« L’excès et la passivité sont, pour un homme, les deux formes majeures de l’immoralité dans la pratique des aphrodisia.
Si l’activité sexuelle doit être ainsi objet de différenciation et d’appréciations morales, la raison n’en est pas que l’acte sexuel soit en lui-même un mal; ce n'est pas non plus qu'il porte avec lui la marque d'une déchéance première. Même lorsque la forme actuelle de la relation sexuelle et de l'amour est rapportée, comme elle l'est par Aristophane dans le Banquet, à quelque drame originaire – orgueil des humains et châtiment des dieux –, ni l'acte ni le plaisir ne sont pour autant considérés comme mauvais; ils tendent, au contraire, à la restauration de ce qui était pour les humains le mode d'être le plus achevé, (Banquet, 189 d-193 d). D'une façon générale, l'activité sexuelle est perçue comme naturelle (naturelle et indispensable) puisque c'est par elle que les vivants peuvent se reproduire, que l'espèce dans son ensemble échappe à la mort, (Aristote, De la génération des animaux, II, I, 731 b), et que les cités, les familles, les noms et les cultes peuvent se prolonger bien au-delà des individus voués à disparaître. C'est parmi les désirs les plus naturels et nécessaires que Platon classe ceux qui nous portent aux aphrodisia (République, VIII, 559 c); et les plaisirs que ceux-ci nous procurent ont pour cause, au dire d'Aristote, des choses nécessaires qui intéressent le corps et la vie du corps en général, (Aristote, Ethique à Nicomaque, VII, 4, 2,1147 b). En somme l'activité sexuelle, si profondément ancrée dans la nature et de façon si naturelle, ne saurait être - Rufus d'Ephèse le rappellera - considérée comme mauvaise (Œuvres, Ed. Daremberg, p. 318). En cela, bien entendu, l'expérience morale des aphrodisia est radicalement différente de ce que sera celle de la chair.
Mais aussi naturelle et même nécessaire qu'elle puisse être, elle n'en est pas moins l'objet d'un souci moral; elle appelle une délimitation qui permette de fixer jusqu'à quel point et dans quelle mesure il est convenable de la pratiquer. Cependant, si elle peut relever du bien et du mal, ce n'est pas en dépit de sa naturalité, ou parce que celle-ci aurait été altérée; c'est en raison même de la manière dont elle a été disposée par la nature. Deux traits en effet marquent le plaisir auquel elle est associée. D'abord son caractère inférieur: sans oublier cependant que pour Aristippe et les cyrénaïques « les plaisirs ne diffèrent pas entre eux» (Diogène Laërce, Vie des Philosophes, II, 8), on caractérise en général le plaisir sexuel comme étant, non pas porteur de mal, mais ontologiquement ou qualitativement inférieur: parce que commun aux animaux et aux hommes (et ne constituant pas une marque spécifique à ceux-ci); parce que mélangé à la privation et à la souffrance (et en cela il s'oppose aux plaisirs que peuvent donner la vue et l'ouïe); parce que dépendant du corps et de ses nécessités et parce que destiné à rétablir l'organisme dans son état antérieur au besoin. Mais d'autre part, ce plaisir conditionné, subordonné et inférieur est un plaisir d'une extrême vivacité; comme l'explique Platon, au début des Lois, si la nature a fait en sorte que les hommes et les femmes soient attirés les uns vers les autres, c'est afin que la procréation soit possible et que la survie de l'espèce soit assurée (Lois, I, 636 c). Or, cet objectif est si important et il est si essentiel que les humains se donnent une descendance, que la nature a attaché à l'acte de procréation un plaisir extrêmement intense; tout comme la nécessité de s'alimenter et d'assurer ainsi leur survie individuelle est rappelée aux animaux par le plaisir naturel lié à la nourriture et à la boisson, de même la nécessité d'engendrer et de laisser derrière soi une progéniture leur est sans cesse rappelée par le plaisir et le désir qui sont associés à la conjonction des sexes. Les Lois évoquent ainsi l'existence de ces trois grands appétits fondamentaux, qui concernent la nourriture, la boisson et la génération: tous trois sont forts, impérieux, ardents, mais le troisième surtout, bien qu'il soit « le dernier à poindre », est «le plus vif de nos amours» (Lois, VI, 783 a-b). A son interlocuteur de la République, Socrate demandait s'il connaissait «plaisir plus grand et plus vif que le plaisir d'amour» (République, III, 403 a),
C'est justement cette vivacité naturelle du plaisir avec l'attirance qu'il exerce sur le désir qui porte l'activité sexuelle à déborder les limites qui ont été fixées par la nature lorsqu'elle a fait du plaisir des aphrodisia un plaisir inférieur, subordonné et conditionné. A cause de cette vivacité on est porté à renverser la hiérarchie, à placer ces appétits et leur satisfaction au premier rang, à leur donner pouvoir absolu sur l'âme. A cause d'elle aussi, on est porté à aller au-delà de la satisfaction des besoins et à continuer à chercher le plaisir après même la restauration du corps. Tendance à la révolte et au soulèvement, c'est la virtualité «stasiastique» de l'appétit sexuel; tendance au dépassement, à l'excès, c'est sa virtualité « hyperbolique». La nature a placé dans l'être humain cette force nécessaire et redoutable, toujours prête à déborder l'objectif qui lui a été fixé. On voit pourquoi, dans ces conditions, l'activité sexuelle exige une discrimination morale dont on a vu qu'elle était beaucoup plus dynamique que morphologique. S'il faut, comme le dit Platon, lui imposer les trois freins les plus forts -la crainte, la loi et le discours vrai (Lois, VI, 783 a) -, s'il faut, selon Aristote, que la faculté de désirer obéisse à la raison comme l'enfant aux commandements de son maître (Éthique à Nicomaque, III, 12, 1 119 b), si Aristippe lui-même voulait, sans cesser de se «servir» des plaisirs, qu'on veille à ne pas se laisser emporter par eux (Diogène Laërce, Vie des Philosophes, VI, 8), la raison n'en est pas que l'activité sexuelle soit un mal; ce n'est pas non plus parce qu'elle risquerait de dévier par rapport à un modèle canonique; c'est parce qu'elle relève d'une force, d'une energeia qui est par elle-même portée à l'excès. Dans la doctrine chrétienne de la chair, la force excessive du plaisir trouve son principe dans la chute et le défaut qui marque depuis lors la nature humaine. Pour la pensée grecque classique, cette force est par nature virtuellement excessive, et la question morale sera de savoir comment affronter cette force, comment la maîtriser et en assurer l'économie convenable ».
Michel Foucault. Histoire de la sexualité, II, L’usage des plaisirs, Tel Gallimard, p. 65 à 69.
Dans la pensée grecque la pratique sexuelle a été constituée comme domaine moral.
« Les éléments de ce domaine – la substance éthique – étaient formés par les aphrodisia, c’est-à-dire des actes voulus par la nature, associés par elle à un plaisir intense et auxquels elle porte par une force toujours susceptible d’excès et de révolte. Le principe selon lequel on devait régler cette activité, le « mode d’assujettissement », n’était pas défini par une législation universelle, déterminant les actes permis et défendus ; mais plutôt par un savoir-faire, un art qui prescrivait les modalités d’un usage en fonction de variables diverses (besoin, moment, statut). Le travail que l’individu devait exercer sur lui-même, l’ascèse nécessaire, avait la forme d’un combat à mener, d’une victoire à remporter en établissant une domination de soi sur soi, selon le modèle d’un pouvoir domestique ou politique. Enfin, le mode auquel on accédait par cette maîtrise de soi se caractérisait par une liberté active, indissociable d’un rapport structurel, instrumental et ontologique à la vérité.
On va le voir maintenant: cette réflexion morale a développé, à propos du corps, à propos du mariage, à propos de l'amour des garçons des thèmes d'austérité qui ne sont pas sans ressemblance avec les préceptes et interdits qu'on pourra trouver par la suite. Mais sous cette continuité apparente, il faut bien garder à l'esprit que le sujet moral ne sera pas constitué de la même façon, Dans la morale chrétienne du comportement sexuel, la substance éthique sera définie non par les aphrodisia, mais par un domaine des désirs qui se cachent dans les arcanes du cœur, et par un ensemble d'actes soigneusement définis dans leur forme et leurs conditions; l'assujettissement prendra la forme non d'un savoir-faire mais d'une reconnaissance de la loi et d'une obéissance à l'autorité pastorale; ce n'est donc pas tellement la domination parfaite de soi par soi dans l'exercice d'une activité de type viril qui caractérisera le sujet moral, mais plutôt le renoncement à soi, et une pureté dont le modèle est à chercher du côté de la virginité. À partir de là, on peut comprendre l'importance dans la morale chrétienne de ces deux pratiques, à la fois opposées et complémentaires: une codification des actes sexuels qui deviendra de plus en plus précise et le développement d'une herméneutique du désir et des procédures de déchiffrement de soi.
On pourrait dire schématiquement que la réflexion morale de l’Antiquité à propos des plaisirs ne s’oriente ni vers une codification des actes ni vers une herméneutique du sujet, mais vers une stylisation de l’attitude et une esthétique de l’existence. Stylisation, car la raréfaction de l’activité sexuelle se présente comme une sorte d'exigence ouverte: on pourra le constater facilement: ni les médecins donnant des conseils de régime, ni les moralistes demandant aux maris de respecter leur épouse, ni ceux qui donnent des conseils sur la bonne conduite à tenir dans l'amour des garçons ne diront très exactement ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans l'ordre des actes ou pratiques sexuels. Et la raison n'en est pas sans doute dans la pudeur ou la réserve des auteurs, mais dans le fait que le problème n'est pas là: la tempérance sexuelle est un exercice de la liberté qui prend forme dans la maîtrise de soi; et celle-ci se manifeste dans la manière dont le sujet se tient et se retient dans l'exercice de son activité virile, la façon dont il a rapport à lui-même dans le rapport qu'il a aux autres. Cette attitude, beaucoup plus que les actes qu'on commet ou les désirs qu'on cache, donne prise aux jugements de valeur. Valeur morale qui est aussi une valeur esthétique et valeur de vérité puisque c'est en visant la satisfaction des vrais besoins, en respectant la vraie hiérarchie de l'être humain et en n'oubliant jamais ce qu'on est en vérité qu'on pourra donner à sa conduite la forme qui assure le renom et mérite la mémoire ».
Michel Foucault. Histoire de la sexualité, II, L’usage des plaisirs, Tel Gallimard, p.123 à 125.
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