« (13) Vois-le bien: le commencement de la philosophie, c’est le sentiment du conflit des hommes entre eux; on cherche d'où vient le conflit; l'on juge avec méfiance la pure et simple opinion; l'on examine si cette opinion est juste, et l'on découvre une règle comme on a découvert la balance pour les poids et le cordeau pour les lignes droites ou courbes. (14) Voilà le début de la philosophie.
Toutes les opinions sont-elles justes? Comment pourraient-elles l'être si elles se contredisent? – Toutes ne sont donc pas justes, mais du moins celles qui sont les nôtres. (15) - Et pourquoi celles-ci plutôt que celles des Syriens ou des Egyptiens? Pourquoi les miennes plutôt que celles de tel ou tel ? – Pas plus les unes que les autres. – Il ne suffit donc pas qu'une chose paraisse vraie pour qu'elle le soit; quand il s'agit de poids et de mesures, la simple apparence ne nous suffit pas, et nous avons inventé une règle pour chaque cas. (16) Ici donc, n'y a-t-il pas une règle supérieure à l'opinion ? Comment ce qu’il y a de plus nécessaire chez les hommes pourrait-il être impossible à deviner et à découvrir ? – Il y a donc une règle. (17) – Et pourquoi ne la cherchons-nous pas, ne la découvrons-nous pas, et, l’ayant découverte, ne l’employons-nous pas sans la transgresser jamais, fût-ce pour tendre le doigt ? (18) C’est elle, je pense, qui, une fois découverte, affranchit de leur folie ceux qui mesuraient tout à la seule apparence ; grâce à elle, partis de choses connues et bien distinctes, nous usons d’idées nettes dans l’application aux cas particuliers.
Epictète, Entretiens, II, § XI, La Pléiade, Les stoïciens, p. 907.908.
I) Remarques liminaires.
Beau texte pour ouvrir l’année de philosophie. L’enjeu de la rentrée pour tous les professeurs est toujours de trouver quelque chose qui accroche l’esprit de leurs élèves, les émoustille et confère au temps de l’étude le sens antique du loisir studieux. Loisir, c’est-à-dire liberté, plaisir, sentiment bienheureux d’accomplissement de soi. Ce propos d’Epictète me paraît de nature à tenir cette promesse. Sa manière de mettre en jeu un esprit confronté à ses propres perplexités ne peut qu’interpeller quiconque est soumis à sa puissance d’interpellation. Car dans un premier cours on n’attend pas de nos élèves qu’ils lisent le texte. On le lit soi-même avec toute la théâtralisation d’une voix habile à s’insinuer au cœur d’intériorités qu’il s’agit d’éveiller à elles-mêmes.
Or, à moins d’être un parfait crétin, hypothèse non recevable dans le cadre de l’école, tout élève entrant en classe terminale, est impatient de savoir ce qu’il vient faire en philosophie. Il y a en lui un minimum de curiosité, ne serait-ce que celle de la nouveauté. On ne dira jamais assez combien l’art pédagogique est de maintenir éveillée cette curiosité, de l’exciter, de la combler juste assez pour ne pas l’épuiser et la faire rebondir indéfiniment. Non point en la dispersant dans le multiple mais en l’incitant à s’approfondir sur une question qui, au fond, comme c’est le cas de toutes les grandes questions, contient toutes les autres.
Ici, la question est de savoir ce qui peut bien inciter l’esprit à s’arrêter et à initier l’effort réflexif.
Penser, en effet, c’est s’arrêter. Voyez le penseur du sculpteur Rodin. L’artiste figure dans cette statue, par contraste avec celle qui représente l’homme qui marche, l’opération même de la pensée. Il donne à voir ce qui n’a pas de visibilité car, s’agissant d’un processus spirituel, celui-ci ne se déploie pas, comme le geste physique, dans l’extériorité perceptible. Et pourtant il est lié à une posture corporelle. Le penseur est en arrêt, replié sur soi, comme s’il était mis en situation de changer la direction de son regard, de l’orienter dans une autre direction. Non plus expansion et extériorisation existentielle mais retour sur soi et déploiement des potentialités de l’intériorité spirituelle. Rodin rend sensible cette expérience dont nous devons être les vecteurs pour nos élèves. Les mettre en demeure de s’arrêter, d’inhiber le mouvement de la vie dans ce qu’il a d’irréfléchi, de mise à l’extérieur de soi pour initier l’acte par lequel la pensée se pose dans sa liberté et advient à l’existence.
Moment émouvant pour un professeur que celui où il convoque ses élèves à l’expérience qui a tout changé dans la sienne. J’ai toujours pensé que l’allégorie de la caverne était un texte de choix pour relever ce défi mais il y en a bien d’autres, et ce texte d’Epictète n’a rien à lui envier. Sa problématique est d’une grande richesse à plus d’un titre. Il permet d’approfondir plusieurs thèmes:
1) La distinction de la pensée doxique et de la pensée tout cout.
Analyse essentielle dans un premier cours tant il va de soi pour quiconque n’a jamais philosophé qu’opiner et penser sont une seule et même chose. Or l’hétérogénéité de ces deux exercices de l’esprit est radicale. Un des premiers enjeux de la classe de philosophie est d’en faire prendre conscience clairement et distinctement.
2) La révélation immanente à la mise en examen des opinions.
Il n’est pas exagéré de dire qu’avec la philosophie il y va d’une forme de révélation. Elle fait découvrir à celui qu’elle met en situation de procéder à un examen rationnel des opinions les exigences internes à la raison elle-même : celles de ne pas se contredire (Cf. maxime kantienne de la pensée conséquente), de ne pas s’enfermer dans son point de vue particulier (maxime kantienne de la pensée élargie), d’exercer par un effort personnel la capacité discriminatrice de la raison (maxime kantienne de la pensée sans préjugé). Elle incarne ainsi le moment où le sujet fait l’expérience d’une potentialité, jusque-là inactualisée de son propre esprit : la capacité rationnelle. Et cela marque une rupture dans sa vie. Socrate parlait d’une « seconde naissance » pour pointer cette vertu de l’examen philosophique de ne pas laisser la pensée inchangée et de la conduire par son procès même à se libérer de ce qui l’aveugle et l’aliène : la toute-puissance des impressions sensibles, de l’imagination, des conditionnements culturels, des intérêts subjectifs. En interrogeant la valeur de vérité des opinions, chacun est ainsi mis en demeure de découvrir que le sujet d’une pensée véritable n’est pas le sujet prisonnier de sa subjectivité et de son étroitesse mais une instance commune à tous les hommes par la grâce de laquelle ils peuvent comprendre ce qui est au principe du conflit des opinions et les conditions de son dépassement.
Point le plus difficile de l’enseignement de la philosophie car chacun croit spontanément qu’il raisonne dès qu’il parle et que ce qu’il appelle sa raison vaut bien celle des autres. Comment faire découvrir que la raison n’est pas originairement en possession d’elle-même, qu’elle a sa nécessité propre et que son ordre se reconnaît à l’universalité dont elle peut se prévaloir ? Là est aussi l’enjeu de l’éveil philosophique même pour les philosophies critiques du dogmatisme inhérent à la plupart des rationalismes. Il s’agit de faire expérimenter que, dans tous les domaines où il n’y a pas un instrument de mesure pour surmonter le différend entre les hommes, la raison est en chacun de nous une faculté dont la fonction est de tenir lieu de ce qu’est la règle graduée ou la balance pour celui qui mesure des longueurs ou des poids. Autrement dit l’intentionnalité pensante est de trouver « une règle supérieure à l’opinion », une « norme » propre à témoigner que la république des esprits ou la communauté des êtres da raison n’est pas un rêve creux. Comme la classe de mathématiques ou de physique fait entrevoir concrètement la différence entre la cité réelle et la cité scientifique, la classe de philosophie n’a pas d’autre vocation que d’arracher de jeunes âmes à la conflictualité théorique et pratique de la cité réelle pour faire advenir une autre cité possible. Peu importe son nom. Elle incarne l’espérance d’une communauté où les hommes seraient unis par les exigences de ce qui les définit comme sujets porteurs de raison. Et celle-ci se reconnait à son souci d’une vérité et de valeurs universalisables en droit, vérités et valeurs propres à réconcilier les hommes et à promouvoir la concorde intellectuelle et politique.
Que cela soit vraiment possible est une autre histoire mais on n’a rien compris à l’effort philosophique tant qu’on n’a pas pris conscience de cette intentionnalité. D’où l’intérêt d’ouvrir l’année avec Epictète. Comme tout stoïcien, il ne doute pas que la raison est une faculté commune et que tous les hommes ont une prénotion du vrai, du bon, de l’utile ou du juste. Comme il l’enseigne : « Mais le bien et le mal, le convenable et son contraire, le bonheur et le malheur, l’utile et le nuisible, ce qu’il faut faire et ne pas faire, qui arrive sur terre sans avoir de toutes ces choses une notion naturelle ? » (Entretiens, II, § XI, La Pléiade, Les stoïciens, p.906). Cependant il ne suffit pas de disposer de ces « prénotions ». Encore faut-il en faire un bon usage. Et nul ne peut y prétendre sans y avoir été formé, ce qui est la vocation des véritables maîtres. Leur modèle est Socrate, l’homme dépossédé de tout savoir à transmettre, excepté celui de rendre un esprit à la conscience de lui-même et des obligations que cette révélation fonde.
3) Ce qui distingue la diatribe stoïcienne du dialogue socratique.
A l’origine les deux termes sont confondus. Un dialogue ou une diatribe est un entretien, une conversation, occupant ceux que l’on appelle des philosophes, praticiens de la dialectique ou art du dialogue.
Cependant la dialectique proprement socratique doit être distinguée de la dialectique stoïcienne et même de la dialectique platonicienne. Ce qui les sépare est l’absence de tout savoir positif explicitement revendiqué par celui qui fait profession d’inscience, alors que pour les autres le discours n’est pas dénué de présupposés dogmatiques. D’où une structure méthodologique différente selon les deux cas.
a) Le dialogue.
Avec Socrate le dialogue commence avec une question. Le maître interroge l’interlocuteur.
Dans le cadre du thème du texte, l’entretien socratique commencerait par l’interrogation suivante : qu’est-ce qui est à l’origine de l’exercice de la pensée ?
Il se poursuit par la réponse de l’interlocuteur qui, comme tout énoncé doxique, se caractérise par son apparente évidence pour celui qui l’énonce. Dogmatisme naturel de l’opinion. On croit savoir et ignorant son ignorance, on répond comme si la réponse allait de soi.
D’où la nouvelle intervention de Socrate destinée à mettre en question la réponse afin de faire apparaître les insuffisances, voire les contradictions des affirmations examinées. La recherche (tournure dzététique) s’effectue donc par la réfutation successive des énoncés doxiques, discrimination dont la finalité est pour le Socrate des premiers dialogues platoniciens de faire éclater les faux savoirs, de libérer l’esprit pour une recherche dont il n’est pas sûr qu’elle aboutisse à un véritable savoir. Cohérence de celui qui affirme : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais pas ». Sa fonction est avant tout cathartique. Il libère du piège des certitudes premières, mais il ne permet pas vraiment de s’élever du plan du doxique au plan de l’eidétique. La structure des dialogues dits socratiques (dialogues de la première période dans l’œuvre de Platon) est ainsi aporétique. On ne sort pas de la caverne mais on ne l’habite plus de la même manière car on est affranchi de la suffisance de ceux qui ne voient pas la dimension problématique de leurs affirmations.
En disciple plus fidèle à Socrate que Platon lui-même, Bertrand Russell proclame en ce sens que ce qui fait la valeur de la philosophie, c’est son incertitude même. Ce qui n’est pas du tout platonicien, car pour Platon, la dialectique est la méthode de la science, aussi le dialogue, tel qu’il le conçoit, est-il moins modeste que le dialogue socratique. Il est censé rendre possible, au terme de l’examen (ascension dialectique), l’intuition des essences éternelles et immuables, que Platon appelle les Idées. Les Idées ou Formes sont de purs êtres intelligibles doués, à ses yeux, de plus de réalité que le monde sensible dont elles sont la condition d’intelligibilité et d’existence.
La dialectique n’est donc pas chez Platon une simple méthode d’argumentation par question et réponse comme c’est le cas avec Socrate. Elle est élevée à la dignité d’une science et cela ne va pas du tout de soi. Aristote, par exemple, refuse la thèse platonicienne. Là où il y a débat, il n’y a pas science. La méthode de la science est la démonstration non l’argumentation. Avec celle-ci on ne peut atteindre que des vérités probables non des vérités nécessaires. Une vérité probable n’étant pas contraignante, une raison universelle n’est pas tenue d’y adhérer.
La question reste donc ouverte de savoir s’il est toujours possible de réaliser l’accord des esprits. N’y a-t-il pas des domaines où la raison, malgré tous ses efforts, ne peut pas « découvrir une règle comme on a découvert la balance pour les poids et le cordeau pour les lignes droites et courbes » (Epictète) ?
Par exemple : peut-on définir une règle du beau, du bien, du juste etc. commune à tous les hommes ? L’observation du réel ne montre-t-elle pas qu’il y a plusieurs manières de définir ces valeurs, et que la raison est impuissante à mettre tout le monde d’accord ? Comment surmonter le différend entre celui qui veut qu’un ordre social juste soit un ordre où la liberté de chacun est garantie et celui qui veut que ce soit celui où l’égalité de fait est instituée ? Ces deux positions politiques sont antinomiques. La raison ne peut ni les concilier, ni les dépasser dans une position commune. Pourquoi ? Parce qu’une valeur n’a pas, comme un fait, une réalité objective. Elle suppose une décision de l’esprit, un parti-pris métaphysique et moral. Un parti-pris, une décision ont nécessairement quelque chose d’arbitraire. Ce qui signifie qu’ils sont indécidables rationnellement parlant, et donc que la conception platonicienne de la dialectique est aporétique.
Constat mélancolique : il est impossible de sortir absolument de la caverne. Le dogmatisme d’Epictète n’est pas fondé en raison. Il n’y a pas de règle absolument supérieure à l’opinion car la pluralité des choix de valeur est irréductible mais il ne s’ensuit pas que le polythéisme des valeurs doive dégénérer en guerre des dieux. La question est alors de savoir à quelles conditions.
Ces interrogations, annoncées dès le début de l’année, ont le mérite de donner une substance au champ du problématique et de susciter le désir de l’explorer avec la patience et la rigueur qui conviennent à ce que doit être l’école.
b) La diatribe.
Avec la diatribe stoïcienne, la structure est d’une autre nature.
Elle commence par une affirmation : « Vois-le bien : le commencement de la philosophie, c’est le sentiment du conflit des hommes entre eux ». La tournure est dogmatique car l’affirmation est fondée sur un contenu de connaissance déjà éprouvé dans le jugement. C’est ce qui transcrit les dogmes stoïciens et constitue l’intitulé de chaque entretien. Ces dogmes sont demandés à l’enseignement des maîtres, stoïciens ou non, le professeur travaillant toujours avec les textes en mains (Chrysippe, Platon etc.)
Le deuxième moment est celui de l’objection venant de celui que le maître fait parler et qui questionne la philosophie au nom de la non-philosophie. On n’est pas dans une procédure de recherche en commun mais dans une stratégie destinée à établir la vérité du dogme énoncé au départ.
4) Les difficultés du jugement.
Cette analyse est prématurée au début de l’année mais à un moment plus adapté, le propos d’Epictète l’exige.
Le texte suggère en effet que les erreurs de jugement procèdent soit de la confusion de l’idée générale (la prénotion) en jeu dans le jugement soit de son mauvais usage lorsqu’il s’agit de l’appliquer à un cas particulier.
Ex : Si je n’ai pas une idée claire de la justice, mon appréciation : « cette loi est juste » risque bien de manquer de pertinence. Mais je peux avoir une idée claire de la justice et néanmoins en faire une application inadéquate parce que, comme l’établira Kant, je conçois bien le général in abstracto, mais je suis incapable de distinguer si un cas y est contenu in concreto.
Dans notre texte, Epictète subordonne la possibilité de la rectitude du jugement à la clarté et la distinction de la prénotion qui le fonde : « Il y a donc une règle. – Et pourquoi ne la cherchons-nous pas, ne la découvrons-nous pas, et, l’ayant découverte, ne l’employons-nous pas sans la transgresser jamais, fût-ce pour tendre le doigt ? – C’est elle, je pense, qui, une fois découverte, affranchit de leur folie ceux qui mesuraient tout à la seule apparence ; grâce à elle, partis de choses connues et bien distinctes, nous usons d’idées nettes dans l’application aux cas particuliers ».
Mais juste avant, dans les Entretiens, il précise que la difficulté du jugement consiste à appliquer correctement à des situations particulières, les concepts de l’entendement. Nous avons une prénotion du bien et du beau, mais nous ne savons pas en faire un usage adéquat aux situations que l’on subsume sous elles : « Eh bien ! n’ai-je pas en effet la connaissance du bien et du beau ? Est-ce que je n’en possède pas l’idée ? – Tu la possèdes. – Est-ce que je ne l’applique pas aux cas particuliers ? – Sans doute. – Est-ce que je ne l’applique pas bien? – C’est là toute la question ; c’est là qu’arrive la prétention de savoir. Partis d’idées reconnues vraies, on arrive à une proposition douteuse parce qu’on les applique de manière incohérente. Si, outre ces idées, on possédait encore l’art de les appliquer, qui empêcherait qu’on ne soit parfait ? » Epictète, La pléiade, p. 906.907.
D’où les problèmes qu’il faut nécessairement affronter :
a) Y a-t-il vraiment une norme commune ? Les prénotions que suppose le stoïcisme sont-elles universelles ? Ont-elles une réalité ?
b) Suffit-il de les concevoir distinctement pour en faire un bon usage dès lors qu’il s’agit de les appliquer aux cas particuliers ?
c) Le jugement est-il une opération qui s’apprend grâce à un bon maître, comme le pense Epictète, ou faut-il admettre avec Kant que « si l’entendement est capable d’être instruit et armé par des règles, le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé » (Critique de la raison pure, Traduction Tremesaygues et Pacaud, Puf, p. 148.149?
Belle problématique à approfondir au moment opportun.
II) Explication du texte.
1) La structure du texte.
Il se compose de deux parties :
La première énonce le dogme. Elle va jusqu’à « voilà le début de la philosophie ».
La deuxième le confirme par une série de questions que le disciple est censé se poser à lui-même dans une démarche propre à se pénétrer de la vérité de l’affirmation énoncée préalablement.
Si la première établit que le point de départ de l’exercice réflexif est le conflit des opinions, la seconde convainc que l’opinion n’a aucun titre à se prévaloir du vrai et qu’il faut nécessairement chercher la norme commune (ou le point de vue rationnel susceptible de faire l'accord des esprits) sur quelque sujet que ce soit.
On remarquera qu’Epictète passe, comme s’il n’y avait pas de problème, de l’affirmation : il est absolument nécessaire de surmonter le différend et pour le surmonter de découvrir une règle commune, à une autre : « il y a donc une règle ». Propos éminemment problématique comme il a déjà été dit. Le dogme stoïcien ne résiste pas ici à la réflexion critique. Ce passage imposera dans le cours du développement explicatif une problématisation.
2) Plan de l’explication.
a) Introduction.
La méthode exige qu’elle énonce le thème du texte, sa problématique (l’ensemble des questions qu’il articule), sa thèse.
Thème : Le point de départ de la philosophie ou de l’activité pensante.
Question : Qu’est-ce qui pousse l’esprit à examiner la valeur des jugements que chacun porte sur les choses?
Thèse : Ce qui initie l’effort de penser, c’est la diversité des opinions humaines et leur caractère contradictoire.
Question : Comment surmonter le différend?
Thèse : D’abord en adoptant une attitude de méfiance à l’égard des opinions. La prise de conscience de leur faiblesse conduit naturellement à les soumettre à l’examen en déployant les ressources de la raison.
Question critique : La visée de la norme commune à tous les hommes qui est l’enjeu de l’examen est-elle nécessairement couronnée de succès ? Peut-on déduire de la nécessité de découvrir une norme commune pour prétendre à la vérité et unir les hommes dans un monde commun, l’existence de cette règle ?
NB : Une introduction rédigée fait l’économie des précisions (thème, question, thèse). Je les fais apparaître pour familiariser avec la méthode.
b) Le développement.
(Il procède à l’analyse détaillée du propos de l’auteur. Avec ce type de texte, il n’est pas possible de procéder à une analyse linéaire car cela condamnerait à la répétition. L’explicitation du sens de la première partie doit donc intégrer les précisions formulées dans la deuxième).
Exemple d’analyse de la phrase : « le commencement de la philosophie, c’est le sentiment du conflit des hommes entre eux; on cherche d'où vient le conflit; l'on juge avec méfiance la pure et simple opinion; l'on examine si cette opinion est juste, et l'on découvre une règle comme on a découvert la balance pour les poids et le cordeau pour les lignes droites ou courbes. (14) Voilà le début de la philosophie. »
Ce texte s’ouvre par l’énoncé dogmatique de la thèse. Epictète prétend nommer ce qui est à l’origine de l’exercice réflexif.
La notion d’« origine » renvoie à deux sens. D’une part ce qui marque un commencement dans le temps, d’autre part ce qui constitue la raison d’être de quelque chose. Point de vue historique dans un cas, purement rationnel dans l’autre. Les deux significations sont ici recevables, même si c’est surtout la raison d’être que prétend expliciter Epictète, car la philosophie a un commencement dans le temps, et l’on peut montrer qu’il est lié à ce qui la fonde rationnellement. Par-là le propos d’Epictète est plus profond que ce que les Grecs affirment d’ordinaire en nous disant que ce qui donne naissance à la philosophie, c’est une tendance naturelle de l’esprit, celle de s’étonner du fait que les choses sont comme elles sont.
« C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance » enseigne Aristote en suivant la leçon de Platon.
La philosophie est ici présentée essentiellement comme l’activité d’un esprit confronté à l’énigme du monde. Il veut comprendre ce qui est, rendre intelligible une réalité qui ne lui livre immédiatement pas son sens. L’homme pense parce qu’il y a en lui un irrépressible désir de savoir, de sortir de son ignorance.
C’est vrai mais l’explication n’est pas suffisante car il n’y a pas besoin de philosopher pour apaiser son besoin de savoir. Les mythes tout autant que le discours rationnel remplissent cette fonction. On sait d’ailleurs que la pensée mythique précède la pensée philosophique et que pendant des millénaires elle fournit le ciment idéologique de groupes ne la mettant pas en question. Il faut ce que nous appellerions aujourd'hui une révolution culturelle pour voir émerger l’activité philosophique au VI siècle av. J.C. à Milet. De fait pourquoi s’interroger là où tout semble aller de soi et où l’assentiment des autres nous confirme dans notre jugement? C’est donc que ce qui est objet d’étonnement pour les philosophes, c’est moins ce que les choses sont que la multiplicité et la diversité des jugements que les hommes portent sur elles.
La recherche de la vérité commence surtout avec ce qu’il y a de déstabilisant pour l’esprit dans le conflit des opinions. Comment une même réalité peut-elle être l’objet de représentations aussi plurielles ? Comment peut-on dire de la même chose, considérée sous le même rapport, une chose et son contraire ? Il y a là un scandale pour la pensée et de surcroît un obstacle à la paix civile car les hommes n’hésitent pas à se battre et à mourir pour défendre la manière dont ils voient les choses. En esprit conséquent et en citoyen soucieux d’un monde pacifié, le philosophe se sent tenu de lever les contradictions. Il ne peut prendre au sérieux des jugements si divers, multiples et contradictoires qu’ils s’annulent réciproquement. D’emblée, il éprouve un sentiment de méfiance le poussant à s’interroger. D’où vient que les hommes portent des jugements si différents sur les mêmes choses ? Quelle est la valeur de vérité de leurs appréciations ?
Epictète pointe ici un trait spécifique de l’expérience philosophique. Le philosophe est l’homme ayant un problème avec l’opinion ou ce que les Grecs appellent la doxa. Pourquoi? Parce qu’il est un amoureux de la vérité et que si vérité il y a, elle ne peut pas varier d’un individu à un autre, d’une époque à une autre, d’un groupe à un autre. Là où il y a plusieurs vérités, c’est qu’il n’y a pas de vérité du tout. La philosophie ne fait pas bon ménage avec le relativisme et si d’aventure celui-ci est indépassable, la cohérence veut qu’on renonce à l’idée même de vérité. Le principe d’une justesse sur le plan théorique et son corrélat, d’une justice sur le plan pratique, perdent toute pertinence. Conséquemment, la seule attitude à adopter est, à la manière des sceptiques, la suspension du jugement. Il se peut que l’enquête philosophique conduise à ce résultat, mais ce qui peut être un terme avec l’école sceptique, ne saurait être au commencement. Si même les sceptiques ont cherché, avec une rigueur exemplaire, à discriminer la vérité de l’erreur, c’est que, n’ayant pas commencé à douter de la possibilité d'accéder à la vérité, ils ont éprouvé les insuffisances de l’opinion à y prétendre.
La question est alors de comprendre pourquoi. Qu’est-ce précisément qu’une opinion ? On appelle ainsi, une croyance se croyant vraie alors même qu’on ne sait pas si on est fondé à le croire. On ne le sait pas parce qu’on ne s’est jamais donné la peine de la soumettre à un examen rationnel. On ne peut donc pas l’étayer sur de solides raisons théoriques, mais elle n’en est pas moins certaine pour celui qui l’énonce. Il y a là un paradoxe. Moins une idée est examinée dans sa valeur de vérité, plus elle revêt une apparence de vérité aux yeux de celui qui l’assène. L’opinion est dogmatique par nature. L’homme qui opine est si persuadé de détenir la vérité, qu’il n’y a pas de place pour lui pour le doute. Et pourtant il ne s’étonne pas de constater que ses jugements ne soient pas partagés par les autres, et il n’initie pas, pour cette raison, un rapport critique à ses croyances. Aussi étrange que cela soit, la plupart des hommes s’accommodent de la multiplicité et des contradictions des opinions et même les justifient. « A chacun sa vérité » entend-on souvent pour éviter le débat ou du moins pour le clore. Tout est relatif. Il y a autant de vérités que de sujets qui s’en prévalent, ce qui n’empêche pas de croire intimement que la sienne est plus vraie que celle des autres. L’inconséquence est ici à son comble car de deux choses l’une : soit tout est relatif et nul n’est autorisé à se croire en possession de la vérité, soit je revendique pour mon opinion les lettres de noblesse de la vérité et cela signifie que je la place dans un statut d’exception par rapport à celle des autres. Elle ne souffre pas la même relativité et si les autres étaient aussi clairvoyants que moi, ils renonceraient à la leur pour souscrire à la mienne. En théorie pragmatique du langage on appelle cela une contradiction performative, performative car la contradiction n’est pas interne à l’énoncé mais intervient entre l’énoncé et ses conditions de possibilité.
Le philosophe n’est pas homme à se complaire dans ce genre d’incohérence. C’est pourquoi il va soumettre les opinions à l’étamine de la raison.
D’abord en se demandant ce qui est à leur principe. « D’où vient le conflit ? » dit le texte.
Enquête conduisant à expliciter les conditions psychologiques, sociales, historiques de production des idées. Lorsque l’esprit ne s’exerce pas de manière autonome, il subit le déterminisme de tout ce qui agit sur lui : les impressions sensibles, les affects, le conditionnement culturel, les intérêts économiques et sociaux.
Pas étonnant que sur le mur de nos sens, de notre affectivité, de notre particularisme culturel, de nos intérêts matériels, le réel éclate en une multiplicité d’apparences. Pour celui qui a la fièvre, il fait froid là où l’homme sain a chaud. Pour le prolétaire, la justice n’est pas la même chose que pour le grand bourgeois, pour l’intégriste islamique, la femme n’est pas l’égale de l’homme ainsi que l’affirme l’occidental moderne.
Le réel est immédiatement pour les hommes ce qu’il leur paraît être or « il ne suffit pas qu’une chose paraisse vraie pour qu’elle le soit ».
Il s’ensuit que la manière dont les choses m’apparaissent n’est pas plus autorisée à se croire vraie que ne l’est celle des Syriens ou des Egyptiens. Toutes sont frappées au sceau de la particularité subjective ou culturelle, aucune ne peut prétendre avoir valeur de vérité objective.
Or comme on ne fait pas confiance à l’impression des uns et des autres lorsqu’il s’agit de poids ou de mesure, il convient de faire de même dans tous les domaines où l'on ne dispose d'un étalon de mesure commun. Il faut contourner l’obstacle des déformations subjectives en mettant en oeuvre la faculté commune à tous les hommes: la raison. En examinant les jugements, on découvre ce qui est justifiable en raison et ce qui ne l'est pas. Les opinions fausses sont rejetées. Celles qui ont une valeur de vérité sont validées par tous ceux qui procèdent à l'examen car le miracle des arguments rationnels est de mettre tout le monde d'accord. Une opinion peut donc est vraie mais tant qu'elle n'est pas rationnellement fondée, elle n'est qu'une opinion, c'est-à-dire un jugement fondé sur d'autres raisons que des raisons. Il s'ensuit que ce qui fait le statut de l'opinion, ce n'est pas son contenu (il arrive que l'examen la justifie) mais le rapport non critique qu'on entretient avec elle.
NB : La suite de l’explication du texte doit procéder à l'analyse du dernier passage: « Ici donc, n'y a-t-il pas une règle supérieure à l'opinion ? Comment ce qu’il y a de plus nécessaire chez les hommes pourrait-il être impossible à deviner et à découvrir ? – Il y a donc une règle. (17) – Et pourquoi ne la cherchons-nous pas, ne la découvrons-nous pas, et, l’ayant découverte, ne l’employons-nous pas sans la transgresser jamais, fût-ce pour tendre le doigt ? (18) C’est elle, je pense, qui, une fois découverte, affranchit de leur folie ceux qui mesuraient tout à la seule apparence ; grâce à elle, partis de choses connues et bien distinctes, nous usons d’idées nettes dans l’application aux cas particuliers».
On notera les différentes tonalités de ce qui peut être interprété comme le débat intérieur à la conscience philosophique. Il oscille de l'hésitation (cf. n'y a-t-il pas une règle supérieure à l'opinion? > se pourrait-il qu'il n'y en ait pas?) au dogmatisme (cf. il y a donc une règle). Tant qu'Epictète montre un chemin, annonce un programme (en finir avec l'opinion dans son statut d'opinion, l'examiner, discriminer le vrai du faux) le propos du philosophe ne prête pas à objection. Oui, on peut s'étonner que tant d'hommes soient prisonniers des apparences au point de ne pas chercher à les déchirer pour transformer leur rapport aux significations et aux valeurs ainsi que leur rapport avec les autres. Faire amitié avec eux par l'esprit, habiter un monde expurgé de la violence idéologique et de la violence tout court. L'éveil philosophique est présenté ici comme une libération. Il affranchit des erreurs et surtout des illusions, cette dernière consistant à prendre des fictions pour des réalités.
Mais dès que le maître fait tenir au disciple un discours dogmatique, les choses se compliquent. On est nécessairement conduit à développer les problèmes que j’ai exposés dans les remarques liminaires : la raison peut-elle toujours être l’équivalent de la balance ou du cordeau ? Est-il toujours possible de surmonter le conflit des opinions ? Pourquoi est-il permis d’en douter ?
Conclusion
Il est juste de dire que la philosophie met en examen les opinions. Leur conflit est une source infinie d’étonnement et la raison d’être de l’exercice réflexif destiné à discriminer le bon grain de l’ivraie. En interrogeant le sens, le fondement, la valeur des énoncés, le sujet pensant doit se libérer de ce qui l’aveugle et l’expose à l’illusion. Cette ascèse est consubstantielle au déploiement des ressources logiques de la raison et fonde la possibilité de réaliser des accords communs. Mais il y a des limites aux prétentions de la raison. Elle peut dénoncer l’erreur, et montrer par l’exercice dialectique ce que la vérité n’est pas. Elle est beaucoup moins apte à dire ce qu’elle est.
Il s’ensuit que la philosophie s’accomplit essentiellement comme activité critique, non comme construction dogmatique.
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