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     « J'ai dit que je me suis toujours ennuyé; j'ajoute que c'est depuis un certain temps relativement récent que je suis arrivé à comprendre avec une clarté suffisante ce qu'est réellement l'ennui. Pendant mon enfance, puis mon adolescence et ma première jeunesse, j'ai souffert de l'ennui sans me l'expliquer, comme ceux qui souffrent d'un mal de tête sans jamais se décider à interroger un médecin. Quand j'étais enfant surtout, l'ennui assumait des formes tout à fait obscures pour moi et pour les autres, formes que j'étais incapable d'expliquer et que les autres, ma mère par exemple, attribuaient à des troubles de santé ou à d'autres causes analogues; un peu comme la mauvaise humeur des petits enfants est mise sur le compte de la poussée de leurs dents.

En ces années-là, il m'arrivait de cesser brusquement de jouer et de rester des heures entières immobile, comme engourdi, accablé en réalité par le malaise que m'inspirait ce que j'ai appelé la flétrissure des objets, c'est-à-dire par l'obscure conscience qu'entre moi et les choses, il n'existait aucun rapport. Si, en de tels moments, ma mère entrait dans la chambre et me voyant muet, inerte et pâle de souffrance, me demandait ce que j'avais, je répondais invariablement: « je m'ennuie» expliquant ainsi, par un mot de sens clair et étroit, un état d'âme vaste et obscur. Ma mère alors, prenant mon affirmation au sérieux, se penchait pour m'embrasser, puis me promettait de m'emmener au cinéma dans l'après-midi, c'est-à-dire qu'elle me proposait une distraction qui, je le savais parfaitement, n'était ni le contraire de l'ennui ni son remède. Et moi tout en feignant d'accueillir cette proposition avec joie, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver ce même sentiment d'ennui que ma mère prétendait chasser en posant ses lèvres sur mon front, en m'entourant les épaules de ses bras, non moins que par le cinéma qu'elle faisait miroiter à mes yeux comme un mirage. Avec ses lèvres, avec ses bras, avec le cinéma, je n'avais en fait aucun rapport à ce moment. Mais comment aurais-je pu expliquer à ma mère que le sentiment d'ennui dont je souffrais ne pouvait être allégé en aucune façon? J'ai déjà noté que l'ennui consiste principalement dans l'incommunicabilité. Or, en ne pouvant communiquer avec ma mère, de laquelle j'étais séparé comme de n'importe quel objet, j'étais en quelque sorte contraint d'accepter le malentendu et de lui mentir.

   Je passe sur les désastres de l'ennui durant mon adolescence. A cette époque, les très mauvais résultats que j'obtins à l'école furent attribués à de soi-disant « faiblesses », c'est-à-dire à des incapacités congénitales en telle ou telle matière d'enseignement; moi-même j'acceptai cette explication faute d'une autre plus valable. Maintenant au contraire, je sais de façon certaine que les mauvaises notes qui pleuvaient sur moi à chaque fin d'année scolaire étaient dues à un seul motif: l'ennui. En réalité je sentais subtilement, avec le profond malaise habituel, que je n'avais aucun rapport avec tout ce pêle-mêle de rois athéniens et d'empereurs romains, de fleuves de l'Amérique du Sud et de montagnes de l'Asie, d'endécasyllabes de Dante et d'hexamètres de Virgile, d'opérations algébriques et de formules chimiques. Toute cette énorme quantité de notions ne me regardait pas, ou ne me regardait que pour en constater l'absurdité fondamentale. Mais, comme je l'ai dit, je ne me vantais ni en moi-même ni auprès des autres de ce sentiment purement négatif; je me disais même que je n'aurais pas dû l'éprouver et j'en souffrais. Déjà alors cette souffrance, je m'en souviens, m'inspira le désir de la définir et de l'expliquer. Mais j'étais un enfant avec toute la prétention et l'ambition des enfants. Aussi le résultat fut-il un projet d'histoire universelle fondée sur l'ennui, dont je n'écrivis toutefois que les premières pages. L'histoire universelle fondée sur l'ennui était basée sur une idée très simple : le ressort de l'histoire ne se trouvait ni dans le progrès, ni dans l'évolution biologique, ni dans le fait économique, ni dans aucun autre des motifs qu'allèguent généralement les historiens des diverses écoles, mais bien dans l'ennui. Très excité par cette magnifique découverte, je pris les choses à la racine. Au commencement donc était l'ennui, vulgairement appelé chaos. Dieu s'ennuyant créa la terre, le ciel, l'eau, les animaux, les plantes, puis Adam et Eve; ces derniers s'ennuyant à leur tour dans le paradis mangèrent le fruit défendu. Ils ennuyèrent Dieu qui les chassa de l'Eden; Caïn qu'ennuyait Abel le tua; Noé s'ennuyant vraiment trop inventa le vin; Dieu ayant de nouveau pris les hommes en ennui détruisit le monde par le déluge; mais ce désastre également l'ennuya à tel point qu'il fit revenir le beau temps. Et ainsi de suite. Les grands empires égyptiens, babyloniens, persans, grecs et romains surgissaient de l'ennui et s'écroulaient dans l'ennui; l'ennui du paganisme suscitait le christianisme; l'ennui du catholicisme engendra le protestantisme; l'ennui de l'Europe faisait découvrir l'Amérique; l'ennui de la féodalité provoquait la révolution française et celui du capitalisme, la révolution russe. Toutes ces belles trouvailles furent notées en une sorte de petit tableau puis, avec un grand zèle, je commençai à écrire l'histoire en bonne et due forme. Je ne me souviens pas bien, mais je ne crois pas être allé au-delà de la description fort détaillée de l'ennui atroce dont souffraient Adam et Eve dans l'Eden et de la façon dont ils commirent le péché mortel, justement à cause de cet ennui. Ensuite, ennuyé à mon tour par mon projet, je l'abandonnai. »

          Alberto Moravia. L’ennui. GF-Flammarion, p. 54.55.56.

 

Cf. http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I00016259/alberto-moravia-a-propos-de-l-ennui.fr.html

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