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L’ennui. Alain.

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«  Quand un homme n’a plus rien à construire ou à détruire, il est très malheureux. Les femmes, j’entends celles qui sont occupées à chiffonner et à pouponner, ne comprendront jamais bien pourquoi les hommes vont au café et jouent aux cartes. Vivre avec soi et méditer sur soi ne vaut rien.

   Dans l’admirable Wilhelm Meister de Goethe, il y a « une société de Renoncement » dont les membres ne doivent jamais penser ni à l’avenir ni au passé. Cette règle, autant qu'on peut la suivre, est très bonne. Mais, pour qu'on puisse la suivre, il faut que les mains et les yeux soient occupés. Percevoir et agir, voilà les vrais remèdes. Au contraire, si l'on tourne ses pouces, on tombera bientôt dans la crainte et dans le regret. La pensée est une espèce de jeu qui n'est pas toujours très sain. Communément on tourne sans avancer. C'est pourquoi le grand Jean-Jacques a écrit: « L'homme qui médite est un animal dépravé. »

   La nécessité nous tire de là, presque toujours. Nous avons presque tous un métier à faire, et c'est très bon. Ce qui nous manque, ce sont de petits métiers qui nous reposent de l'autre. J'ai souvent envié les femmes, parce qu'elles font du tricot ou de la broderie. Leurs yeux ont quelque chose de réel à suivre; cela fait que les images du passé et de l'avenir n'apparaissent vivement que par éclairs. Mais, dans ces réunions où l'on use le temps, les hommes n'ont rien à faire, et bourdonnent comme des mouches dans une bouteille.

   Les heures d'insomnie, lorsque l'on n'est pas malade, ne sont si redoutées, je crois, que parce que l'imagination est alors trop libre et n'a point d'objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu'à minuit, il saute comme une carpe en invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s'il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence.

   Ces réflexions aident à comprendre les occupations variées qui remplissent la vie des riches. Ils se donnent mille devoirs et mille travaux et y courent comme au feu. Ils font dix visites par jour et vont du concert au théâtre. Ceux qui ont un sang plus vif se jettent dans la chasse, la guerre ou les voyages périlleux. D'autres roulent en auto et attendent impatiemment l'occasion de se rompre les os en aéroplane. Il leur faut des actions nouvelles et des perceptions nouvelles. Ils veulent vivre dans le monde, et non en eux-mêmes. Comme les grands mastodontes broutaient des forêts, ils broutent le monde par les yeux. Les plus simples jouent à recevoir de grands coups de poing dans le nez et dans l'estomac; cela les ramène aux choses présentes, et ils sont très heureux. Les guerres sont peut-être premièrement un remède à l'ennui; on expliquerait ainsi que ceux qui sont les plus disposés à accepter la guerre, sinon à la vouloir, sont souvent ceux qui ont le plus à perdre. La crainte de mourir est une pensée d'oisif, aussitôt effacée par une action pressante; si dangereuse qu'elle soit. Une bataille est sans doute une des circonstances où l'on pense le moins à la mort. D'où ce paradoxe: mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre. »

 Alain. Propos sur le bonheur du 29 janvier 1909 intitulé : l’ennui. Gallimard, nrf, 1967, p. 99 à 101.

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5 Réponses à “L’ennui. Alain.”

  1. sara dit :

    La pensée est une arme à double tranchant , on a besoin de refléchir pour savoir réagir et on a besoin de se rester seul un moment pour se remettre en question et aussi de reflechir et rever un peu pour se soulager du monde qui nous entoure , mais il faut pas que ca devienne une habitude , plonger dans les pensées peut nous déconnecter completement si ce n’est pas définitivement du monde exterieur.

    quand à l’ennui , c’est un sentiment que connait tout le monde mais heureusement qu’il ne dure pas , et au moment ou il disparait il faut savoir ce qui s’est passé , car c’est cela le remede de l’ennui qui dépend de chaque esprit.

  2. Simone MANON dit :

    Bonjour Sara
    Il me faut vous mettre en garde contre la tendance consistant à énoncer des propos creux. Le souci du philosophe est aux antipodes d’un tel usage du langage et de la pensée. Il semble que vous ne compreniez pas ce que penser veut dire. Ce n’est jamais se contenter d’opiner. Voyez les cours sur la notion d’opinion, sur les exigences de la pensée sur ce blog pour parvenir à faire la différence. Lisez l’allégorie de la caverne et son commentaire.
    https://www.philolog.fr/penser-par-soi-seul-est-ce-penser-librement/
    https://www.philolog.fr/opinion/
    Bien à vous.

  3. Kouresh dit :

    « Vivre avec soi et méditer sur soi ne vaut rien » : Pourquoi ALAIN dit-il cela ? Je pense au contraire qu’il est important parfois de pouvoir faire un point sur soi, une introspection, sur ce que l’on a fait, une rétrospection, mais aussi réfléchir sur ce que l’on va faire, se projeter dans l’avenir. Ainsi, l’homme gagne en connaissance sur soi, mais peut aussi ainsi se remettre en question par rapport à son mode de vie, de savoir si sa conduite de vie est bonne d’un point de vue morale, et si celle-ci lui permet d’être heureux.

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vos remarques sont pertinentes mais il faut avoir le sens de l’ambiguïté.
    C’est en s’ouvrant à l’altérité qu’on peut avoir à accès à l’universel et échapper aux mythologies personnelles. En ce sens le propos de Alain est d’une grande pertinence.
    https://www.philolog.fr/penser-par-soi-seul-est-ce-penser-librement/
    https://www.philolog.fr/kant-lethique-de-la-pensee/
    https://www.philolog.fr/solitude-esseulement-isolement-hannah-arendt/
    Bien à vous.

  5. laurent telle dit :

    L’ennui et la crainte vont main dans la main.
    Souvent on s’ennuie dans un travail , un loisir ou la vie quotidienne par peur d’assumer son envie d’autre chose .
    Un peu comme un adolescent qui n’ose pas solliciter , critiquer ou fuir
    ses parents (qui lui assurent le gîte ,le couvert la sécurité matérielle)
    ses profs (parce qu’il s’inquiète déjà de ses moyens d’existence futurs)
    ses camarades (parce qu’il n’a rien à quoi se raccrocher en lui même)
    et qui devient alors un fantôme ou un robot rongé par l’ennui.
    Lorsque l’enfant a appris à vivre par peur de ses éducateurs , il développe une vision craintive et pessimiste des relations humaines et ne les envisage donc que sous forme de lutte de fuite ou d’inhibition .

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