanti, reviendrait à ériger en critère dogmatique un « mode» sceptique, celui de la rareté*. Le Traité vise davantage à fragiliser l’opinion populaire (entendu que « toute sorte de professions composent le peuple »), à susciter l’examen, qu’à la prendre systématiquement à revers. De la littérature de voyage, il tire des leçons de relativisme ; des « antithèses » de philosophie naturelle, de logique ou de morale, il conclut à l’infirmité de notre raison, moins propre à nous conduire que celle des bêtes. L’hypothèse de l’infinité des mondes, celle de l’éternel retour suggèrent qu’il n’est pas d’opinion, si extravagante qu’elle paraisse, qui n’ait déjà été soutenue (qui ne puisse prétendre à une forme de « communauté »). La satire, dans la tradition illustrée par Erasme au siècle précédent, opère un ultime renversement «c’est la folie qui fait subsister le monde, lequel périrait sans son entremise ». Lionel Leforestier, p. 125.

* Sylvia Giocanti, La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer, dans Libertinage et philosophie au XVII siècle, I, A. Mckenna et P-F Moreau éd., Publication de l’Université de St Etienne, 1996, p 41.

 

 

  «  Comme il n’y a rien qui soit plus aujourd’hui dans la bouche de tout le monde, quand on veut taxer quelqu’un de peu d’esprit, que de dire de lui qu’il n’a pas le Sens commun, aussi est-ce peut-être la façon de parler, la moins entendue que nous ayons, par ceux qui s’en servent, et la plus mal prise par une infinité de personnes qui s’en trouvent fort injuriées. A mon avis qu’on n’en ferait que rire si l’on avait fait là-dessus les réflexions qui m’ont souvent servi d’entretien dans mes promenades solitaires, et que je veux ici renouveler, en couchant par écrit ce que je méditais pour lors sur un si plaisant sujet.

Je ne dirai rien de l’intention d’offenser que peut avoir celui qui use de ces termes, quoi que ce soit principalement sur son mauvais dessein que beaucoup de personnes se fondent pour rendre légitime leur ressentiment. Car on sait bien qu’à prendre les choses de cette façon, toute sorte de paroles, et même les plus obligeantes, peuvent être prises en mauvaise part. Nous avons vu des hommes mettre la main à l’épée, parce qu’on les avait nommés beaux-fils ; et il y en a qui se battent assez souvent pour des termes aussi innocents dans leur signification. Il me suffit de remarquer, comme en passant, que la condition de ceux-là me semble fort peu heureuse, de qui le repos d’esprit a si peu de fondement, qu’ils peuvent être troublés par le premier venu ; à qui il prendra fantaisie de les piquer, et de les mettre aux champs, en leur disant quelque injure. Les Stoïciens raisonnaient bien autrement, lorsqu’ils posaient pour une maxime très certaine, que personne ne pouvait être offensé que par soi-même. Aussi est-ce pourquoi leur Sage était invulnérable, parce qu’il ne consentait jamais à l’injure, il était impossible qu’elle pût le pénétrer. Invulnerabile est non quod non feritur, sed quod non laeditur*1. N’est-ce pas lui donner une assiette pareille à celle du Tout-Puissant (pour parler comme ces Philosophes) qui laisse blasphémer impunément l’impie, et qui fait du bien à ceux mêmes qui renversent ses autels ? Si notre ennemi, ou quelque autre malhabile homme a l’intention de nous offenser, pourquoi seconderons-nous son dessein ? Puisqu’il a besoin de nous pour l’exécuter, pourquoi serons-nous si lâches que de lui complaire ? De quoi lui sommes-nous redevables, pour obéir si ponctuellement à ses volontés ? Mais sans porter plus avant de semblables considérations, examinons seulement de quelle importance peuvent être ces paroles, N’avoir pas le Sens commun, et puis nous jugerons de la grandeur de l’injure, s’il y en a, et par conséquent du ressentiment que nous en devons avoir, supposant même que nous soyons obligés de repousser cette sorte d’outrage.

   Pour bien comprendre quel est le Sens commun, il faut connaître toutes les facultés de l’âme dont il est l’une, et savoir de quelle façon par leur moyen, l’esprit procède en ses diverses opérations. Or parce que l’opinion des Philosophes est ici différente, comme partout ailleurs, prenons la plus reçue dans les Ecoles pour la plus vraisemblable, puisque cela suffit à notre dessein.

   La doctrine La plus commune enseigne conformément au texte d’Aristote, qu’après que les sens extérieurs ont reçu l’espèce des objets, ils portent leur sensation au Sens commun qui est interne. Celui-ci en fait part à la fantaisie ; et elle le présente à l’entendement sous le nom de fantôme, pour en juger. C’est en suite de ces fonctions différentes que l’entendement, dont la charge est de prononcer simplement sur le vrai ou le faux, émeut finalement la volonté, qui se rend maîtresse de toute l’opération, fuyant, ou suivant, ainsi que bon lui semble, les apparences du bien ou du mal. En quoi elle est comparée à un maître aveugle, lequel, bien que conduit par son serviteur clairvoyant, ne laisse pas de lui commander. Voilà en peu de mots ce qui se dit dans les Collèges pour ce regard, sinon qu’on fait tenir registre de tout ce procédé à la mémoire, qui n’est pas de notre considération pour le présent.

   Or c’est une chose tout évidente, que quand nous imputons à quelqu’un de n’avoir pas le Sens commun, nous ne songeons à rien moins qu’à lui disputer la participation de ce sens intérieur, qui connaît des cinq extérieurs seulement, et que les Philosophes accordent même au reste des animaux, donnant aux plus imparfaits, et aux moindres insectes, quelque chose qui lui est analogue ou proportionnée. Et quand on le voudrait prendre de la sorte, l’hyperbole paraîtrait si extravagante, qu’elle serait plus propre à faire rire, qu’à fâcher à bon escient une personne.

   Si nous avons donc égard à l’usage de ce proverbe, comme il le faut faire pour en reconnaître la signification, nous nous apercevrons aisément que par le manquement de Sens commun, il marque quelque autre défaut de connaissance plus noble, et qui nous est plus propre. Et parce qu’il n’y en a point d’évidente, comme celle des premiers principes, d’où vient qu’ils sont indémontrables, d’autant que n’y ayant rien de plus clair qu’eux, ils ne peuvent être illustrés d’ailleurs ; on pourrait penser que ce serait de cette privation de lumière spirituelle qu’il faudrait entendre notre commun dire. À la vérité, les Mathématiciens nomment leurs Principes des Notions communes, comme que le tout est plus grand que sa partie ; qu’ôtant des portions égales de choses égales, elles conservent en ce qui reste leur égalité entre elles, ab aequalibus aequalia si demas, reliquuntur aequalia; et que si deux choses ont un rapport parfait à une troisième, elles auront encore la même conformité entre elles deux, quae sunt eadem uni tertio, sunt eadern inter se. Certes ce doivent être des propositions bien manifestes, puisque l’évidence de toutes leurs premières conclusions en dépend, par la règle de cet autre Principe, propter quod unurnquodque tale, et illud magis. Mais outre que ce n’est nullement là où nous appliquons ordinairement notre proverbe, il faut encore considérer, que les premiers Principes se réduisent à fort peu, en chaque art, ou en chaque science ; et que nous nous servons de cette façon de parler, proverbiale dont nous traitons, quasi à tout moment, et sur d’infinis sujets. De sorte que quand on voudrait tomber d’accord, qu’elle prendrait son origine d’une certaine pesanteur d’esprit, qui le rend parfois inhabile à comprendre ces Principes, il faudrait en même temps reconnaître que nous lui avons donné une bien plus grande étendue ; et par conséquent porter beaucoup plus loin notre considération.

   Il se trouve des personnes de si grosse patte, et qui sont naturellement si stupides,

Veruecum in patria crasse que sub acre nati*2,

que pour ne rien dissimuler, on leur pourrait bien adapter notre proverbe, sans leur faite injure. Ce sont ceux que les Italiens nomment poc’ in testa, et zucche sensa sale*3 ; à qui l’on fait voir lucciole per lanterne*4, et comme ils disent encore, la Lune dans un puits. Tel fut un Mélétidès*5, lequel pour peine qu’il se donnât, ne put jamais apprendre à compter jusqu’à cinq. Les Anciens ont même imputé cette lourderie d’esprit à des peuples entiers, comme aux Phrygiens, aux Abdérites, aux Bataves ou Hollandais qui ont bien changé depuis, et à ceux de Cumes, que Strabon dit avoir été raillés fort plaisamment, de ce qu’il les fallait avertir, quand la pluie venait, par un cri public, qu’ils eussent à prendre le couvert de leurs portiques*6. Mais telle sorte de gens qui n’ont l’âme au corps, que comme un grain de sel pour les préserver de pourriture, et que l’on dit en riant pouvoir mourir sans rendre l’esprit, puisqu’ils n’en ont point, ne méritent pas qu’on pense à eux, ni qu’on soit plus sensible qu’eux en ce qui les touche. Aussi qu’on ne leur reproche pas simplement qu’ils manquent de Sens commun, mais bien qu’ils ne possèdent ni sens, ni jugement quelconque.

   En effet, le plus ordinaire emploi de notre Paroemie*7 est à l’égard de ceux que nous croyons avoir des opinions extravagantes, quand elles ne s’accordent pas aux nôtres ; parce que cet Amour de nous-mêmes est si puissant, que nous ne considérons nos pensées que comme une partie de notre être, sans les examiner davantage ; comme une folle mère qui ne trouve rien de si beau que son enfant, quelques défauts qu’il ait, parce qu’il est sien. De là vient cette animosité ordinaire contre ceux qui nous contrarient, et qu’aussitôt que quelqu’un s’écarte de notre sens, pris pour notre jugement, nous disons qu’il a perdu le Sens commun, c’est-à-dire qu’il ne raisonne ni ne discourt plus comme le reste des hommes raisonnables. C’est ainsi que Juvénal l’a pris, lorsqu’il a dit, en parlant des hommes de condition relevée, qu’ils étaient presque tous dépourvus de Sens commun,

 

Rarus enim ferme sensus communis in illa Fortuna.

 

   Ceci présupposé de la sorte, je considère premièrement combien ceux-là se peuvent tromper, qui prennent le Sens commun pour le bon, et les plus vulgaires opinions pour les meilleures de toutes. Comme s’il n’y avait rien de plus commun que d’errer ? Comme s’il était rien de plus sot que la multitude ? Et comme si le grand chemin n’était pas celui des bêtes ? Ha que ceux-là sont encore dans un grand aveuglement spirituel, qui croient ne pouvoir pas mieux cheminer, qu’en suivant la procession, si l’on veut sans profanation user de cette métaphore, ni aller plus sûrement que dans la presse. Si nous obtenons une fois de notre esprit qu’il s’affranchisse jusques à ce point, d’examiner les choses sans les préventions accoutumées, il s’apercevra bientôt qu’il n’y a guère d’opinions plus assurément fausses, que les plus universellement reçues. C’est ce qui obligea Pythagore*8 à défendre sur toutes choses à ses disciples le commerce populaire, comme capable de ruiner entièrement sa discipline,

Namque a turbando nomen sibi turba recepit *9

 

Et c’est ce qui a fait que tant de grands hommes ont préféré la solitude à la conversation civile, pour n’être plus infectés de l’haleine du peuple. Car soit que sa brutale ignorance, soit que sa perverse doctrine donne jusques à vous, vous en êtes insensiblement touché : que le Plâtrier vous blanchisse, ou que le Charbonnier vous noircisse, la tache y demeure également.

   On a remarqué qu’aux combats publics des hommes et des autres animaux, dont on contentait la vue du peuple Romain, les voix du théâtre étaient la plupart du temps, plus favorables aux bêtes qu’aux hommes, tant la multitude est toujours impertinente, et tant elle est naturellement portée au pis. Ne voyons-nous pas au contraire, que tout ce qui est excellent, ne se trouve qu’en fort petit nombre ; que les rubis et les diamants sont rares ; et que les perles sont nommées Unions par les Latins pour ce qu’on n’en rencontre jamais qu’une belle à la fois. Ô que ce Flûteur Antigénide*10 avait une bonne grâce et quand il criait tout haut à son savant disciple; mais peu goûté par le peuple, Mihi cane et Musis, sans te soucier d’une ignorante populace, contente-toi que ton chant me plaise et aux Muses. Ce n’est pas là faire état du Sens commun; ce n’est pas chercher son gain de cause dans les suffrages du peuple.

   Nous avons une autre notable histoire sur ce sujet. Le corps de ville des Abdérites manda en grande hâte le divin vieillard Hippocrate (car c’est ainsi que tous ceux qui le suivent ont accoutumé de le qualifier) le conviant à la cure de Démocrite, qu’ils tenaient pour un insensé et pour un fou parfait, à cause justement qu’il n’avait pas le Sens commun, et, selon que leur lettre le porte, d’autant qu’il parlait des Enfers, des Idoles, de l’Air, du langage des Oiseaux, de l’infinité des Mondes et d’autres choses semblables, autrement qu’ils ne faisaient pas*11. Hippocrate qui était venu, comme l’on voit par sa réponse, avec cette pensée, que ceux qui l’avaient mandé, se pouvaient bien tromper, et qu’il n’aurait peut-être pas grand besoin d’employer son Ellébore*12 pour cette fois ; n’eut pas plutôt entré en conférence avec ce prétendu atrabilaire, qu’il reconnut facilement la sottise des Abdérites, et le mérite de Démocrite. C’est ce qui lui fit dire en riant, que ceux qui s’estimaient les plus sains étaient à son avis les plus malades ; et ce qui l’obligea à leur déclarer librement, qu’ayant fait un si mauvais jugement d’un si grand homme, ils méritaient mieux une prise de vératre que lui. Qui se pourrait fâcher après cela, de se voir accusé de n’avoir pas le Sens commun ? Et qui est celui qui n’aimerait pas mieux raisonner comme faisaient Hippocrate et Démocrite, qu’à la mode des Abdérites et de leurs semblables, dût-il être tenu par eux pour un fou?

   Il faut que je dise ici en faveur de Démocrite, que non seulement les plus grands Philosophes de l’Antiquité ont passé pour fous de leur temps mais qu’au siècle même où nous sommes, j’ai vu fort peu de grands esprits, et d’hommes de mérite extraordinaire, qui ne soient tombés dans cette diffamation à l’égard du vulgaire, qui tient toujours pour insensés tous ceux qui s’éloignent de son Sens commun ; et qui même n’a point de plus ordinaire invective contre des personnes de qui il ne sait que dire, sinon que ce sont des fous, ou qu’ils n’ont pas le Sens commun »

 

   François de la Mothe Le Vayer. (1588. 1672) Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : N’avoir pas le Sens commun. 1643. Gallimard,  2003, p.15 à 26. Notes de Lionel Leforestier.

 

 

 

*1 Sénèque, De la constance du sage, III, 3

*2 Juvénal, Satire X, 50 «Nés dans la patrie des mourons et sous un air épais »

*3 « Tête vide », « faible d’esprit » le second proverbe — littéralement « courge sans sel » — n’a pas de réel équivalent en français.

*4 A qui l’un fait prendre « vessies pour lanternes « (le proverbe italien dit : « des vers luisants pour des lanternes »).

*5Type de l’idiot (malgré sa qualité d’Athénien) chez les Anciens.

*6 Strabon, Géographie, XIII, 3, 6.

*7 « Espèce de figure ou de proverbe sentencieux » (Dictionnaire de Furetière).

*8 Porphyre, Vie de Pythagore, 42.

*9 Palingène [Fier Angelo Manzolli dit Marzello Palingenio Stellato], Le Zodiaque de la vie [Zodiacus Vitae], IV, Cancer, v. 746 « car c’est de fouler que la foule a reçu son nom » (trad. J. Chomarat, Genève, Droz, 1996). Le Dictionnaire de Bayle donne le Zodiaque pour « le livre favori du sieur Naudé » : la référence appartient à la culture libertine. L’auteur, originaire de Stellato, près de Ferrare, reste fort mal connu. Son oeuvre, publiée en 1534, figure sur la première liste de l’Index (1571) ses restes, exhumés par l’Inquisition, furent brûlés. Le long poème du Zodiaque, qui retrace le progrès de l’âme vers le premier principe, invite, dans la filiation du néoplatonisme, à un salut philosophique.

*10 Musicien thébain du IV siècle av. J-C.

*11Hippocrate [auteur prétendu], Lettre à Damagète, O.C., t. 9 (E. Littré éd. et trad.), Paris, Baillière, 1861, pp. 349-381. Cette lettre figure dans un recueil apocryphe (sans doute composé au début de notre ère) qui connut une grande fortune à la Renaissance. Après les traductions latines, la première traduction française paraît en 1579 sous le titre du Ris de Démocrite. L’histoire de la mélancolie a arraché ce « roman philosophique » (J. Pigeaud), qui met en scène les rapports de la sagesse et de la folie, au mépris où le tenaient les philologues. De Robert Burton à Diderot, ce texte, qui a donné une partie de son relief à la figure de Démocrite, fut l’une des sources à demi souterraines de la culture européenne.

*12 L’ellébore blanc (ou vératre), réputé purger la « bile noire », est indiqué par l’ancienne médecine dans le traitement des affections « mélancoliques

 

 

 

 

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