1) Un problème épistémologique.
Rappelons que l'épistémologie est la réflexion sur les sciences. Freud prétend faire oeuvre scientifique. La question est de savoir ce qu'il en est de cette prétention.
Il est clair que la démarche freudienne satisfait à un certain nombre de ces exigences.
Il commence par observer les faits et il élabore une hypothèse pour en rendre raison. L'inconscient est ce qu'il faut postuler pour expliquer des phénomènes tels que les symptômes névrotiques, les rêves, phénomènes inintelligibles psychiquement dans la cadre d'une théorie posant l'équivalence psychisme-conscience. En revanche, si on confère à ces phénomènes le statut d'effet-signe de l'inconscient, ils deviennent compréhensibles grâce à un travail d'interprétation.
En ce sens le problème que pose l'analyse freudienne est celui que pose toute herméneutique ou théorie de l'interprétation. Interpréter consiste à déchiffrer, à donner une signification claire à quelque chose d'obscur. Or, il est bien vrai que du point de vue de l'intention signifiante consciente, un fantasme, un symptôme névrotique, un rêve sont choses obscures. Cette obscurité en revanche, s'éclaire si on postule une intentionnalité signifiante inconsciente. Et là est le premier problème. Car y a-t-il sens à saisir du sens là où il n'y a aucune conscience pour signifier ? En postulant une intentionnalité signifiante inconsciente, Freud ne projette-t-il pas sur l'inconscient les caractéristiques de la conscience, celles de signifier, de vouloir, de penser ? Et cette manière de voir du sens là où il n'y a personne pour signifier n'est-ce pas le propre de la superstition ? De même comment concilier l'idée d'intentionnalité et celle de mécanisme ? Freud interprète le psychisme tantôt en termes de mouvements mécaniques, tantôt en termes d'intentions signifiantes, or c'est proprement contradictoire. Par ailleurs qu'est-ce qui peut garantir la validité de l'interprétation ? On sait que les sciences ont conquis leur scientificité le jour où la raison a cessé de faire confiance à ses modèles explicatifs, aussi séduisants soient-ils, et où elle s'est préoccupée d'en tester la validité théorique par des procédures rigoureuses d'expérimentation.
Qu'en est-il de ce point de vue du freudisme ? Il est bien vrai que le père de la psychanalyse a fondé sur son hypothèse une pratique permettant d'intervenir sur les phénomènes psychiques. Pour autant peut-on admettre que les réussites de la thérapie analytique valent preuve expérimentale ? C'est l'argument freudien. Freud se réclame du critère pragmatique en matière de vérité. Si, dit-il, je peux fonder sur ma théorie une pratique couronnée de succès, je verrai dans ce succès une preuve de la vérité de la théorie. C'est bien ainsi que procède le savant. Par un raisonnement, il déduit les conséquences de sa théorie, il fait des prédictions et il manipule les phénomènes pour voir s'il observe les phénomènes prévus théoriquement. Est reçue scientifiquement l'idée ayant passé victorieusement les tests de vérification. Le problème avec le freudisme, c'est d'abord qu'avec le matériel humain, on ne sait jamais ce qui fait la réussite d'une pratique. Il se peut que ce soit des raisons étrangères à ce que pose la théorie. Tout médecin connaît les effets placebo. Quand bien même les analystes obtiendraient des résultats spectaculaires en terme de guérison, il serait toujours possible de se demander si ceux-ci ne procèdent pas du fait que les patients ont foi dans les vertus de la psychanalyse comme d'autres ont foi dans celles de l'exorcisme ou de la philosophie. Chacun sait bien par expérience que le fait de donner sens à une souffrance est déjà une manière de s'en assurer la maîtrise. Peu importe peut-être la valeur de ce sens. Il ne suffit donc pas qu'une idée soit efficace pour être vraie car si c'était le cas, il faudrait admettre comme vrai n'importe quoi puisque l'histoire montre que les idées les plus folles ont eu leur heure de gloire.
De fait, elle ébranle en profondeur la conception traditionnelle du sujet. Considéré comme l'auteur de sa pensée et de son action (c'est lui qui pense et lui qui agit) le sujet était traditionnellement institué comme un sujet de droit avec la contrepartie de cette dignité. Un sujet capable est aussi un sujet responsable. Or en affirmant « ça pense » ; « ça agit », Freud remet en cause les deux assises de la responsabilité. Il y a bien une conscience mais celle-ci est un effet de surface de l'inconscient ; il y a bien un agent mais celui-ci est déterminé par de nombreux mécanismes. Dès lors est-on autorisé à lui imputer la responsabilité de ses actes ?
Au nom de préoccupations morales, Alain et Sartre instruisent le procès du freudisme. L'hypothèse freudienne, disent-ils, est une erreur théorique et une faute morale.
C'est une erreur théorique car il n'y a pas de pensée qui s'opère en moi sans moi. Une pensée non pensée n'est pas une pensée, c'est un effet mécanique, un fait insignifiant. Un fantasme, par exemple, est une image excitée en l'âme sans son concours. L'explication cartésienne est plus satisfaisante lorsqu'elle y voit une passion de l'âme plutôt que l' action d'un inconscient. Fidèle à Descartes, Alain affirme : « L'homme est obscur à lui-même, cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d'inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l'inconscient est un autre Moi, un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu'il n'y a point de pensées en nous sinon par l'unique sujet, Je ; cette remarque est d'ordre moral (...) L'inconscient est une méprise sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps » Eléments de philosophie. 1941.
De même affirme Sartre, l'hypothèse de l'inconscient est inutile. Ce que Freud théorise sous le nom de refoulement est ce qu'il faut penser sous le nom de mauvaise foi. En invoquant un supposé inconscient le sujet se ment à lui-même. Il se défausse d'une de ses dimensions car il s'efforce d'échapper aux multiples responsabilités qui lui incombent. Il refuse d'assumer une liberté qui l'angoisse.
Et là est pour Alain et Sartre la faute morale. Il faut (impératif moral) refuser l'idée d'un inconscient car la conscience peut trouver en elle l'alibi de sa propre lâcheté. Or, en termes cartésiens, il n'y a pas de vertu morale sans « la ferme et constante résolution » (Descartes) de faire un usage responsable de son entendement et de sa volonté ou en termes sartriens il n'y a pas de vertu morale sans le souci de l'authenticité.
Dans les deux cas le projet moral refuse par avance toute excuse. L'hypothèse de l'inconscient est donc dangereuse car elle peut être pour les consciences faibles la tentation de l'excuse et de l'indignité.
Dans les faits, le risque est bien réel de faire fonctionner le freudisme comme l'alibi de l'irresponsabilité. Pourtant rien n'est plus éloigné de Freud que cette tentation. « Irresponsable, comme chacun sait, n'est pas une définition de la philosophie des profondeurs » écrit-il à Jung le 29.02.1912.
En effet, admettre qu'il y a de l'inconscient ne revient pas à démettre la conscience. Certes il y a le ça mais il y a aussi le moi. Or le moi c'est le principe de réalité. Tout membre d'une société sait que, selon la loi juridique, il est considéré comme responsable. C'est même l'intériorisation de cette exigence qui rend possible l'endiguement des forces du ça. Seule la force du principe de réalité peut tenir en respect la force du principe de plaisir. (Voyez que Freud construit ce que Descartes appellerait une physique de l'âme. Il pense la réalité humaine en terme d'énergétique, de mécanique des forces). Il s'ensuit que la suppression du principe de la responsabilité de droit des hommes fait à coup sûr le jeu de la barbarie.
Le freudisme ne remet donc pas en question le principe de la responsabilité sociale de l'individu. Cependant une responsabilité sociale a besoin d'être fondée sur une responsabilité morale. Or Freud ne fonde pas moralement la responsabilité, il la fonde extérieurement au sujet sur les nécessités de la vie sociale. C'est parce qu'il faut protéger les hommes de la violence que chacun représente pour chacun que la responsabilisation de l'homme est nécessaire. La responsabilité sociale est pensée dans le meilleur des cas comme le moyen de faire advenir la responsabilité morale, elle ne trouve pas son fondement en elle. Ce qui est cohérent dès lors qu'on refuse de voir dans la conscience une instance sui generis et qu'on fait le deuil de la liberté.
Aussi lorsqu'il arrive à Freud de retrouver les accents du moraliste et de formuler un impératif, il le formule au nom des exigences de la civilisation. « Le moi doit déloger le ça. C'est là, une tâche qui incombe à la civilisation tout comme l'assèchement du Zuiderzee » Nouvelles conférences.
La psychanalyse est ainsi interprétée, par son fondateur, comme une contribution à l'oeuvre civilisatrice puisqu'en mettant en lumière les causes des divers déterminismes dont nous sommes l'objet, en donnant sens à l'obscurité psychique, elle nous permet de devenir plus lucides et avec cette lucidité accrue, plus responsables.
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Très clair et synthétique votre blog, cher collègue ! Je suis enseignant moi aussi, mais pas en philo, en E.P.S., et via les problèmes épistémologiques liés à la justification de ma discipline d’enseignement, je me suis beaucoup intéressé à l’épistémologie, dont celle de Karl Popper, et par voie de conséquence à la critique du freudisme et de la psychanalyse. Mon principal centre d’intérêt est la critique des positions déterministes de Freud et aussi de la falsifiabilité de sa doctrine qui selon moi en dépend inévitablement. Sur mon blog, j’ai écrit une quarantaine de textes, et la question du déterminisme psychique prima faciae et absolu revient toujours de manière récurrente. Je la considère même comme la pierre de touche à toute critique de la psychanalyse sachant quand même qu’il faut toujours resituer dans son contexte historique les engagements ontologiques de Freud par rapport à la mode déterministe de son temps, mais aussi et surtout par rapport à ses ambitions personnelles.
Bien cordialement.
Patrice Van den Reysen.
…si mon blog vous intéresse, permettez-moi de vous orienter vers deux de ses articles :
« Un résumé de la critique du déterminisme freudien. »
(http://www.blogg.org/blog-50438-themes-sigmund_freud_et_le_determinisme_-168143-offset-5.html
et :
« Freud exorciste de l’inconscient. »
(http://www.blogg.org/blog-50438-themes-sigmund_freud_et_le_determinisme_-168143.html
Merci pour ces informations. Je ne manquerai pas de lire vos articles. Bien à vous.
Génial vos articles , j’ai justement un sujet sur l’inconscient et votre article m’éclaire beaucoup .
Merci pour cet article , je suis eleve en philo au Liban , et ca m’a ete bien necessaire de lire votre article ..
Pour moi le problème essentiel est ailleurs, il ressort d’un mode de compréhension paranoïde de la conscience. En effet la psychanalyse ne marche qu’à partir de la supposition qu’il y a quelque chose, un x dans ma conscience, que le psychanalyste serait seul à même de connaître. Par là on m’enlève de fait toute intégrité, toute intimité et surtout toute liberté de conscience. Le psychanalyste est censé savoir à ma place qui je suis et ce que je veux. Si je lui déni ce savoir, il m’accuse de résistance.
Je pense que ce discours est pire que la religion, parce que soi-disant fondé en raison. On ne peut se défendre contre la psychanalyse : elle a forcément raison. N’est-ce pas insupportable ? Aussi les arguments logiques, la discussion ne valent rien, puisqu’il s’agit d’atteindre un lieu inconscient qui échappe à toute saisie concrète. Je pense que la psychanalyse est en résumé un vol organisé des consciences, une confiscation de la libre parole et du libre esprit à des fins paranoïdes de contrôle et de maîtrise.
Merci pour votre commentaire. Je ne suis pas sûre que le dogmatisme soit approprié sur cette question. Je dis toujours à mes élèves que la psychanalyse propose une hypothèse féconde tant qu’elle ne prétend pas être autre chose qu’une hypothèse.
Votre critique de la psychanalyse est claire et argumentée. J’ai notamment relevé le point suivant concernant un argument freudien, apparemment pragmatique: « Si je peux fonder sur ma théorie une pratique courronée de succès, je verrais dans ce succès une preuve de la vérité de la théorie ». Cet argument est en effet erronné pour deux raisons:
1) On peut toujours avoir affaire à un « effet Oedipe » (c’est la prédiction de l’Oracle qui est la cause de sa propre réalisation, comme quoi la tragédie de Sophocle peut encore servir ici), c’est-à-dire, puisqu’il y a bien action sur l’expérience, à une conséquence performative du discours psychanalytique sur le sujet (le patient).
2) Il ne semble pas possible qu’une théorie ne soit pas « courronée de succès » si l’on est sûr à l’avance de pouvoir interpréter l’expérience: par exemple, une thérapie qui échoue n’est pas un échec de la psychanalyse, mais prouve encore sa vérité puisque l’échec peut être interprété comme la conséquence d’un « transfert négatif », que précisément la psychanalyse explique. La critique popperienne de la psychanalyse vise d’ailleurs ce type d’arguments.
Cela ne signifie pas pour autant, évidemment, qu’il faut rejeter « en bloc » tout ce qui vient de la psychanalyse, mais que les psychanalystes, d’un point de vue scientifique, risquent de tout perdre en voulant tout gagner, en se mettant a priori à l’abri de la réfutation.
Dans l’article dont j’ai donné l’url: « La psychanalyse peut-elle devenir une science ? » sur mon site perso dblogos.net/fred.fabre/ , j’ai abordé ce problème en tentant de montrer que la psychanalyse s’était en grande partie dialectisée, sans pour autant considérer que c’était une fatalité. La psychanalyse pourrait jouer un rôle scientifique, sans d’ailleurs avoir besoin de chercher à devenir une « Science » comme la physique, si les psychanalystes acceptaient le risque de la critique.
Oups. Erreur sur l’url de mon site perso dans le commentaire. La bonne url est http://www.dblogos.net/er/ pour la page d’accueil
Merci pour ces remarques pertinentes et pour l’adresse de votre site que je ne manquerai pas de consulter.
Bien à vous.
Réponse à Rolland Alain.
Je suis d’accord avec vous pour la majorité des vos arguments. J’aime beaucoup votre phrase selon laquelle « la psychanalyse est en résumé un vol organisé des consciences, une confiscation de la libre parole et du libre esprit à des fins paranoïdes de contrôle et de maîtrise ». Plus péjorativement, je dirais que la psychanalyse, n’est qu’un « piège à rats ». Cette expression fut d’ailleurs utilisée par Karl Popper au sujet de la pensée marxiste dans « La société ouverte et ses ennemis ». J’identifie également la psychanalyse comme une des pires doctrines contre la société ouverte, justement parce qu’elle prétend, avec ses artifices et sa brillantine pseudo-scientifique, « libérer » l’individu d’un inconscient dont le seul Freud prétendit être le témoin princeps, inconscient doté d’un déterminisme qui ne peut correspondre, sur aucun point, à la réalité des limitations de l’être humain. Si je critique, avec des arguments logiques incontestables, les implications du déterminisme freudien, rien n’empêche un freudien d’y rechercher une résistance inconsciente à la théorie. Songe-t-il un instant à se demander ce qui l’empêche, lui, de résister, « inconsciemment », à ma critique ? Sans doute l’évite-t-il, « consciemment », car sinon, cette situation réduirait à zéro l’argument de l’inconscient, et de son corollaire, la résistance refoulée.
On ne peut donc échapper à la psychanalyse, et à son inconscient. C’est-à-dire, au « sujet freudien », comme le démontra Mikkel Borch-Jacobsen, dans son livre, donc à Freud-tout-seul. La psychanalyse, n’est qu’une doctrine entièrement bâtie sur la subjectivité d’un seul, selon des méthodes entièrement subjectives, et, qui plus est, jamais soumise au moindre contrôle indépendant (« Vous ne pourrez connaître la psychanalyse que par ouï-dire », écrit Freud, dès l’introduction à la psychanalyse). Ses positions sur le déterminisme, alliées à cette sacro-sainte et légendaire subjectivité, ne pouvait que placer la pensée freudienne sur un chemin, ou toute pensée qui se dit « humaniste », n’est qu’une escroquerie : le totalitarisme.
Bien cordialement.
Un article d’une clarté remarquable tant sur le fonds que sur la forme.
La présentation critique que vous faites de la psychanalyse me donne enfin l’impression de comprendre.
J’ai noté avec intérêt la caractérisation de la psychanalyse en tant qu’idéologie par Popper.
Dans la série « A voie nue » sur France Culture, Georges Steiner exprimait un peu la même chose. Il classe, si ma mémoire est bonne la psychanalyse dans les mythologies.
Merci pour ce sympathique message. Freud lui-même disait que sa théorie des pulsions est une mythologie. Cf: « La théorie des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des essences mythiques, formidables dans leur indétermination. Nous ne pouvons pas dans notre travail les perdre un instant de vue et nous ne sommes cependant jamais sûrs de les apercevoir avec acuité » Freud.
En lisant, Philosophie, mythologie et pseudo-science – Wittgenstein lecteur de Freud, de J. Bouveresse, je me suis souvenu que vous aviez consacré un article à la critique de la psychanalyse. Vu que la référence à Wittgenstein n’apparaît pas, je vous conseille vivement le livre fouillé, honnête, et comme toujours d’excellente facture, de Bouveresse, qui montre que les « Conversations sur Freud » de Wittgenstein sont beaucoup plus riches qu’il n’y paraît (il y a également dans l’édition en poche des Leçons et conversations une remarquable introduction de Christiane Chauviré, pp. XIX-XXXVII sur le sujet qui nous concerne. C. Chauviré explicite en outre cette idée qui vous séduisait (si vous vous souvenez de nos précédents échanges) : que la démystification est quelque chose de particulièrement mystifiant, et que les trois blessures narcissiques (Copernic, Darwin, Freud) procèdent en fait selon Wittgenstein d’une sorte de rhétorique de la flatterie: la séduction du paradoxe et de l’iconoclasme. Autrement, sur la critique de la psychanalyse, il y a un petit « Que sais-je » très bien fait et fort clair (un peu expéditif sur Jaspers et Wittgenstein, entre autres, mais l’exhaustivité dans la concision est à ce prix.)
Enfin, pourriez-vous indiquer la référence du texte de Freud, car c’est tout de même chose assez extraordinaire que cet aveu… Est-ce seulement le Freud de la dernière période qui a abandonné ses prétentions positivistes ? Je songe a une célèbre lettre à Einstein de septembre 32 où on peut lire ces propos si déconcertants dans la bouche de Freud :
« Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une manière de mythologie qui, en l’espèce, n’a rien de réconfortant. Mais est-ce que toute science ne se ramène pas à cette sorte de mythologie ? En va-t-il autrement pour vous dans le domaine de la physique ? » et plus loin « en partant de nos lois mythologiques de l’instinct, nous arrivons aisément à une formule qui fraye indirectement une voie à la lutte contre la guerre. » C’est bien la preuve que l’on ne se débarrasse pas si facilement de Freud en le taxant de scientisme…
J’oubliais une petite remarque à l’attention de vdrpatrice et Rolland Alain : je suis convaincu qu’en vous confrontant de plus près aux textes de Freud (et il ne faut surtout pas négliger la correspondance, qui comme souvent, je songe notamment au cas de Nietzsche, réserve de belles surprises, comme la lettre à Einstein cité dans la précédent commentaire), vous trouverez matière à infléchir vos conclusions sur le dogmatisme freudien, qui me paraissent manquer de nuance. Peut-être s’appliquent-elles à la vulgate freudienne (au « freudisme » comme on dit), de même que les critique de Marx et de Nietzsche (pour prendre les deux autres « maîtres du soupçon ») ne touchent en fait que les marxistes et les nietzschéens sectaires.
Vous dites par exemple, vdrpatrice, que Freud prétend être le « témoin princeps » de l’inconscient, ce qui me paraît quelque peu cavalier. Freud a pu penser être le premier à donner un tel primat à l’inconscient, mais il n’a pas, je crois, la naïveté de s’estimer le pionnier de sa découverte, lui qui connaissait, au moins de seconde main, Leibniz, Schopenhauer et Nietzsche. D’ailleurs, Freud dit explicitement de ce dernier qu’il a volontairement cherché à l’éviter pour ne pas se laisser influencer par lui, car du peu qu’il en a lu il a ressenti une menace pour sa propre idiosyncrasie doctrinale, si l’on peut dire. Freud était mû par la volonté de faire oeuvre originale, mais il me paraît hâtif de l’accabler de prétentions dogmatiques. Il ne s’agit certes pas de faire l’apologie inconditionnelle de Freud, mais les critiques qu’on lui adresse me paraissent toujours un peu légères. Popper d’ailleurs attaque plutôt la psychanalyse et le marxisme en général, mais quelle peut bien être la portée d’une critique aussi vaste ? Il est tout de même savoureux de voir un individualiste méthodologique tel que Popper se constituer en chevaux de bataille des entités aussi abstraites. Seul le débat serré et individuel me semble fructueux, plutôt que cette polémique un peu fumeuse et dont on se demande souvent quelles sont les prétentions : tenir en bride celles de la psychanalyse, réduire celle-ci à néant ? Que la psychanalyse ne soit pas une science, cela paraît entendu, mais ceux qui se réclament de Popper et consorts partent souvent en croisade contre elles et croient l’avoir ainsi terrassée.
Ici il me semble que la portée heuristique du philosophème wittgensteinien concernant la mythologie de la démystification se révèle dans toute sa portée, puisque l’on devrait l’appliquer aux critiques de la psychanalyse eux-mêmes – y compris, bien sûr, Wittgenstein !
C’est toujours un plaisir de vous lire. Merci pour toutes ces suggestions.
Cet aveu freudien se trouve dans les « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse « de 1932. En particulier dans « l’angoisse et la vie instinctuelle ». Gallimard, 1984, p 129 à 132.
Merci pour votre réponse rapide. Le plaisir est partagé. C’est à croire que l’année 1932 fut décisive dans cette inflexion prise par la réflexion de Freud sur sa propre pratique…Quand j’aurai un peu de temps, je me mettrai en quête d’autres textes de semblable teneur, pour comprendre d’où est venu à Freud l’idée que la science participe de la mythologie – une idée somme toute nullement révolutionnaire puisque l’épistémologie viennoise « fin de siècle » l’avait popularisée (avec d’autres mots, certes), notamment avec Mach. Bonne continuation.
Encore une fois, une excellente synthèse !
D’après Popper, la psychanalyse ne donne en effet d’explications qu’a posteriori. Mais il la qualifie plus précisément de pseudo-science (ce qui n’empêche pas qu’il ait écrit par ailleurs qu’elle constituait une « croyance dogmatique » ou une « idéologie »).
Chère Simone Manon,
Je suis tout à fait d’accord avec votre critique du critère de l’efficacité pratique comme preuve de la vérité d’une théorie psychologique. Vous rappelez, avec raison, l’effet placebo. Vous ignorez peut-être que la pratique de Freud était pour le moins fort décevante. Lisez à ce sujet « Les patients de Freud » (éd. Sciences humaines, 2011) de l’historien-philosophe Mikkel Borch-Jacobson, qui a travaillé aux Archives Freud (à Washington). Il y présente les 31 patients à présent bien connus de Freud. A peine 3 ont bénéficié de la “cure par la parole”. Les autres n’ont pas été améliorés ou se sont même détériorés. Plusieurs ont fini en institution psychiatrique ou se sont suicidés. Ce n’est pas sans raison que Freud s’est quasi limité à faire des analyses didactiques avant même que cette pratqiue ne devienne une condition de reconnaissance du titre de psychanalyste dans son association.
A toutes fins utiles, je signale que j’ai été moi-même pendant plus de 10 ans psychanalyste freudo-lacanien et que je suis ensuite passé aux TCC.
Pour en savoir plus sur les TCC et la psychanalyse, vous pouvez consulter mon site à l’université de Louvain :
http://icampus.uclouvain.be/claroline/document/document.php?cidReset=true&cidReq=EDPH2277
Vous y trouverez des dizaines de documents sur la psychologie, l’épistémologie, le freudisme, le lacanisme, la psychothérapie, etc.
Jacques Van Rillaer
Docteur en psychologie
Prof émérite à l’université de Louvain.
Cher Monsieur
Comme tout « honnête homme », j’ai suivi la polémique autour du livre noir de la psychanalyse.
Je vous avoue que le débat me paraît toujours malsain dès lors qu’au lieu de discuter des idées dans le silence des passions, on « hystérise » la discussion et on attaque des hommes.
Bien à vous.
Bonsoir,
Juste un mot pour vous remercier quant à la qualité du travail présenté sur votre site dont les cours vont, je pense, constituer ma base de révisions pour mon bac.
C’est toujours un bonheur de savoir qu’il existe des personnes acceptant de mettre leur travail à disposition des autres, et ce gratuitement.
Cordialement.
Merci pour ce sympathique commentaire.
Tous mes voeux de réussite à l’examen.
[…] » La critique de la psychanalyse […]
[…] » La critique de la psychanalyse […]
Bonjour Madame,
Merci pour ce site très riche. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous lorsque vous affirmez que l’acceptation de la théorie freudienne n’implique pas le renoncement à la responsabilité humaine. Comme vous le dites, le surmoi qui assure la compatibilité des aspirations individuelles avec le maintien de l’harmonie sociales demeure une force, un rouage dans le mécanisme psychique. Le respect des valeurs morales est donc tout autant un effet de la « physique de l’âme » dont vous parlez que leur transgression sous l’influence des pulsions inconscientes. Ceci étant posé, le criminel qui n’a aucun égard ni aux valeurs ni aux lois de la société n’est pas répréhensible, puisque son incapacité à censurer ses propres désirs est liée à une faiblesse de son surmoi, à laquelle il ne peut rien. Je ne sache pas que pour Freud, l’organisation de notre psychisme sous l’influence de la société soit influencée, même marginalement, par un quelconque libre arbitre.
Toutes ces raisons qui placent l’homme sous l’emprise d’un déterminisme interne n’empêcheront bien sûr jamais les sociétés humaines de punir les criminels, ne serait-ce que par pragmatisme (dans un but dissuasif). Pour autant si l’on se cantonne aux analyses freudiennes toute mesure pénale (et même tout jugement moral) apparaît comme foncièrement injuste.
Il me semble qu’à vouloir sauver le freudisme sur le plan moral, il faut l’amender à la lumière des réflexions sartriennes dans l’Être et le néant. En substituant à la notion d’inconscient, celle de conscience non thétique. C’est au fond comme un retour aux petites perceptions de Leibniz: on renonce à l’idée de pensée non consciente, qui paraît en effet contradictoire comme vous le signalez. Les pensées dites inconscientes par Freud sont alors reléguées à un niveau de conscience implicite ou latente. Mais elles sont bien conscientes en réalité. Et les décisions et pensées qui s’opèrent sur ce plan latent se trouvent symbolisés, sublimés par les divers éléments qui peuvent nous frapper au sein de notre vie consciente (rêves, actes manqués, etc).
Dès lors il est de la responsabilité du sujet d’élucider de qui chez lui demeure latent. C’est d’abord un devoir de vérité vis à vis de soi-même: chacun se doit assumer sa liberté. Cette tâche peut être facilitée aux yeux de Sartre par la médiation d’autrui dont le regard n’est pas simplement un regard aliénant: il suffit de penser à la relation de sincérité (voulue comme) absolue avec Simone de Beauvoir. Sartre reconnaît à la relation psychanalytique cette vertu, même s’il récuse les fondements théoriques de la psychanalyse.
Bonjour
Freud n’est pas Spinoza, aussi ne suis-je pas sûre que ses analyses puissent cautionner votre affirmation selon laquelle le criminel est par principe irresponsable. Il n’y a pas nécessairement besoin du libre arbitre pour fonder la responsabilité et Freud s’y emploie en montrant qu’admettre l’existence du ça ne revient pas à démettre celle du moi. Or le moi, c’est le principe de réalité avec les exigences de la vie sociale, l’énoncé de la loi et la menace des sanctions. La moi est tout autant structurant de la personnalité psychique que le ça et le surmoi, même si cette structuration ne met en jeu qu’une mécanique des forces. « L’un des postulats fondamentaux de la psychanalyse, c’est que les analysés doivent se retrouver responsables, sujets de leurs actes » rappelle Jean Laplanche en précisant que se servir de la psychanalyse pour «irresponsabiliser» les individus est un renversement absurde. Le sujet se constitue parce qu’il y a la loi. Supprimez la loi, vous n’aurez même pas de sujet ».
Nul besoin donc de recourir aux réflexions sartriennes pour comprendre l’affirmation récurrente de Freud: « irresponsable, comme chacun sait, n’est pas une définition de la psychologie des profondeurs ».
Il est d’ailleurs significatif que lorsque fut publié l’avant projet du nouveau code pénal dans lequel le législateur avait supprimé le principe de responsabilité, les psychanalystes furent les premiers à monter au créneau pour qu’il soit rétabli.
Cf. https://www.philolog.fr/admettre-lhypothese-dun-insconscient-psychique-est-ce-denier-a-lhomme-toute-responsabilite/
Bien à vous.
Tout d’abord, merci pour ce cours synthétique et agréable à lire,
une question se pose pour moi, comment la psychanalyse peut elle être une hypothèse féconde, si justement elle ne cesse de s’auto confirmer en permanence, se posant donc comme croyance dogmatique ?
Bonjour
Il ne faut pas imputer aux idées les fautes de ceux qui les mobilisent. Le dogmatisme est une attitude de l’esprit non la propriété d’une idée. On peut être sensible à la fécondité d’une hypothèse explicative tout en restant conscient de ses faiblesses et de ses limites.
C’est le cas, à mes yeux, de l’hypothèse freudienne. Elle éclaire d’une manière intéressante quantité de faits (les rêves, les mythes, la civilisation, les conduites répétitives etc. ) sans pouvoir en épuiser le sens, ni même prétendre à la validité de l’interprétation.
Bien à vous.
[…] De fait, un arbre qui tombe dans la forêt sans quelqu'un à proximité pour l'entendre… ne fait aucun bruit. La vibration de l'air que sa chute a engendré est silencieuse jusqu'à ce qu'elle soit transformée par l'organe auditif (et le cerveau qui est derrière) qui se trouve à sa portée. » La critique de la psychanalyse. […]
Madame,
la lecture de votre article critique de la psychanalyse m’inspire les petits commentaires suivant qui se limitent à une vision « clinique » de la psychanalyse.
La psychanalyse est tout d’abord une pratique fondée sur l’hypothèse de l’inconscient. Selon moi la psychanalyse ne se veut pas être une science mais une technique (le divan, les associations libres, l’écoute flottante …) appliqué à une personne en souffrance qui adresse une demande à un psychanalyste. Le psychanalyste peut être mis à la place d’un « supposé savoir » par le patient mais le psychanalyste lui même n’est pas à cette place car son travail consiste justement à analyser le transfert qu’effectue le patient sur le psychanalyste.
Bonjour
La psychanalyse est une pratique certes, mais comme toute pratique elle repose sur des présupposés théoriques. En témoignent la notion de transfert que vous mobilisez et les interprétations que vous en donnerez.
Ainsi si vous ne preniez pas au sérieux l’hypothèse qui fonde votre pratique, vous ne pourriez pas la mettre en œuvre. Comme la patient doit croire aux vertus de la psychanalyse pour en espérer quelques succès, l’analyste doit croire à ce qu’il fait pour la même raison.
Bien à vous
Chère madame
Merci beaucoup de la densité et de la clarté pédagogique avec laquelle vous avez choisi d’aborder les questions les plus cruciales et complexes de la pensée, en prenant appui sur l’histoire de la philosophie. Tant il est vrai que « penser par soi-même » ne signifie aucunement penser tout seul et moins encore faire de son opinion – motivée par ses dispositions, ses passions ou … son narcissisme ! ) l’alpha et l’omega de toute vérité. Comme vous le rappelez assez souvent, depuis sa création la philosophie s’est au contraire d’emblée construite sur la méfiance critique vis à vis l’opinion, le logos platonicien (avant même Kant) étant déjà une « critique » de la fausse évidence de son opinion…
Mais ici je souhaite préciser ma gratitude pour votre mise au point à propos des critiques EPISTEMOLOGIQUES de la psychanalyse ; tant s’agissant de l’article que des réponses mesurées apportées aux commentaires, en particulier lorsque ceux-ci , pour dénoncer le « dogmatisme » de la psychanalyse, adoptent un ton plus dogmatique encore !