Introduction détaillée.
Etre lucide consiste à voir clair, à nouer un rapport de transparence avec un objet de pensée. Et cela ne va pas sans difficulté surtout lorsque cet objet, c'est soi-même. Il y a tant de raisons de construire des représentations illusoires et de s'abuser sur son propre être ! « Notre propre intérêt est [...] un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement » notait judicieusement Pascal, soulignant par là que la clairvoyance n'est pas donnée. Elle doit être conquise ainsi que le présuppose l'énoncé en parlant d'un « effort de lucidité ». L'expression connote l'idée d'un travail, d'un processus nécessaire pour déjouer tout ce qui lui fait obstacle.
Or avec l'idée d'inconscient, Freud pointe un obstacle de taille car admettre qu'il y a de l'inconscient revient à remettre en cause le principe de la transparence de la conscience à elle-même. Contre Descartes prétendant que le sujet a la connaissance de tout ce qui se passe en lui, Freud affirme qu'une partie du psychisme demeure étrangère à la conscience parce qu'une force de refoulement l'empêche de devenir consciente. Il s'ensuit que : « le moi en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de sa conscience dans sa vie psychique ». Pour Freud la méconnaissance du psychisme inconscient n'est pas circonstancielle, elle est structurelle. En ce sens, le propre du freudisme est de pointer la vanité de tout effort de lucidité. Celle-ci est barrée par principe, non seulement parce que l'inconscient incarne un système psychique autre, une dimension d'altérité par rapport à la conscience mais aussi parce que cette dernière étant investie par des productions inconscientes, ses représentations sont dans un rapport illusoire à la réalité sur laquelle elles portent. La conscience est le jouet de ce qui la détermine, à son insu, ses rationalisations ne sont jamais que des rationalisations secondaires que l'interprétation analytique a tôt fait de démystifier. Quels que soient ses efforts, ils sont voués à l'échec. La conscience doit être désavouée dans les prétentions qu'elle a traditionnellement revendiquées. Elle n'a pas les moyens de voir clair.
Pourtant en faisant prendre conscience des limites de la conscience, Freud ne donne-t-il pas les moyens d'être plus lucide ? Une conscience consciente de son impuissance à voir clair voit plus clair qu'une conscience ignorante de ses points aveugles. Par là, le freudisme, comme toute science se traduit par un gain de lucidité. En élaborant la science du psychisme, en mettant à jour les mécanismes qui le régissent, il accroît notre savoir. Il fait reculer l'ignorance et participe ainsi à l'œuvre des Lumières. On ne pense plus tout à fait après Freud comme on pensait avant et il est permis de croire que la conscience est devenue plus circonspecte dans son rapport à elle-même. Le freudisme procède en ce sens d'un effort de lucidité et contribue par ses élucidations à le rendre plus effectif. Par son travail théorique, le médecin viennois avait d'ailleurs la conviction de faire œuvre de civilisation. « Le moi doit déloger le ça, c'est travail de civilisation comme l'assèchement du Zuiderzee » disait-il.
Néanmoins il ne faut pas se leurrer sur la nature de la leçon de Freud. S'il est vrai qu'il fait grandir la science, il ne prétend pas qu'il suffise d'avoir cette connaissance théorique pour se mettre au clair avec soi-même. Le dévoilement de l'inconscient n'est pas le résultat d'une opération intellectuelle, sauf chez l'inventeur de la psychanalyse, c'est l'enjeu d'un travail analytique impliquant entre le sujet et lui-même la médiation d'un analyste. Les affects pathogènes, les traces mnésiques, le refoulé que Freud théorise sous le nom d'inconscient ne sont pas accessibles à l'introspection de la conscience, fût-elle éclairée par les apports psychanalytiques. Seul un mode opératoire mettant hors jeu la vigilance de la conscience rend possible le retour à la mémoire de ce qui était oublié. C'est là toute l'originalité de la psychanalyse et aussi son caractère problématique. Car si d'aventure, la stratégie et l'interprétation analytiques devaient être soupçonnées dans leur validité théorique et pratique, il faudrait admettre que l'hypothèse freudienne est moins source de lucidité que principe de nouveaux aveuglements.
Tel est le renversement auquel nous convoquent Sartre et Alain. Loin d'être un vecteur de clairvoyance, la psychanalyse serait pour l'un et pour l'autre une manière d'hypothéquer un authentique effort de lucidité à l'égard de soi-même. Pour Sartre, c'est une invitation à entretenir la mauvaise foi ; pour Alain, une redoutable méprise sur le moi.
Par où il faudra conclure que rien n'est plus difficile que la lucidité. L'effort de voir clair n'est jamais vain tant que l'esprit garde une distance avec ses hypothèses les plus fécondes mais dès qu'il y consent massivement, il s'expose à de nouveaux aveuglements.
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Marqueurs:aveuglement, conscience, hypothèse, ignorance, inconscient, lucidité, Lumières, psychanalyse, science
Lorsque vous dites que le freudisme se traduit par un gain de lucidité, est-ce la même chose avec le « je sais que je ne sais rien » de Socrate ?
Admettre que l’on ne sais rien pour pouvoir repartir sur des bases plus solides ?
Je suis désolé de faire un double post, mais pour la fin de cet article que je n’avais pas trop compris, j’aimerais vous demander quelque chose.
Si alain et Sartre critiquent le freudisme, c’est qu’au lieu de donner une science objective, elle fait lieu à des interprétations et donc la lucidité n’est finalement pas trouvé, c’est cela ?
Pour vous faire une idée plus claire de la critique de Alain et de Sartre, voyez le cours: la critique de la psychanalyse.
La gain de lucidité apporté par le freudisme n’a pas de rapport avec le propos socratique. Le freudisme se veut une science et une science prétend construire un savoir. La théorie de l’inconscient éclaire la conscience sur ses limites et lui permet en ce sens d’être plus lucide.
Socrate à l’inverse revendique son inscience.
D’accord, merci beaucoup. Je ne connais de toute façon, pas assez Socrate pour savoir ce qu’il voulait dire.
Vous avez un cours sur Socrate sur ce blog.
Ouais, je sais, j’ai vu ça. Vous avez un cours sur tout dans votre blog et c’est ça qui est énorme ! C’est magnifique ! Encore merci pour votre blog !
Chère Madame,
Je vous sais infiniment gré de présenter un cours de qualité sur le Web.
Cette façon de présenter le freudisme me paraît cependant bien indulgente, et le mot est faible.
Vous pourriez évoquer Wittgenstein et surtout Popper.
Le freudisme, comme l’adlerisme ou le jungisme, est une théorie infalsifiable
(selon la terminologie popperienne, ici, to falsify = prouver la fausseté de ;
infalsifiable = dont on ne peut prouver la fausseté).
Un défaut des philosophes n’est-il pas de manier des idées sans les confronter à la réalité ? On peut échafauder quantité de raisonnements sophistiqués et séduisants, mais que valent-ils ?
Dès lors que Galilée a fondé la méthode scientifique expérimentale avec »l’expérience sur la chute des graves », il a définitivement ruiné les opinions (Aristote) des philosophes sur le sujet. Descartes en tant que métaphysicien refusait de reconnaître l’existence du vide et la circulation du sang parce que ces découvertes contrevenaient à ses principes métaphysiques.
Freud veut se donner une légimité mais l’apparence des plus beaux raisonnements n’est jamais qu’une apparence tant qu’elle n’est pas validée par la réalité.
Popper a connu à la fois Adler et Einstein. Popper notait qu’à chaque nouveau cas, Adler se « voyait » conforté dans sa théorie, tandis qu’Einstein reconnaissait : si des expériences viennent contredire les prédictions chiffrées de ma théorie, j’abandonnerais ma théorie.
Le succès du freudisme ne peut donc pas venir de sa qualité scientifique (puisque cette théorie n’est pas une théorie scientifique). Non, le succès du freudisme vient de son pouvoir de séduction: c’est une idéologie du soupçon. Lisant Freud qui soutenait que sa théorie soulevait une forte résistance, une forte opposition, Wittgenstein (cf notes de cours, coll. Folio) notait que justement, les gens étaient aussi tout à fait prêts à admettre les assertions freudiennes. Cette idéologie du soupçon a en effet exercé une forte séduction.
Quant aux écoles psychanalytiques, leur multiplicité foisonnante est une conséquence de la nature infalsifiable de ces théories : vous pouvez construire une multitude de théories infalsifiables. Vous ne pourrez jamais prouver la fausseté d’aucune d’entre elles, et toutes peuvent coexister jusqu’à la fin des temps.
Il faudrait vraiment un peu plus d’esprit critique dans la présentation du freudisme, car ce n’est pas rendre service aux jeunes esprits que de leur taire les repères qui peuvent leur permettre de repérer les théories infalsifiables. Mais peut-être comptez-vous le faire dans une autre partie du cours ?
Cordialement vôtre,
Nadaxa
Merci pour votre contribution qui ne fait que formuler ce qui a été vu dans le cours: la critique de la psychanalyse que vous pouvez trouver dans le chapitre II.