Il suffit de lire les Ethiques aristotéliciennes (Ethique à Eudème et Ethique à Nicomaque) pour prendre la mesure de la vivacité des débats dont la question du plaisir est l’objet chez les Anciens.
Et cela ne tient pas seulement au statut stratégique qu’Aristote confère à la discussion des opinions dans la spéculation concernant les affaires humaines. Celles-ci, en effet, n’ont pas la nécessité et l’universalité des êtres éternels et immuables. Elles sont frappées au sceau de la particularité et de la contingence. Or des objets différents, enseigne le Stagirite, relèvent de savoirs différents. Si l’ordre de la nécessité et de l’universalité rend possible une science véritable c’est-à-dire une connaissance certaine dont la méthode est la démonstration, ce n’est pas le cas lorsque l’esprit s’efforce de connaître un objet appartenant à l’ordre « sublunaire ». Dans ce domaine, impossible d’établir des vérités nécessaires ayant le caractère contraignant de la conclusion du syllogisme scientifique. Il faut se contenter de mettre à l’épreuve les opinions des hommes, afin de déterminer par une argumentation rigoureuse le vraisemblable et le probable. « Il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature de l’objet l’admet : il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites » Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 b, 25. Trad. J. Tricot.
Avec cette analyse, Aristote se distingue de son maître Platon. Alors que pour ce dernier, la dialectique est la méthode de la science, un instrument de preuve, elle n’est pour Aristote qu’un instrument d’épreuve des théories en vigueur sur une question donnée. « Il est clair, dit-il, que l’art d’examiner ne comporte la connaissance d’aucun objet déterminé » mais il permet de faire la lumière sur une question même si les conclusions auxquelles on parvient n’ont pas le même degré de certitude que les vérités scientifiques. La faculté d’opiner ne doit donc pas être discréditée à la manière platonicienne. Pour Aristote, une opinion partagée par le plus grand nombre ou par des penseurs autorisés est gage de vérité. « Les choses, en effet, que tous les hommes reconnaissent comme bonnes, nous disons qu’elles sont telles en réalité : et celui qui s’attaque à cette conviction trouvera lui-même difficilement des vérités plus croyables » (Ethique à Nicomaque, X, 2, 1173 a, 1, Trad. J. Tricot). Il s’ensuit que la fonction de la pensée n’est pas, dans la réflexion éthique et politique, de substituer la science à la doxa, mais de soumettre les jugements des hommes à la reprise critique et de fonder sur des arguments raisonnables, les opinions les plus solides. Voilà pourquoi, les Ethiques aristotéliciennes se font l’écho des débats en vigueur à l’époque du Maître. Même si elles ne sont pas nommées, ce qui pose d’épineux problèmes d’interprétation, les théories du plaisir de Platon, d’Eudoxe, de Speusippe et consorts sont soumises à l’étamine de l’examen rationnel.
Et comment pourrait-il en être autrement puisque la grande préoccupation de la pensée antique, en matière éthique et politique, est de déterminer la nature du souverain bien ? On entend par là le bien suprême, la fin ultime de toutes nos activités que l’on poursuit pour elle-même et toutes les autres à cause d’elle. Sans cette fin unique, la faculté de désirer s’exercerait à vide et en vain.
Or comment la définir dès lors qu’on ne se contente pas d’une définition formelle ? Car celle-ci ne fait aucune difficulté, remarque Aristote. « Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur, au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages » (Trad. J. Tricot. I, 2, 1095 a, 20).
Pour les uns, c’est une vie de jouissance, pour les autres une vie glorieuse, pour d’autres encore, c’est autre chose. Mais il semble bien que, quelle que soit la manière dont elle est envisagée, la vie bonne et heureuse ne puisse pas être une vie déplaisante. Si l’agréable n’est pas nécessairement le bien, le bien est nécessairement agréable. En ce sens, « le plaisir fait de droit partie de la définition du souverain bien » (Victor Brochard), la question étant de savoir quel rang il convient de lui attribuer dans la hiérarchie des fins. Faut-il dire avec Philèbe ou Aristippe que le plaisir est le bien suprême ou avec Platon que la vie bienheureuse est un mélange de plaisir et de sagesse, la part principale revenant à la sagesse ? Ou bien faut-il même soupçonner, à la manière de Speusippe, que le plaisir n’est pas un bien et que le souverain bien se définit comme impassibilité, absence de plaisir et de peine ?
Ces questions pointent une tension entre le bonheur (eudémonisme) et le plaisir (hédonisme). Cette tension, Aristote ne la sous-estime pas mais il ne la radicalise jamais au point de rompre le lien nécessaire du souverain bien et du plaisir. « Le bonheur, la plus belle et la meilleure des choses est aussi la plus plaisante » écrit-il dans l’Ethique à Eudème, I, 1, 1214 a, 1-8. C’est que le plaisir est connaturel à la vie accomplie dans son excellence, vie réussie ou vertueuse. Il est indiscernable de l’activité par laquelle le vivant actualise les dispositions de sa nature dans leur perfection. Il la parachève « comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la force de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse » (Trad. J. Tricot. X, 4, 1174 b, 32).
Les formules sont nombreuses où le philosophe fait du plaisir une fin qui, pour n’être pas la fin véritable, laquelle consiste en l’activité réussie, est néanmoins « une sorte de fin » qui accompagne « par surcroît » l’acte. Citons-en quelques-unes :
« Les plaisirs sont tout proches des activités et en sont à ce point inséparables que la question est débattue de savoir si l’acte n’est pas identique au plaisir ». (Trad. J. Tricot. X, 5, 1175 b, 32).
« Quant à savoir si nous choisissons la vie à cause du plaisir, ou le plaisir à cause de la vie, c’est une question que nous pouvons laisser de côté pour le moment. En fait ces deux tendances sont, de toute évidence intimement associées et n’admettent aucune séparation : sans activité, en effet, il ne naît pas de plaisir, et toute activité reçoit du plaisir son achèvement » (Trad. J. Tricot. X, 5, 1175 a, 19).
« La vie des gens des vertueux n’a donc en rien besoin du plaisir comme de quelque supplément, elle contient le plaisir en sa propre essence » car « l’activité du vertueux est plaisante par elle-même » (Trad. Festugière. I, 9, 1099 a, 15).
Ce lien intime du plaisir et de la vie bonne est tel qu’Aristote fait du plaisir non seulement le privilège de la vie vertueuse mais aussi celui de la vie divine. Comme on peut le lire dans le livre VII, 15, 1154 b, 26, Dieu, acte pur et pensée de la pensée, « jouit perpétuellement d’un plaisir un et simple ; car il y a non seulement une activité de mouvement, mais encore une activité d’immobilité, et le plaisir consiste plutôt dans le repos que dans le mouvement ».
Il faudra, bien sûr, expliciter le sens de toutes ses affirmations. Pour l’heure, elles me permettent de mettre en évidence l’importance du plaisir dans la morale aristotélicienne et de justifier le jugement de Victor Brochard lorsqu’il affirme qu’ « Avant Épicure et mieux que lui Aristote est le représentant de la morale de plaisir. Ce n'est pas assez de dire que sa morale est un eudémonisme, il faut dire qu'elle est un hédonisme rationnel, car il n'y a pas de vertu sans plaisir. La différence entre Épicure et Aristote, c'est que pour ce dernier le plaisir n'est pas le seul bien, mais seulement un bien qui s'ajoute à un autre ». La théorie du plaisir d’après Epicure, dans Etudes de philosophie ancienne et moderne, Vrin, 1954, p. 268.
PB : Quelles sont les idées cardinales de la théorie aristotélicienne du plaisir ?
- L’idée que le plaisir n’est pas, comme Platon ou Aristippe l'affirment un mouvement. Aristote critique la thèse du plaisir-genèse. Pour lui, le plaisir n’est pas dans le mouvement, la poursuite, il est dans la possession.
- L’idée que la vie est activité et qu’activité et plaisir sont indiscernables. La réflexion sur le plaisir engage une réflexion sur la nature de ce vivant qu’est l’homme, sur ses différentes fonctions. Par là, la thématique du plaisir rencontre celle de la vertu car l’arétè, désigne, chez les Grecs, la disposition permettant à un être d’accomplir au mieux sa fonction. Toute activité conforme à la nature étant nécessairement accompagnée de plaisir, il s’agit de définir la nature de ces activités et des plaisirs qui leur sont afférents.
- L’idée, découlant de la précédente, de la spécificité des plaisirs et de la hiérarchie à établir entre eux.
La critique du plaisir-genèse.
Thèses discutées :
- Celle de Platon. « Le plaisir et la douleur, quand ils se produisent dans l’âme, sont une espèce de mouvement, n’est-ce pas ? » La République, IX, 584 a.
- Celle d’Aristippe : « Le plaisir est un mouvement doux accompagné de sensation ».
Aristote réfute cette théorie en montrant qu’« un mouvement s’effectue toujours dans un temps donné et pour une fin déterminée. On ne peut donc le considérer comme un tout parfait, même si l’on a égard à sa durée totale, car il est décomposable, et différent dans chacune de ses phases successives. Or le plaisir est quelque chose d’entier et de complet, indépendant des conditions du temps, car dans aucun moment du temps on ne saurait ressentir un plaisir qui, prolongé plus longtemps devînt complet en son espèce… Le plaisir appartient donc au genre des choses entières et parfaites, et l’on a tort de dire qu’il est mouvement ou génération, car cela ne peut se dire de toutes les choses, mais seulement de celles qui sont divisibles et ne forment point un tout ; ainsi on ne peut pas dire, de la vision qu’elle soit mouvement ou génération, non plus que d’un point ou d’une monade, et pareillement on ne peut pas le dire du plaisir car il est un tout complet » Note 655 de La République de R. Baccou. GF, p. 475.
Textes d’Aristote.
« Ils disent encore que le bien est déterminé, tandis que le plaisir est indéterminé, parce qu’il est susceptible de plus et de moins. Et si c’est sur l’expérience même du plaisir qu’ils appuient ce jugement, quand il s’agira de la justice et des autres vertus (à propos desquels on dit ouvertement que leurs possesseurs sont plus ou moins dans cet état, et leurs actions plus ou moins conformes à ces vertus) on pourra en dire autant (car il est possible d’être plus juste ou plus brave que d’autres, et il est possible de pratiquer aussi la justice ou la tempérance mieux que d’autres).
… Ils s’efforcent de montrer que le plaisir est un mouvement et un devenir. Mais ils ne semblent pas s’exprimer exactement, même quand ils soutiennent que le plaisir est un mouvement : tout mouvement, admet-on couramment, a pour propriété vitesse ou lenteur, et si un mouvement, celui du Ciel par exemple, n’a pas ces propriétés par lui-même, il les possède au moins relativement à un autre mouvement. Or au plaisir n’appartiennent ni l’une ni l’autre de ces sortes de mouvements. Il est assurément possible d’être amené vers le plaisir plus ou moins rapidement, comme aussi de se mettre en colère, mais on ne peut pas être dans l’état de plaisir rapidement, pas même par rapport à une autre personne, alors que nous pouvons marcher, croître, et ainsi de suite, plus ou moins rapidement. Ainsi donc, il est possible de passer à l’état de plaisir rapidement ou lentement, mais il n’est pas possible d’être en acte dans cet état (je veux dire être dans l’état de plaisir) plus ou moins rapidement. De plus, en quel sens le plaisir serait-il un devenir ? Car on n’admet pas d’ordinaire que n’importe quoi naisse de n’importe quoi, mais bien qu’une chose se résout en ce dont elle provient ; et la peine est la destruction de ce dont le plaisir est génération »
Ethique à Nicomaque, X, 2, 1173 a, 15, 30, 1173 b, 5. Trad. Jean Tricot, Vrin, p. 484. 485. 486
« Qu’est-ce que le plaisir et quelle sorte de chose est-il ? Cela deviendra plus clair si nous reprenons le sujet à son début.
On admet d’ordinaire que l’acte de vision est parfait à n’importe quel moment de sa durée (car il n’a besoin d’aucun complément qui surviendrait plus tard et achèverait sa forme). Or telle semble bien être aussi la nature du plaisir : il est, en effet, un tout, et on ne saurait à aucun moment appréhender un plaisir dont la prolongation dans le temps conduirait la forme à sa perfection. C’est la raison pour laquelle il n’est pas non plus un mouvement. Tout mouvement, en effet, se déroule dans le temps, et en vue d’une certaine fin, comme par exemple le processus de construction d'une maison, et il est parfait quand il a accompli ce vers quoi il tend; dès lors il est parfait soit quand il est pris dans la totalité du temps qu'il occupe, soit à son moment final. Et dans les parties du temps qu'ils occupent tous les mouvements sont imparfaits, et diffèrent spécifiquement du mouvement total comme ils diffèrent aussi l'un de l'autre. Ainsi, l'assemblage des pierres est autre que le travail de cannelure de la colonne, et ces deux opérations sont elles-mêmes autres que la construction du temple comme un tout. Et tandis que la construction du temple est un processus parfait (car elle n'a besoin de rien d'autre pour atteindre la fin proposée), le travail du soubassement et celui du triglyphe sont des processus imparfaits (chacune de ces opérations ne produisant qu'une partie du tout). Elles diffèrent donc spécifiquement, et il n'est pas possible, à un moment quelconque de sa durée, de saisir un mouvement qui soit parfait selon sa forme, mais s'il apparaît tel, c'est seulement dans la totalité de sa durée. On peut en dire autant de la marche et des autres formes de locomotion. Si, en effet, la translation est un mouvement d'un point à un autre, et si on relève en elle des différences spécifiques, le vol, la marche, le saut, et ainsi de suite, ce ne sont cependant pas les seules, mais il en existe aussi dans la marche elle-même par exemple, car le mouvement qui consiste à aller d'un point à un autre n'est pas le même dans le parcours total du stade et dans le parcours partiel, ni dans le parcours de telle partie ou de telle autre, ni dans le franchissement de cette ligne-ci et de celle-là, puisqu'on ne traverse pas seulement une ligne quelconque, mais une ligne tirée dans un lieu déterminé, et que l'une est dans un lieu différent de l'autre. Nous avons traité avec précision du mouvement dans un autre ouvrage, mais on peut dire ici, semble-t-il, qu'il n'est parfait à aucun moment de sa durée, mais que les multiples mouvements partiels dont il est composé sont imparfaits et différents en espèce, puisque c'est le point de départ et le point d'arrivée qui les spécifient. Du plaisir, au contraire, la forme est parfaite à n'importe quel moment. – On voit ainsi que plaisir et mouvement ne sauraient être que différents l'un de l'autre, et que le plaisir est au nombre de ces choses qui sont des touts parfaits. Cette conclusion pourrait aussi résulter du fait qu'il est impossible de se mouvoir autrement que dans le temps, alors qu'il est possible de ressentir le plaisir indépendamment du temps, car ce qui a lieu dans l’instant est un tout complet.
De ces considérations il résulte clairement encore qu'on a tort de parler du plaisir comme étant le résultat d'un mouvement ou d'une génération, car mouvement et devenir ne peuvent être affirmés de toutes les choses, mais seulement de celles qui sont divisibles en parties et ne sont pas des touts: il n'y a devenir, en effet, ni d'un acte de vision, ni d'un point, ni d'une unité, et aucune de ces choses n'est mouvement ou devenir. Il n'y a dès lors rien de tel pour le plaisir puisqu'il est un tout».
Ethique à Nicomaque, X, 3, 1174 a, 15, 1174 b. 10. Trad. Jean Tricot, Vrin, p. 490 à 494.
Commentaire de Victor Brochard.
« La grande nouveauté introduite par Aristote dans la question du plaisir, et qui d’ailleurs a été abandonné par la plupart des philosophes, c’est que le plaisir n’est ni un mouvement, ni un devenir, ou, comme on dira plus tard, un passage d’un état à un autre. Il est un état stable et défini, une manière d’être positive et durable, une qualité. Bref, le plaisir n’est pas dans la poursuite, mais dans la possession. C’est ce qu’il établit expressément dans le passage de l’Ethique à Nicomaque (X, 2, 1173, A, 15), évidemment dirigé contre Platon et les Cyrénaïques, où il fait voir que le plaisir n’est ni une kinêsis ni une genesis. L’argument invoqué par Platon pour prouver que le plaisir en lui-même n’est pas une réalité définie, c’est-à-dire le fait que le plaisir comporte le plus et le moins, n’est pas décisif, car on peut en dire autant de la justice et de la santé, qui sont certainement des réalités. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail de la discussion très profonde et très subtile à laquelle Aristote soumet la thèse de son Maitre. Rappelons seulement que cette doctrine est directement réfutée dans la Morale à Nicomaque (1173, A, 28 et sqq.).
Le plaisir n'est pas un mouvement. Est-ce à dire qu'il soit un repos, et est-ce ici que nous voyons apparaître pour la première fois dans l'histoire l'expression plaisir « en repos » ? En réalité, elle ne se trouve pas dans Aristote. Il dit seulement : « le plaisir consiste plutôt dans le repos que dans le mouvement » (Eth., VII, 15, 1154, B, 27). Et cela veut dire sans doute que le plaisir n'est pas le repos, c'est-à-dire la simple négation du mouvement ou l'inertie, mais que, cependant, il tient plus de la nature du repos que de celle du mouvement. C'est ici le point décisif, car on verra qu'Épicure a conservé la doctrine d'Aristote. Mais pour entendre la pensée du philosophe, il faut entrer dans quelques détails.
On sait que, d'après Aristote, le plaisir accompagne l’acte et l'achève. Il ne se confond pas avec lui, dit Aristote, comme quelques-uns ont été tentés de le croire; nous aimerions encore à accomplir les actes ou les fonctions dont il dépend, celle de voir ou de penser par exemple, alors même qu'ils ne seraient accompagnés d'aucun plaisir. Toutefois on peut admettre qu'il y a, en fait, entre le plaisir et l'acte, un lien nécessaire, (Éth.; X, 2, 1174, A, 6). Or l'acte est autre chose que le mouvement, dont il est le terme et l'achèvement. Le mouvement est divisible et s'accomplit partie par partie; l'acte est simple et il est donné tout entier, en un instant indivisible, (X, 5,1174, B, 4). Le mouvement trouve ainsi dans l’acte sa raison d'être et sa perfection, et c'est pourquoi il est défini un acte imparfait. L'acte contient donc tout ce qu'il y a de réel dans le mouvement, mais porté à son plus haut degré de perfection; il peut durer plus ou moins longtemps; mais ce qui le caractérise, c'est que, pendant tout le temps qu'il dure, il demeure le même. Il est en quelque sorte une synthèse du présent et du passé. […]. 1l y a une immobilité active, une énergie de l'immobile, (Éth., VII, 15, 1154, B, 25), sorte de repos actif, aussi différente du repos absolu ou de l'inertie que du mouvement, supérieure à tous deux, mais en un sens plus voisine du repos que du mouvement, puisqu'elle ne change pas. Dieu et l'âme, qui sont des actes, sont des moteurs, mais des moteurs immobiles. C'est la grande nouveauté de la métaphysique d'Aristote.
Tel acte, tel plaisir. Il y aura donc un plaisir en mouvement qui sera divisible et imparfait comme le mouvement lui-même; mais le vrai plaisir sera celui qui, comme l'acte lui-même, se produit dans l'instant indivisible. Tant qu'il dure, il ne comporte ni augmentation ni diminution; il est tout ce qu'il peut être, et, s'il n'est pas indifférent à l'homme que son plaisir dure plus ou moins longtemps, du moins le temps ne change pas la nature du plaisir lui-même: le temps ne fait rien à l'affaire. Le plaisir en mouvement et le plaisir parfait ne s'opposent donc pas comme deux contraires, mais sont une même chose considérée à deux moments de son développement, et il convient de les désigner par un même nom. L'espèce d'immobilité qu'il faut attribuer au plaisir comme à l’acte est donc bien différente de l'inertie ou de l'absence de douleur. Loin d'être une chose purement négative, elle est au contraire la réalité la plus positive que nous puissions atteindre. Voilà en quel sens on peut dire que le plaisir est un repos.
La théorie du plaisir d’après Epicure, dans Etudes de philosophie ancienne et moderne, Vrin, 1954, p.265 à 267.
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Bonjour chère Collègue,
Juste un mot pour souligner la justesse de votre analyse, toute en nuances, et aussi la pertinence du propos : chez Aristote, la question de la nature du ou des plaisirs se conjugue à celle de sa ou de leur valeur. Tandis que la tradition rationaliste moderne (kantienne et utilitariste) nous a éloigné de cette problématique, c’est une question fondamentale pour aujourd’hui, je crois, de savoir quelle peut être la place du plaisir dans la hiérarchie des biens (seule la tradition sceptique a pris cette question au sérieux, en faisant du goût une catégorie morale et politique à part entière). Bravo pour votre blog généreux et d’une richesse remarquable !
Merci, cher collègue, pour cette appréciation qui m’honore, venant d’un professeur dont j’admire le dynamisme et la qualité du travail.
Ce premier article sur Aristote ne fait qu’annoncer l’analyse de sa morale et je vous sais gré de lui trouver un intérêt. La segmentation des analyses peut, en effet, donner une impression de superficialité. Mais si je la pratique, ce n’est pas seulement par adaptation à ce nouveau média peu favorable aux longs développements, c’est aussi afin de mettre l’accent sur les points qui me paraissent importants à maîtriser. Il me semble que nous devons lutter, nous professeurs, contre la tendance trop répandue chez nos étudiants à jongler avec des thèses d’auteurs qu’ils ne font que survoler.
Bien à vous.
Bonsoir Madame
Je suis un habitué de votre blog, et je vous remercie de mettre ainsi à disposition du grand nombre vos précieuses analyses et vos commentaires des grands textes.
Je me permets de vous écrire pour vous poser deux questions qu’a soulevé mon étude d’Aristote, auxquelles je ne parviens pas à répondre moi-même. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’éclairer sur ces points.
I) a) Je ne comprends pas le principe sur lequel Aristote bâtit sa démonstration du premier moteur, au livre VII chapitre premier de sa Physique. Il écrit :
« Tout ce qui est mu doit nécessairement être mu par quelque chose. »
Si ce premier principe est admis en effet, et qu’on lui adjoint celui selon lequel on ne peut régresser à l’infini dans l’explication d’une chose, alors en effet il est nécessaire d’admettre un premier moteur qui soit lui-même immobile. Mais je ne comprends pas l’argumentation que donne Aristote pour établir ce principe, qui commence ainsi :
« § 3. Examinons la première hypothèse, où le mobile a le mouvement en lui-même, Soit AB un objet qui se meut en soi, et non pas seulement en ce sens que c’est une simple partie de cet objet qui soit en mouvement. D’abord donc, supposer que AB se meut lui-même parce qu’il est mu tout entier, et qu’il n’est mu par aucune cause extérieure, c’est absolument comme si KL, mettant LM en mouvement et étant mu lui-même, on allait nier que KM est mu par quelque chose, parce qu’on ne pourrait pas voir clairement lequel des deux corps est le moteur et lequel est le mobile. » (la suite de la démonstration est ici : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys7.htm#I )
J’avoue avoir du mal à suivre son analyse, et vous serais reconnaissant si vous me permettiez d’y voir plus clair.
I) b) De plus, je ne comprends pas comment concilier ce principe, « Tout ce qui est mu doit nécessairement être mu par quelque chose », avec sa définition de la physis : « la physis, c’est l’essence des êtres qui ont en eux-mêmes leur principe de mouvement » (Aristote, Métaphysique). Comment peut-on à la fois dire d’un être physique qu’il a en lui-même son principe de mouvement (Aristote, Métaphysique), et dire qu’il doit être mu par quelque chose d’autre que lui (Physique, VII, 1) ? Car il me semble que c’est bien ce que dit Aristote en Physique, VII, 1 :
« § 2. Car si le mobile n’a pas en lui-même le principe de son mouvement, il est évident qu’il doit le recevoir d’un autre, et que c’est cet autre qui est le vrai moteur. »
II) ma deuxième question concerne les « futurs contingents ». Aristote affirme qu’il est impossible de connaître la valeur de vérité d’une proposition au futur qui porte sur des événements sublunaires, comme « il y aura une bataille navale demain ». Il dit que la nécessité logique (principe de bivalence) ne doit pas entraîner une nécessité ontologique (déterminisme absolu). Je comprends la justification de cette position concernant les actions humaines, dans la mesure où celles-ci supposent une délibération qui implique une part d’indétermination : je ne peux pas savoir si le général x décidera demain d’engager une bataille navale.
En revanche j’ai du mal à voir quel est le principe d’indétermination qui justifie qu’on parle de futur contingent concernant les événements sublunaires autres qu’humains, impliquant donc les minéraux ou animaux. Certes, dans la Physique, Aristote affirme qu’il y a du hasard (tychè) dans les événements non-humains qui ne relèvent pas des quatre causes nécessaires. Par exemple, la pierre qui tombe d’un toit sur la tête d’un animal (Aristote parle d’un homme dans cet exemple, je remplace par animal pour exclure le facteur humain) qui passait par là ne le fait pas en vertu de sa cause finale. Certes il est dans sa nature d’être attirée par le bas, mais il n’est pas dans sa finalité de tomber à l’instant « t » sur la tête d’un animal. Je comprends donc que ce genre d’événements ne relève pas d’une nécessité naturelle, mais pour autant il ne me semble pas moins nécessaire. Il y a bien une chaîne causale qui a amené l’animal à passer par là et une autre chaîne causale qui a fait tomber la pierre à ce moment, et, même si la rencontre de ces deux chaînes est accidentelle en ce sens qu’elle ne relève d’aucune finalité propre à l’essence de l’animal ou de la pierre, elle ne procède pas moins de causes nécessaires (l’appétit de l’animal qui le faisait chercher de la nourriture dans cette direction, le coup de vent qui a enlevé la pierre…). C’est une nécessité accidentelle et non naturelle, mais qui néanmoins ne pouvait pas ne pas arriver. Si je dis donc cette proposition:
« demain à 12h la pierre tombera sur tel animal »,
je ne vois pas en quoi ce futur est contingent. Certes les causes sont tellement complexes que cet événement est imprévisible en fait, mais il ne me paraît pas imprévisible en droit, contrairement à la décision humaine, qui relève, elle, d’une authentique indétermination.
Mais peut-être y a-t-il un élément d’indétermination dans les événements sublunaires extra-humains, qui joue le même rôle que lé délibération pour les événements humains, et qui justifie qu’on parle de futur contingent pour eux aussi ? Peut-être Aristote conçoit-il la matière sublunaire comme instable, et donc susceptible de produire parfois des écarts par rapport aux nécessités naturelles et accidentelles (accidentelles au sens que j’ai employé plus haut), expliquant ainsi qu’on parle de futur contingent à l’égard de tous les êtres de la Terre ?
Je suis désolé d’avoir été un peu long. Je vous remercie encore pour votre beau travail,
cordialement
Olivier
Bonjour
Pour vous répondre avec précision, il me faudrait me replonger dans la physique d’Aristote. Je vous avoue que je n’en ai ni le temps ni le désir en ce moment.
Veuillez m’excuser de ne pas pouvoir répondre à votre demande.
Bien à vous.
Bonjour
je comprends parfaitement que vous n’ayez pas le souhait de vous replonger dans la physique d’Aristote.
Merci encore pour votre travail
Bien à vous