« L’homme ne peut pas vivre sans sens, sans un sens total et absolu. C’est dire qu’il ne peut pas vivre avec la certitude du non-sens. Mais est-ce à dire qu’il ne puisse pas vivre dans le cadre d’un sens recherché et problématique ? » demande Jan Patocka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. (Verdier poche, 1999, traduction Erika Abrams, p. 124)
Texte court mais texte impressionnant. Depuis ma première lecture, et il y en a eu tant d’autres, il n’en finit pas de retentir en moi et de me résister comme si la lumière qu’il projette s’arrachait sur un fond de ténèbres impossibles à réduire. Ce petit ouvrage de 220 pages est la dernière oeuvre de Jan Patocka, philosophe tchèque, (1907-1977), victime dans sa vie et dans sa mort de la terreur totalitaire. Interdit d’enseigner pendant la plus grande partie de sa carrière, ce phénoménologue héritier de Husserl et de Heidegger, n’en continua pas moins son enseignement dans un séminaire privé et des publications sous le manteau. Lorsqu’il devint le porte-parole des signataires de la Charte 77, il eut à subir une violente campagne de dénigrement et le 13 mars 1977, il mourut des suites de pénibles interrogatoires policiers.
Les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, sont pour l’essentiel le fruit d’un cycle de conférences prononcées par le philosophe dans le cadre de son séminaire privé entre septembre 1974 et février 1975 portant sur le Commencement et la fin de l’Europe. (On peut lire aussi les textes du séminaire de l’été 1973, intitulé Platon et l’Europe, Verdier, 1983).
Mon propos n’est pas d’introduire la pensée de Patocka, d’où l’impasse que j’assume sur les présupposés phénoménologiques de sa réflexion, sa discussion de la conception husserlienne du « monde naturel », sa reprise de thèmes chers à Heidegger ou à Hannah Arendt, sa thèse sur l’Europe et sur les espoirs qu’il met en une possible conversion de l’humanité au socratisme politique ou à ce qu’il appelle « la solidarité des ébranlés ».
En ces temps de rentrée scolaire, je souhaite seulement conseiller la lecture d’un texte dont il n’est pas exagéré de dire qu’il offre matière à irriguer le cours d’une année. Il nous donne à penser notre existence à la lumière de ce qui est son problème essentiel : « comment, non pas vivre tout court, mais vivre de façon humainement authentique, comme l’histoire en a montré plusieurs fois la possibilité ?» (p. 185)
Question essentielle et pourtant question ne faisant pas toujours sens pour les hommes. Il arrive qu’ils vivent dans des conditions historiques se caractérisant par l’occultation de ce souci. Ainsi en est-il de la civilisation technique contemporaine. « Le projet de ses possibles n’inclut pas le rapport de l’homme à lui-même, au monde en totalité et à son mystère essentiel » (p. 186). Ainsi en fut-il de ce que Patocka appelle « la condition pré-historique » de l’humanité.
D’où l’intérêt de cette pensée, invitant à méditer les déchirements de l’existant entre vocation à l’authenticité et tentation de l’aliénation dans l’inauthentique, entre assomption de la responsabilité ou fuite de celle-ci dans l’enchaînement à la quotidienneté et dans son corrélat, le débordement orgiaque. Je ferai lire ces textes d’une grande densité, dont la force est d’éclairer la situation humaine à la fois dans son essence et dans son irréductible historicité. Car le propre de la réalité humaine est d’être située, placée dans un contexte qu’elle ne s’est pas donné même si, en toute rigueur, la situation dépend aussi de la manière dont l’existant se projette en elle.
« Il n’est pas rare de nos jours, avertit le philosophe, de voir des gens se réunir pour parler de choses abstraites ou sublimes, de choses propres à élever l’âme et l’esprit et par là, du moins l’espère-t-on, à dissiper tant soit peu l’angoisse qui est en quelque sorte notre lot commun. Tout cela est bel et bon mais, quant à leur portée, ces discussions ressemblent le plus souvent à un passe-temps pour vieilles dames. Le sens de la réflexion philosophique est ailleurs. La réflexion philosophique devrait nous aider dans la détresse qui est la nôtre, elle devrait être une sorte d’action intérieure dans la situation où nous nous trouvons » (Platon et l’Europe, Verdier, p. 9). (C’est moi qui souligne en gras cette idée-force).
Or notre situation est celle d’un homme appartenant à une civilisation qu’il est d’usage d’appeler la civilisation technique. Patocka en propose, dans le chapitre La civilisation technique est-elle une civilisation du déclin et pourquoi ? une analyse très fine. Il montre qu’elle est l’aboutissement dévoyé d’une aventure qui commence avec la métaphysique platonicienne et son projet de la connaissance, pensée comme libération et accomplissement de l’âme dans la philosophie et la politique. De cette dimension métaphysique, il ne reste plus rien. Désormais la question du sens de l’existence, de la singularité de notre être au monde n’est plus la préoccupation d’une raison réduite à une fonction instrumentale, rabattue au rang d’une force dans un monde dévoilé comme ensemble de forces à dominer et à exploiter. Comment s’étonner, dès lors que nous vivions l’âge du nihilisme triomphant, que celui-ci soit un nihilisme passif ou un nihilisme actif ? « Les sciences de la nature sont un nihilisme de la nature là où elles deviennent une discipline purement factologique, portant sur des faits aisément manipulables, mais incompréhensibles. Une telle science est incapable de se justifier elle-même comme activité sensée. Son sens, elle le reçoit nécessairement de l’extérieur, de la « demande sociale » dont la teneur de sens peut être à tout le moins douteuse, sinon symptomatique du nihilisme dont la science est elle-même une manifestation, nihilisme qui apparaît dès lors comme ce qui gouverne la société qui passe commande » (p. 119).
Sur fond de ce constat se trouvent éclairés des aspects caractéristiques de notre époque :
-l’expérience de l’ennui comme « statut ontologique de l’humanité qui a entièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité » (p. 178). « L’ennui occupe de plus en plus le devant de la scène. Il ne se présente pas seulement sous les formes raffinées de l’esthétisme et des protestations romantiques, mais très clairement aussi sous les espèces de la société de consommation qui sonne le glas de l’utopie (réalisée par des moyens positifs). En tant que divertissement obligatoire, il devient une expérience métaphysique collective, l’une de celles qui caractérisent notre époque » (p. 181).
-la chute de l’homme contemporain sous « la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchaînement à la vie » (p. 179)
-la fuite de la responsabilité dans le débordement orgiaque dont les expressions sont multiples : déchaînement révolutionnaire, violence dévastatrice des guerres du 20°, mobilisant toutes les ressources sociales, drogues, sexe, « dissolution des formes anciennes de l’éthos, revendication du « droit à son corps » et à « sa propre vie », diffusion généralisée du happening » (p. 180).
-le déracinement moderne c’est-à-dire l’errance de l’homme hors de lui-même et du monde,
-la détresse d’une condition privée de sens.
D’où la question qu’il nous faut bien affronter : est-il possible d’échapper au nihilisme du sens ? Question incontournable dans la mesure où l’on sait à quel désespoir peut conduire le sentiment de l’absence totale du sens de l’existence individuelle et collective. Tolstoï en a donné la mesure dans ses Confessions et Patocka rappelle que « Là où la vie humaine est confrontée au non-sens absolu, elle n’a d’autre choix que de capituler et de renoncer à elle-même. Voilà pourquoi l’écrivain Vilém Mrstik, qui mourra lui-même de suicide, parle de la terrible immobilité de ceux qui attentent à leurs jours » (p. 101).
J’avoue avoir beaucoup pensé aux aveux de Tolstoï en lisant les Essais hérétiques de telle sorte qu’il m’est apparu que le problème se formulait en ces termes : n’y a-t-il pas que deux possibilités à opposer au nihilisme du sens : soit la modestie du sens accepté, soit la problématicité du sens interrogé ?
Modestie, c’est le mot que Patocka emploie pour qualifier l’attitude de l’homme de la « condition préhistorique », étant entendu que l’expression ne renvoie pas à un état barbare ou sauvage, ni à une condition anhistorique. Le préhistorique ou l’antéhistorique est le monde d’avant la découverte de la problématicité du sens c’est-à-dire d’avant l’avènement de la philosophie et de la politique, ou de ce qui caractérise en propre la condition historique.
« Le monde d’avant la problématicité est [....] le monde du sens donné, modeste mais sûr. Le monde est doué de sens, c’est-à-dire compréhensible, parce qu’il y a des puissances, dieux et démons, au-dessus de l’homme qui dominent et décident de lui. L’homme n’est pas au centre du monde, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Sa place ne lui est assignée que par rapport à ce plus-haut, mais il reçoit bien une place et il s’en contente. Ce qui insère ainsi l’homme dans le monde est décisif du monde entier, ce qui détermine son destin et son faire. – Nous pouvons tenter une approche partielle de ce « monde naturel », sis en-deçà de notre historiographie, en nous fondant sur les relations des voyageurs concernant les peuples primitifs, « naturels », en interrogeant le contenu phénoménal de ces comptes rendus. Les peuples naturels vivent dans un monde très différent du nôtre et dans lequel il nous est difficile de voir clair ontologiquement. Le surhumain y est toujours présent par opposition à et comme contre-pied évident de l’humain […] C’est un monde où l’homme rencontre des esprits, des démons et d’autres êtres mystérieux, mais le mystère de la manifesteté comme tel ne transparaît pas, ne peut s’éclaircir pour lui. Le projet fondamental des possibilités d’un tel être-au-monde naturel, c’est d’exister en ce mode non-problématique » (p. 37).
Que ce mode d’exister nous soit désormais refusé, cela va de soi. On n’échappe pas aux requêtes de la liberté lorsque celles-ci se sont collectivement déployées et il ne serait pas digne de se dérober à la responsabilité de s’expliquer avec son être et son monde. Et pourtant, à bien lire les Confessions de Tolstoï, on a l’impression que le salut fut, pour lui, dans une certaine façon de renouer avec la modestie d’un sens donné et accepté dans l’humilité. Certes il se tourna d’abord vers la science et la philosophie pour trouver des réponses à ses questions mais faisant l’expérience de leur vanité, il sentit que la vérité se trouvait du côté des gens simples, de ceux qui acceptent pieusement les peines et les joies, la vie et la mort comme des données naturelles et justifiées par la volonté du Très-haut.
« Pour que l’humanité puisse vivre, pour qu’elle perpétue la vie en lui donnant un sens, ces hommes, ces milliards d’hommes doivent avoir une autre, une véritable connaissance de la foi. Car si je fus convaincu de la réalité de la foi, ce n'est pas parce que Salomon, Schopenhauer et moi-même ne nous étions pas tués, mais parce que ces milliards d'hommes avaient vécu et vivaient et qu'ils nous avaient portés, les Salomon et moi-même, sur les vagues de leur vie. Je me mis donc à fréquenter des croyants pauvres, des gens simples, analphabètes, des pèlerins, des moines, des vieux-croyants, des paysans. Ces gens du peuple confessaient la foi chrétienne, tout comme les pseudo-croyants de notre milieu. Un grand nombre de superstitions étaient mêlées aux vérités chrétiennes, mais à la différence des gens de notre milieu, dont les superstitions ne leur servaient à rien, ne s'accordaient pas à leur vie, n'étaient qu'une sorte d'amusement épicurien, celles des croyants issus du peuple travailleur étaient tellement liées à leur vie qu'on ne pouvait imaginer leur vie sans ces superstitions, celles-ci étaient une condition nécessaire de leur vie. Toute la vie des croyants de notre milieu était en contradiction avec leur foi, tandis que toute la vie des croyants travailleurs confirmait le sens de la vie que leur apportait la connaissance de leur foi. Je me mis à regarder de plus près la vie et les croyances de ces gens, et plus je les sondais, plus je voyais qu'ils avaient la vraie foi, nécessaire pour eux, et qu'elle seule leur donnait le sens et la possibilité de la vie. A la différence de ce que je voyais dans notre milieu, où il est possible de vivre sans foi et où il est rare qu'une personne sur mille se reconnaisse comme croyante, dans leur milieu à eux, on s'étonne de rencontrer un non-croyant sur mille personnes. Contrairement à ce que je voyais dans notre milieu où toute la vie se déroule dans l'oisiveté, dans des distractions, et où l'on est mécontent de la vie, je vis que toute la vie de ces gens était faite de pénible labeur, et qu'ils étaient heureux de vivre. A la différence de l'indignation qu'éprouvent les gens de notre milieu contre leur sort pour les privations et les souffrances que celui-ci leur inflige, ces gens-là accueillaient les maladies et les malheurs sans la moindre plainte ni révolte, mais avec une tranquille et ferme certitude que tout cela est un bien. Nous autres, plus nous sommes intelligents, et moins nous comprenons le sens de la vie, et plus la maladie et la mort nous apparaissent comme une cruelle moquerie, tandis que ces gens, eux, vivent, souffrent et s'approchent de la mort, et souffrent encore avec calme, la plupart du temps avec joie. Si une mort sereine, une mort sans terreur ni désespoir est une rare exception dans notre milieu, il est exceptionnel de voir, dans le peuple, une mort accompagnée d'angoisse, de révolte, d'affliction. Et ils sont extrêmement nombreux, ces gens privés de tout ce que Salomon et moi-même nous considérons comme l'unique bien de la vie, et qui sont malgré cela pleinement heureux. Je regardai plus loin autour de moi. Je sondai la vie d'immenses masses humaines, aujourd'hui et dans le passé. J'en vis donc qui avaient compris le sens de la vie, qui avaient su vivre et mourir, ils n'étaient pas deux, ni trois, ni dix, mais des centaines, des milliers, des millions. Et à la différence de mon ignorance à moi, tous, quels que fussent le caractère, leur intelligence, leur éducation, leur situation, ils connaissaient le sens de la vie et de la mort, ils travaillaient tranquillement, supportaient les privations et les souffrances, vivaient et mouraient, en voyant non pas de la vanité, mais un bien.
Je finis par aimer ces gens. Plus je sondais leur vie, celle des vivants et celle des morts dont j'avais entendu parler ou que je connaissais par mes lectures, plus je les aimais, et plus ma vie à moi me semblait facile. Au bout de deux années de cette vie, je connus un bouleversement qui se préparait en moi depuis longtemps et dont les prémices m'habitaient depuis toujours. Il arriva que la vie de notre milieu, des gens riches et savants me parut non seulement dégoûtante, mais elle perdit pour moi tout son sens. Tous nos actes, nos raisonnements, nos sciences, nos arts, tout m'apparut sous un jour nouveau. Je compris que tout cela n'était que jeu, et que ce n'était pas là qu'il fallait chercher du sens. En revanche, la vie de tout le peuple travailleur, de toute l'humanité, occupée à créer la vie, m'apparut sous son jour véritable. Je compris que c'était la vie à l'état pur, et que le sens donné à cette vie était la vérité même, et je l'acceptai. » Tolstoï, Confession, traduction Luba Jurgenson, Pygmalion, p. 81 à 84.
Aveux impressionnants : Tolstoï confesse embrasser par l’esprit et par le cœur une manière d’être justifiant la démission de l’esprit comme inquiétude d’un sens, non pas donné mais à interroger. Je ne crois pas que cette façon de se renoncer soit une possibilité réelle. Il est bien vrai que j’ai souvent eu l’occasion d’observer des personnes si enracinées dans une sorte de foi naturelle en l’évidence de la vie qu’elles existent dans la quiétude de ceux qui ne sont pas travaillés par le démon du questionnement. Qu’il y ait dans cette somnolence intellectuelle un rempart contre l’angoisse, je veux bien le croire. Encore qu’il soit difficile de penser qu’un existant individué puisse lui échapper. Comme Heidegger l’a montré, l’angoisse est un existential, une manière d’être fondamentale de l’existant où il lui est donné de vivre l’effondrement du sens dans la rencontre du rien. Or :
« Faire l’expérience de la perte de sens, cela implique que le sens auquel on reviendra peut-être ne sera plus pour nous un simple fait accepté tel quel, mais qu’il sera un sens réfléchi, à la recherche d’un fondement de raison dont il puisse répondre. Par conséquent, il ne sera jamais donné ni acquis une fois pour toutes. Il en résultera une nouvelle relation, une manière nouvelle de se rapporter au sensé : le sens ne pourra se révéler que dans la quête active qui procède d’un défaut de sens, en tant que point de fuite de la problématicité, épiphanie indirecte. Si nous ne nous trompons pas, cette découverte du sens dans la quête de ce qui découle de son absence, comme nouveau projet de vie, est le sens de l’existence socratique. L’ébranlement continuel de la conscience naïve qui se croit en possession du sens, c’est un nouveau mode du sens, un sens dont on découvre la connexion avec le mystère de l’être et de l’étant en totalité.
Ce n’est pas seulement la vie individuelle qui, en faisant l’expérience de la perte du sens et en en déduisant la possibilité et la nécessité d’une manière toute nouvelle de se rapporter à tout, s’achemine vers une « conversion » globale. Il se peut que l’essence propre de la césure que nous nous efforçons d’établir comme démarcation entre la période pré-historique et l’histoire proprement dite réside précisément dans l’ébranlement de la certitude naïve du sens qui régit la vie de l’humanité jusqu’à la transformation spécifique marquée par la naissance presque simultanée – et, dans un sens plus profond, réellement une – de la politique et de la philosophie.
Il est vrai que l’humanité pré-historique n’est guère exigeante dans sa détermination du sensé. Mais si modeste que soit la valeur à laquelle elle estime l’homme et la vie humaine, le monde ne lui en paraît pas moins en bon ordre et justifié. Les expériences de la mort, des catastrophes naturelles et sociales, ne l’ébranlent pas ; pour ne pas douter de son sens, il lui suffit de savoir que les dieux ont réservé le meilleur pour eux-mêmes : l’éternité au sens de l’immortalité. L’existence de la mort, de la douleur et de la souffrance n’enlève rien à la valeur de l’univers, pas plus que la disparition des plantes et des animaux, le rythme de l’éclosion et de l’éclipse auquel toute vie est soumise. Cela n’exclut pas, dans des circonstances extrêmes, un sentiment de panique devant la mort, ainsi lorsque le visage d’un ami décédé amène le survivant à prendre conscience du sort qui l’attend lui aussi. La quête d’un autre sens, par exemple de la vie éternelle, n’est pas pour autant une affaire humaine au sens propre du terme, mais quelque chose qui ne peut engager qu’un demi-dieu. L’homme en tant qu’homme revient après de telles aventures à son environnement humain, retrouve sa femme et son enfant, sa vigne et son foyer, le petit rythme de sa vie intégrée dans le grand ressac que gouvernent et dont décident de tout autres êtres et puissances. L’affaire de l’homme, c’est de pourvoir aux besoins de la vie, d’assurer sa propre subsistance et celle de ses proches, c’est ce que lui suggère la dépendance qui l’enchaîne à ce maintien incessant de la vie : la modestie qui lui enseigne à prendre son parti du sort qui l'asservit à la vie et de la corvée du travail qui jamais ne prend fin. À ce prix l'homme peur vivre en paix avec le monde et ne pas tenir sa vie pour absurde; si elle est excentrique par rapport à ce qui en décide, elle est aussi· naturellement dotée de sens que la vie des fleurs des champs et des animaux des bois. Comme sans l'animation qu'y apportent les plantes et les animaux, le monde sans les hommes serait pour les véritables êtres cosmiques pauvre et triste. C'est ainsi que parlent les dieux eux-mêmes, épouvantés de la désolation à laquelle ils ont livré le monde en décrétant le déluge.
L’histoire se distingue de l'humanité pré-historique par l'ébranlement de ce sens accepté. C'est mal poser la question que de chercher la cause de cet ébranlement; l'entreprise est aussi vaine que celle qui prétendrait cerner la cause qui amène l'homme à quitter l'abri de l'enfance pour entrer dans l'âge adulte où il a à répondre de lui-même. L’homme de la période pré-historique modère ses prétentions, se replie sur les conditions acceptées d'un accommodement avec l'univers (dont témoigne la panique de Gilgamesh à la mort de son ami), de même que l'adolescent peut chercher refuge dans la sécurité de l'infantilisme. La possibilité d'un ébranlement se fait sentir, mais elle est rejetée. Il préfère l'intégration modeste dans l'univers que reflète aussi son existence sociale au sein d'une collectivité qui ne se distingue pas de l'univers lui-même et de ses forces déterminantes. Ce, ou plutôt celui qui gouverne les royaumes humains est lui aussi de nature divine; la destinée des humains au sens propre est de lui servir, afin de recevoir, de lui et par son intermédiaire, le nécessaire pour entretenir leur existence corporelle et pourvoir à leur besoin de sens. Il n'y a aucun domaine de l'étant qui soit spécifiquement humain, réservé à l'homme et son aspiration à répondre de lui-même; rien ne s'en approche moins que les royaumes humains. Là où les hommes tentent de créer un tel espace, la modestie du sens accepté qui a jusque-là caractérisé l'homme se révèle intenable. En assumant la responsabilité de lui-même et d’autrui, l'homme pose implicitement la question du sens d’une manière nouvelle et tout autre. Il ne se contente plus de l'enchaînement de la vie à elle-même, d'une vie dont le contenu se borne à ce qui sert à assurer l'existence matérielle et qui le destine à travailler à la sueur de son front comme être n'ayant d'autre sens que l'épisodicité et la subordination. L’ébranlement initial du sens accepté n'est donc pas une chute dans le non-sens, mais, au contraire, la découverte de la possibilité d'atteindre une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse. - C'est à cela que se rattache l'étonnement explicite devant l'étant en totalité, devant la prodigieuse étrangeté du fait que l'univers soit, que les philosophes antiques considèrent comme le pathos propre et l'origine de la philosophie. Ceux qui rejettent la modestie du sens passivement accepté ne peuvent plus se contenter du rôle que ce sens leur imposait, et la philosophie n'est pas autre chose que la nouvelle possibilité de rapport à l'être et au sens qui se rattache essentiellement à ce refus: la possibilité d'un rapport qui ne consiste plus en une réponse toute faite, acceptée d'avance, mais en un questionnement. Or, le questionnement présuppose l'expérience du mystérieux, du problématique, expérience à laquelle l'humanité pré-historique se dérobe, devant laquelle elle se réfugie dans le mythe (si profond, si gros de vérité soit-il) et qui se déchaîne sous la forme de la philosophie. De même que l’homme politique s’expose à la problématicité de l’action, aux conséquences imprévisibles d’initiatives qui passent, sitôt prises, en d’autres mains, de même le philosophe s’expose à la problématicité de l’être et du sens de l’étant.
A l'époque historique, l'humanité ne cherche donc pas à se soustraire à la problématicité, mais lui lance au contraire un défi ouvert, espérant accéder par son moyen à une plus grande profondeur de vie sensée que celle qui était propre aux hommes pré-historiques. Dans la communauté, la polis, dans la vie vouée à la communauté, la vie politique, elle bâtit un espace pour une teneur autonome de sens purement humain, le sens de la reconnaissance mutuelle dans le cadre d'une action qui a une signification pour tous ses participants et qui, loin de se limiter au simple entretien de la vie matérielle, est source d'une vie qui se dépasse dans la mémoire des actes, dans la rémanence que garantit justement la communauté. C'est une vie à bien des égards plus risquée, plus périlleuse que la modération végétative sur laquelle table l'humanité pré-historique. De même, la quête expressément questionnante qu'est la philosophie est plus risquée que la plongée divinatrice du mythe. Plus risquée, car elle est, de même que l'action, une initiative qui renonce à elle-même dès l'instant où elle est expressément saisie – elle se livre entre les mains d'une rivalité interminable de vues qui conduit les intentions premières des penseurs jusqu'à l'insoupçonné et à l'imprévisible. Plus risquée, car elle entraîne toute la vie individuelle et collective dans le domaine d'une transformation du sens, dans un domaine où la vie se voit obligée de changer entièrement de structure en changeant de sens. L’histoire n’est pas autre chose.
Si la philosophie ébranle le sens modeste du petit rythme de la vie, dicté par la fascination de l’existence corporelle et son enchaînement à elle-même, ce n’est pas pour appauvrir l’homme, mais au contraire avec la volonté de l’enrichir » (p. 104 à 109).
Or il se trouve que par un mouvement interne à la métaphysique occidentale, on en est arrivé à une situation où l’on ne peut plus parler d’enrichissement et où la question est de savoir si la philosophie n’est pas menacée de disparition. En grand connaisseur de l’histoire de la philosophie, Patocka décrit le processus ayant conduit l’humanité d’une condition pré-historique à une condition post-historique, l’une se caractérisant par le dogmatisme d’un sens accepté, l’autre par le dogmatisme du non-sens, liés l’un et l’autre à « un enchaînement de la vie à son autoconsommation et au travail comme moyen fondamental de son entretien » (p. 123).
Ce qui n’est pas un moindre paradoxe de devoir constater que l’humanité renoue à la pointe de son aventure historique avec ses débuts, sauf que ceux-ci avaient l’avantage de ne pas être dévastés par la perte du sens et d’être à l’abri du nihilisme.
Alors, il faut peut-être simplement se pénétrer d’une vérité que Patocka s’est efforcé, sa vie durant, de faire vivre : « L’ébranlement initial du sens accepté n’est […] pas une chute dans le non-sens, mais la découverte de la possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse » (p.107)
Ce sens est celui qui advient dans l’expérience philosophique et il suffit à enchanter une vie humaine responsable, lucide, courageuse et généreuse. Platon l’appelait le souci de l’âme, entendant pas là une tâche indistinctement philosophique et politique. « Le souci de l’âme, disait Patocka dans un séminaire sur l’Europe, signifie : la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire simplement de la contemplation et de l’appropriation par la pensée, mais bien la praxis de la vie intellectuelle qui, la vie durant, se sonde, se contrôle et s’unifie elle-même ».
Puissent les professeurs de philosophie, en ce début d’année, faire vivre cette inspiration qui ne saurait mourir sans « sacrifier des possibilités de vie emmagasinées durant des myriades d’années à ce qui se découvre de plus banal et de plus absurde dans l’existence humaine » (p. 124).
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Merci pour cet article.
Quel étonnement quand on prend conscience que son histoire personnelle traduit les étapes de Histoire Humaine.
Élevé dans la croyance. Questionnement intense. Sans jamais rien choisir. Remise en question totale. Détachement de Dieu, de l’amour, du travail, de la société, de l’amitié, etc. Ne reste plus rien. Nihilisme. Aucun sens. Le corps meurt. Puis ! Les yeux s’ouvrent sur la réalité du rien. C’est vrai, il n’y a rien à gagner à vivre, mais il n’y a rien à perdre ! Donc vivre ! Rendre hommage à l’Humanité en déployant la version la plus aboutie, la plus épanouie de soi-même. Vivre car l’Homme ne sera jamais rien d’autre que de la Vie. Créer de l’Amour et de l’Art. Cette création étant le propre de l’Homme.
Il n’existe que le Corps. Le sens de la vie, c’est le Corps.
Vivre jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier mot, ainsi ne jamais mourir, car l’avoir été déjà.
La vie ne peut pas mourir. Le vie ne peut pas être non-vie.
Comprendre que l’absurdité de l’absence de sens est liée à un faux questionnement. « Dieu » est mort. Le « sens » est mort. Puis le « rien » meurt devant la vitalité du Corps.
Mais il n’y a jamais aucun choix. On a tous qu’un seul chemin : celui qu’on ne peut pas s’empêcher de prendre. De la même façon, l’Humanité.
( C’étaient quelques mots sans ambition dans l’élan de l’inspiration )
Bien à vous.
Cédric.
Avec tous mes remerciements pour ce beau témoignage.
Si tout un chacun pouvait vivre ce que vous appelez « la vitalité du corps », la détresse serait moins grande pour certains.
Vitalité, « joie » (Clément Rosset) etc. peu importe le nom que l’on donne à ce qui fait tenir debout. La question demeure cependant de comprendre ce qui en est le secret.
Bien à vous.
Oui, mais il n’y a pas de choix.
En cela le « si » se désagrège. Il n’y a aucun « pouvoir », la « volonté » ne joue pas.
On « tient debout » ou pas en dépit de ce qu’on fait ou pas.
La pensée « pure », la « vérité » n’est issue de que soi. On peut lire tous les mots du monde, de tous les philosophes, penseurs, prophètes, sages du monde, ce qui s’opère se fait en dépit de tous ces mots.
Et le « secret » restera à jamais « secret » car quels que soient les mots que je pourrais utiliser, ils ne transmettront Rien. C’est pas ‘bien’, c’est pas ‘mal’, c’est ainsi, c’est la Vérité.
Ne rien croire. N’avoir Aucune croyance. Ne pas croire les mots que j’écris, sinon, ça ferait de moi, un gourou ou un prophète de plus.
La vérité est douce, car elle est tissu de soie. Mais on ne peut la caresser que de ses propres mains. Personne ne peut aider personne dans ce domaine. Car dans ce domaine Personne n’existe.
Je Sais ce que je dis. Mais si vous ne le savez pas vous-même, ne le croyez pas.
Décidément, l’inspiration…
Ce doit être ce lieu où règne une belle atmosphère, chère Simone Manon.
Au plaisir.
Ps : la souffrance reste de la souffrance mais il n’y a plus personne pour souffrir.
Je ne vous suis pas dans la dissolution que vous opérez du sujet et de sa responsabilité, mais je vous lis avec intérêt.
Bien à vous.
Est-ce que je veux vous Dire ? Est-ce ce que je veux que vous me suiviez ?
D’ailleurs dans vos mots « Je ne vous suis pas… » j’ai vu le verbe « Être ». Non, vous ne m’êtes pas ; et moi-même je ne vous serai jamais.
Y a-t-il donc quelque chose à échanger ? quand on voit avec clarté que notre sensation d’exister est impartageable ?
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai envie d’essayer malgré cela, mû par un « Pourquoi pas. » et un « Rien à perdre. »
Le « sujet » et la « responsabilité » existent, dans le champ de la « Société ». Je ne dissous pas cet aspect d’un être humain. J’ai moi-même une identité et une responsabilité que la société m’impose, elles ne sont pas un poids, même si je réduis mon rapport aux Autres au strict minimum, cet aspect demeure. Il y a un « Cédric » qui doit répondre de ses actes, le « Droit » s’applique.
Mais il y a un domaine, dans la conscience solitaire, quand l’Homme regarde les étoiles, où il peut prendre conscience qu’Il n’existe pas. Pour la plupart des Hommes, la peur ou le conditionnement dans l’enfance, les pousse à remplir cet aspect de « Soi » de croyances pour se sentir là aussi exister. « Je crois en Dieu » « Je crois en la vie après la mort, pour toujours rester quelqu’un, comme j’existe au yeux de mon/ma chéri/e, mes enfants, mon voisin » « Je crois en la nature » « Je crois en l’Homme » « Je crois en la Terre qu’il faut protéger » « Je crois en Moi » etc. etc.
En réalité, il n’y a qu’un Corps. Il n’y a rien qui soit Responsable de son existence. Le corps n’est pas responsable de lui-même. Il n’a rien fait pour, ni demandé à, Exister. Le « Moi » est une création qui sert à structurer un Homme.
Mais tout ce que je vous écris là, que vous me suiviez ou non, ça ne change rien. Le langage est simplement le moyen le plus subtil et précis pour partager sa connaissance, sa Vérité. Mais tout, entièrement tout, dépend de sa propre conscience du monde et de Soi.
Tant d’Hommes ont déjà parlé, dans toutes les langues et cultures. Certains ont cru pouvoir « Aider » l’ « Autre », cela a donné toutes ces religions, car l’Homme ordinaire imite, il ne fait sans cesse qu’imiter. Je Sais qu’on ne peut pas aider, on ne peut pas transformer une conscience ou une sensation d’exister, on ne peut offrir les aptitudes à la compréhension. C’est ainsi. Ne comprendra que celui dont le cerveau est fait pour comprendre. Et cela en dépit des mots dont on le bourre.
Pourquoi je vous dis tout cela moi ? 🙂
Je ne sais pas mais je sais que c’est une bonne question. « Pourquoi parler ? »
Bien à vous.
Parce que le propre de l’existant est d’être situé dans l’éclaircie de l’Etre, pour parler le langage de Heidegger.
Dit plus simplement: parce que l’on n’échappe pas à sa condition, même quand on a conscience des illusions qu’elle entretient ou des impasses dans lesquelles elle nous fourvoie.
Bien à vous.
Tout à fait.
On n’échappe pas.
C’est le mot.
Pas d’échappatoire.
C’est Beau !
Exposer ses larmes au ciel.
Sourire de les lui montrer.
Croiser quelques regards complices.
Marcher. Comme le premier.
Le premier Homme Marcha !
Vous me suivez ? 😉
J’ai trouvé l’article intéressant, même si j’ai de plus en plus de mal à m’en imprégner. La quête du Sens a décidément toujours été source d’onanisme cérébral, enfin…
C’est agréable de se sentir moins seul!
Les mots, leurs respect par la majuscule, ça en devient risible.
Amour, Désillusion, Joie, Peine, finalement Injection et Sevrage pour qui se meut par un « Pourquoi pas ? », « Rien à perdre » (je pense à personne 🙂 ).
Autant de métaphores, de fuites par le Logos d’une « réalité » chimique bien ridicule.
L’Homme est grand, noble, il est maître des espèces par l’intelligence et la technique ?
En adoptant une vision complexe (dans le sens d’Edgar Morin), en sortant du microscopique, on pourrait aisément faire une documentaire animalier sur les fourmilières Hommes.
On constaterait avec amusement que, par exemple, des milliers d’individus se battent entre eux, utilisent toute leurs ruse, toute leur technique, toute leur science pour quoi ?
Une plante, qui use de son contrôle chimique pour proliférer par hectares grâce aux colonies Hommes qu’elle parasite. Colonie qui investit tous ses moyens (philosophie, technique, culture) à son service.
–Plus ma romance avec toi Opium devient passionnelle, moins je m’étonne devant le nombre de chromosomes d’une fougère!–
Bref, tout ça pour calmer ma prétention d’Homme…
J’ai l’impression que la quête du Sens en philosophie relève d’un paradoxe structurel:
L’oisiveté n’engendre pas, et dans ce cas particulier, pas de Sens.
Je suis à peu près Tolstoï, non pas sur la « régression virtuelle forcée » vers le Divin (je n’ai pas cette sensibilité), mais dans la régression réelle, matérielle, par prévention morale.
A croire que le luxe, loisiveté, l’aisance matérielle consituent autant de dangers pour le Psyché.
Un somalien affamé apporterait des éléments intéressants à la question du Sens. 🙂
Décidément le nihilisme règne en maître dans ce monde, la régression anthropologique dénoncée par Philippe Muray étant une de ses composantes majeures et pathétiques!https://www.philolog.fr/la-regression-anthropologique-philippe-muray/
Il n’y a pas à « calmer » une « prétention » à l’humanité », seulement à exercer son métier d’homme avec courage et dignité.
Bien à vous.
PS: Veuillez m’excuser d’avoir fait disparaître les liens que vous proposiez. Je ne souhaite pas participer à leur succès. Je compte sur votre compréhension.
Bonjour Madame,
après avoir lu à deux reprises votre page ci dessus, je ne peux m’empêcher de rester sceptique.
Je me permet donc d’évoquer le point qui m’a interpellé:
La distinction de Patocka (condition préhistorique) conduit à penser que la quête du sens est une affaire essentiellement collective, qui engage les peuples et les époques.
Or n’y t-il pas ici une distinction à faire entre la quête collective de sens (idée de l’humanité, idéal de société, de politique) et la quête individuelle du sens?
En effet je crois que s’il existent des conditions favorables ou défavorables à l’épanouissement des hommes, il y a, chez tout homme qui à vécu, vit et vivra, un désir de sens qui lui est propre et qui n’a que faire des vérités et chimères collectives.
Désir qui peut être encouragé ou étouffé par le climat social, mais qui existe par delà les époques.
C’est pourquoi j’ai tendance à penser que la distinction de Patocka nous informe plus sur les conditions d’époques que sur la question du sens.
Tout homme peut se cacher derrière les croyances et les tendances de son époque, mais la quête du sens reste et restera la même, le courage d’être soi, de créer son étoile et d’imprégner son être au sein du réel.
Ce qui faisait défaut à l’époque préhistorique est la même chose qu’aujourd’hui, du courage individuel.
Voilà pourquoi j’ai tendance à penser que le nihilisme de sens concerne aussi bien ceux qui baigne dans le sens accepté que ceux qui vivent dans le non-sens.
Il n’y a qu’une alternative face à la question du sens: l’affronter seul ou renoncer.
Enfin je crois que l’ébranlement initial du sens accepté est avant tout chute dans le non sens, ce n’est qu’après un combat incertain et hasardeux que l’on peut retrouvé « une teneur de sens plus libre ».
Cordialement.
Bonjour Jérome
J’ai lu avec intérêt votre commentaire mais il y a deux points fort problématiques dans votre propos.
1) Vous semblez croire que l’homme comme individualité, sujet autonome, subjectivité est une donnée originaire. Or il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. La conscience d’une identité personnelle, la constitution de l’homme comme une personne ou un sujet autonome requiert des conditions historiques d’émergence faisant précisément défaut aux sociétés traditionnelles, sociétés holistes cimentées par les croyances mythiques. C’est ce à quoi renvoie la distinction académique entre condition préhistorique et condition historique. (Celle-ci est établie avec rigueur par la connaissance historique).
2) Vous affirmez dogmatiquement que l’ébranlement initial du sens accepté est avant tout chute dans le non sens mais c’est une contre vérité. Patocka lie cette expérience au moment socratique or le travail critique chez Socrate ne rime pas du tout avec un nihilisme du sens. Elle va de pair avec la révélation « d’une teneur de sens plus libre ».
Je crois que le danger est toujours de méconnaître la particularité de sa situation personnelle, de croire qu’on peut l’universaliser au mépris des contingences culturelles et historiques. Voilà pourquoi la prudence est de rigueur lorsque l’on prétend énoncer une vérité éternelle et universelle du genre: il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi.
Bien à vous.
J’ai bien compris votre premier point, en effet l’identité personnelle est une construction, l’homme contemporain que je suis a tendance à l’oublier rapidement.
Concernant le deuxième point et la question du non sens, je ne comprend pas exactement en quoi c’est une contre vérité.
Le passage du sens accepté au sens d’une teneur plus libre me parait facile si l’on considère qu’il s’effectue naturellement, sur simple travail critique, et sans un passage solitaire de doute et de scepticisme envers toutes choses.
Ne faut-il pas se confronter à une page blanche si l’on désire écrire qu’à partir de soi?
Si l’on considère que le travail critique chez Socrate va de pair avec la construction d’un sens nouveau, alors il n’y a pas de distinction philosophique entre critique, construction et révélation chez Socrate?
Bien à vous.
Vous avez raison Jérome, le travail critique implique le doute mais mettre en doute, examiner des significations convenues, massivement acceptées ne signifie pas faire l’expérience du non sens. C’est découvrir ce qu’il y a de problématique dans des affirmations sur fond d’une exigence qui travaille en creux dans l’esprit et lui permet de tracer la frontière entre ce qui est sensé et ce qui ne l’est pas. Cette exigence est celle de la vérité, du bien, du juste. Nous en avons une idée et si l’on ne peut pas en énoncer la substance positivement, nous pouvons dans le clair-obscur de l’esprit dire ce qui trahit la vérité, le bien ou le juste.
En ce sens la pensée est ce qui nous fait échapper au nihilisme du sens et nous destine à une teneur de sens plus libre. Voyez le texte de Hannah Arendt où elle souligne que le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme. https://www.philolog.fr/pensee-et-nihilisme-hannah-arendt/
Cordialement.
Merci pour ces éclaircissements.
Je tenais par ailleurs à vous dire qu’après une longue période de mélancolie et d’inertie, j’ai commencer cette semaine mes cours de philosophie à l’université.
C’est un vrai bonheur et le travail exigeant qui m’attend me remplit de vitalité.
Vous avez contribuez à motiver ma décision en vous rendant disponible et en faisant systématiquement appel au savoir pour répondre à mes interrogations.
Je souhaitais donc vous remercier pour votre travail et votre générosité.
Cordialement.
Votre message me réjouit Jérome. Lorsqu’on éprouve la joie d’apprendre, on est sauvé.
Je vous souhaite des études fécondes et un épanouissement dans toutes les dimensions de votre vie.
Bien à vous.
Bonjour,
J’ai 20 ans et j’ai le « malheur » d’être nihiliste (si tant est que cela a un sens de se déclarer nihiliste, vous aurez compris que je ne revendique rien). Si je comprends bien, il y a de nombreux penseurs qui essayent de lutter contre le nihilisme. J’ai du mal à y voir autre chose qu’une tentative de légitimation de la vie par des vivants, ce qui est compréhensible et noble, mais peut-être vain (je me permets de soulever la question, cela ne remet pas en cause le grand respect que j’ai pour ces penseurs). En effet, je sais bien que le sens est nécessaire, mais je ne peux pas m’empêcher d’être nihiliste, car pourquoi exister si l’on n’existe pas pour toujours? Je ne prétend pas apporter à ce débat une brillante contribution, je veux juste rappeler le caractère tyrannique de l’intuition nihiliste qui habite certaines personnes (comme moi) et qu’aucun raisonnement ne peut atteindre. Je ne prêche rien, je fais le constat de l’échec de ma propre quête du sens (vous me direz, je n’ai que 20 ans, j’ai le temps d’apprendre à aimer la vie avant de mourir).
Bien à vous (mes félicitations pour votre site, qui est vivifiant).
Après lecture d’autres textes sur votre site, je suis conforté dans l’idée que ce qui nous sauve du scandale de la mort, c’est l’ascèse philosophique et la joie de la pensée. Néanmoins, et on touche là au coeur de mon angoisse personnelle, peut-on mener cette ascèse seul? J’ai l’impression, peut-être fausse, que le vivre-ensemble actuel nous rend difficile cette option de vie.
Je crois que j’aurais vécu avec grand plaisir en la qualité de citoyen dans l’Athènes démocratique, si cela consistait à philosopher et à prendre soin de l’être-en-commun. Mais désormais, puisque l’on doit travailler pour vivre (abolition de l’esclavage oblige), je ressens comme une souillure au sein de mon ascèse (la souillure du besoin, sceau de notre condition), notamment car je me sens malgré moi ramené à mon statut de travailleur-consommateur (je n’ai pas lu Condition de l’homme moderne).
On s’éloigne un peu du sujet, je m’en excuse, mais je ne voulais pas donner l’impression d’être un jeune en dérive fasciné par l’imminence de sa mort. Je crois vraiment que la philosophie peut nous permettre de vivre malgré la mort, mais je trouve que ce projet de vie est difficile à concilier avec la tyrannie du besoin, et c’est pourquoi j’ai voulu évoquer cette tension que je ressens de façon tragique (je ne revendique ici aucune originalité, je dis en fait des platitudes).
Bien à vous (je suis en 3e année de CPGE littéraire. Je précise, car peut-être que vous appréciez « situer » vos interlocuteur).
Bonjour Julian
Il est efffectivement difficile de ne pas être le fils de son temps et notre monde brille par son nihilisme.
A certaines époques la question du sens était moins occultée et l’éthique du soin de l’âme avait un ancrage social. Mais il ne faut pas se leurrer. Cette éthique met en jeu la responsabilité de la personne et les doutes, la solitude existentielle étaient certainement aussi le lot des hommes d’un passé qu’il ne faut pas idéaliser.
Je veux juste préciser que rien ne nous sauve vraiment du scandale de la mort, de la tragédie de notre finitude. La pensée ne nous fait pas échapper à notre condition mais indexée sur ce « je ne sais quoi » qui nous fait recevoir la vie comme un don gracieux, elle accroît les possibiltés de vie heureuse et confère à l’existence une dignité, dont l’exigence à elle seule contribue à lui donner un sens.
Bien à vous.
Qu’est-ce que le sens? A supposer qu’on puisse le définir, la quête du sens implique une pierre de touche autre que la conviction intime, qui n’est pas à l’abri de l’illusion. Mais quelle serait la pierre de touche de cette pierre de touche? Peut-on envisager une fin à cette mise en abyme, ou la seule vérité est-elle la quête elle-même? Certains ont résolu l’équation en déclarant que le chemin est plus important que le but, mais l’idée nous laisse sur notre faim. Peut-il y avoir finalement une satisfaction morale, ou tout bien considéré Schopenhauer lui-même ne péchait-il pas par excès d’optimisme?
Bonjour
Il me semble qu’en parlant de « problématicité du sens interrogé » Patocka éclaire votre interrogation. Non, il n’y a pas de critère infaillible du sens car il n’y a pas de sens donné extérieurement à une quête spirituelle faisant sens par elle-même pour celui qui s’engage dans l’aventure socratique. Et il ne faut pas comprendre que « le chemin est plus important que le but » selon votre formule mais que le but fait corps avec le chemin.
Cf. Patocka: » Si nous ne nous trompons pas, cette découverte du sens dans la quête de ce qui découle de son absence, comme nouveau projet de vie, est le sens de l’existence socratique. L’ébranlement continuel de la conscience naïve qui se croit en possession du sens, c’est un nouveau mode du sens, un sens dont on découvre la connexion avec le mystère de l’être et de l’étant en totalité ».
Bien à vous.
Madame MANON,
Je souhaitais vous remercier pour la publication de ce texte d’un philosophe qui m’était jusqu’alors inconnu (et c’est bien dommage : la connaissance de sa pensée m’aurait sans doute évité bien des tourments et des nuits blanches) : enfin, grâce à vous, j’ai pu remettre en cause les idées de penseurs qui n’ont fait qu’augmenter l’intensité de mon angoisse et endurcir ma croyance (consécutive à un ébranlement tout récent, et qui semble, après lecture des commentaires de quelques-uns de vos articles, commun aux gens de vingt ans) en l’impossibilité de vivre dans un monde absurde (je vise Cioran tout particulièrement, en qui je me reconnais non sans effroi, mais également Rosset, que j’ai également découvert grâce à votre blog, et dont la conception de la joie m’a profondément désespéré dans la mesure où, pour lui, si j’ai bien compris, elle est un don, et que celui qui n’a pas reçu ce don est condamné à ne pas vivre, à vivre l’impossibilité de vivre). Patocka au contraire suggère qu’il est parfois nécessaire de faire ce que les psychologues/psychothérapeutes appellent communément « un travail sur soi », c’est-à-dire d’entamer la quête de l’humilité. La phrase de la page 107 est d’une puissance telle que je compte la recopier et l’accrocher sur l’un des murs de ma chambre au plus vite !
Je vous remercie de nouveau, pour votre érudition, et votre écoute.
Bonjour
Oui, vous avez raison, ce jugement de Patocka est d’une grande force et … d’une grande vérité pour celui qui s’engage vraiment dans l’aventure philosophique.
Merci pour ce sympathique message.
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Je voudrais d’abord vous remercier de cette magnifique oeuvre de vulgarisation. Etudiant en Droit, je m’ouvre de plus en plus à la philosophie, car je suis conscient de la nécessité d’une culture philosophique pour connaître en profondeur l’inspiration à l’origine de nos lois. Faute de cette connaissance nous ne serions que des légistes, ou au mieux des techniciens du Code civil. Votre excellent blog contribue à compléter ma formation. Soyez-en donc remerciée.
Ensuite, vous évoquez deux aspects caractéristiques de notre époque: le déracinement moderne et la détresse consécutive à l’effondrement du sens. Cela m’a tout de suite conduit à feuilleter un de mes livres de chevet dont le titre renvoie explicitement au remède: « l’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain » de Simone Weil. Cette élève d’Alain a en effet eu l’audace d’esquisser un plaidoyer pour une civilisation nouvelle (le général de Gaulle qui l’a trouvée « folle », et surtout importune, s’est débarassée d’elle en la nommant à un poste obscur de rédactrice à Londres), son livre est une tentative intellectuelle pour influencer ce qui sera la constitution de la IVème République. Elle y examine les rapports entre l’individu et sa collectivité. Elle montre les failles du monde moderne, la décomposition de la société contemporaine et esquisse les conditions d’une intégration harmonieuse de l’homme – et avant tout de l’ouvrier – dans un ensemble équilibré. Albert Camus écrira à son sujet: « Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une reconnaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies ».
Que pensez-vous des remèdes au déracinement moderne qui sont présentés dans cette oeuvre?
Vous avez raison de souligner qu’il n’est pas possible de se renoncer comme Tolstoï l’a fait. On ne peut pas provoquer une soumission volontaire de l’intelligence au dogme sans être ultérieurement déchiré par les doutes et convaincu d’escroquerie par sa conscience. Je vous propose deux extraits, l’un de « Lettre à un religieux » (1939) , et l’autre de l’Enracinement (1943), qui rendent raison de ces mouvements intérieurs. Je précise que je suis résolument athée et opposé à toute orthodoxie, mais je pense que la philosophie de Simone Weil, par sa proximité du christianisme, peut servir de transition vers la condition historique. Elle a le mérite de provoquer la pensée à l’intérieur d’une tradition, au lieu de conforter dans le dogmatisme comme Jacques Maritain et les néo-thomistes.
Texte 1: Vérité, foi et intelligence
« 24º Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer. Ce sont des choses à regarder à une certaine distance, avec attention, respect et amour. C’est le serpent d’airain dont la vertu est telle que quiconque le regarde vivra. Ce regard attentif et aimant, par un choc en retour, fait jaillir dans l’âme une source de lumière qui illumine tous les aspects de la vie humaine ici-bas. Les dogmes perdent cette vertu dès qu’on les affirme.
Les propositions « Jésus-Christ est Dieu » ou « Le pain et le vin consacrés sont la chair et le sang du Christ », énoncées comme des faits, n’ont rigoureusement aucun sens.
La valeur de ces propositions est absolument différente de la vérité enfermée dans l’énoncé exact d’un fait (exemple – Salazar est chef du gouvernement portugais) ou d’un théorème géométrique.
Cette valeur n’est pas à rigoureusement parler de l’ordre de la vérité, mais d’un ordre supérieur ; car c’est une valeur non saisissable par l’intelligence, sinon indirectement, par les effets. Et la vérité, au sens strict, est du domaine de l’intelligence.
26º Les mystères de la foi ne sont pas un objet pour l’intelligence en tant que faculté qui permet d’affirmer ou de nier. Ils ne sont pas de l’ordre de la vérité, mais au-dessus. La seule partie de l’âme humaine qui soit capable d’un contact réel avec eux, c’est la faculté d’amour surnaturel. Seule par suite elle est capable d’une adhésion à leur égard.
Le rôle des autres facultés de l’âme, à commencer par l’intelligence, est seulement de reconnaître que ce avec quoi l’amour surnaturel a contact, ce sont des réalités ; que ces réalités sont supérieures à leurs objets à elles ; et de faire silence dès que l’amour surnaturel s’éveille d’une manière actuelle dans l’âme. (…)
L’adhésion de l’intelligence n’est jamais due à quoi que ce soit. Car ce n’est jamais à aucun degré chose volontaire. L’attention seule est volontaire. Aussi est-elle seule matière d’obligation.
Si on veut provoquer en soi volontairement une adhésion de l’intelligence, ce qui se produit, ce n’est pas une adhésion de l’intelligence, c’est la suggestion. C’est à cela que revient la méthode de Pascal. Rien ne dégrade davantage la foi. Et il se produit forcément tôt ou tard un phénomène de compensation sous forme de doutes et de « tentations contre la foi ».
Rien n’a davantage contribué à affaiblir la foi et à propager l’incrédulité que la fausse conception d’une obligation de l’intelligence. Toute obligation autre que l’attention elle-même imposée à l’intelligence dans l’exercice de sa fonction étouffe l’âme. Toute l’âme, et non pas l’intelligence seule.
28º La juridiction de l’Église en matière de foi est bonne pour autant qu’elle impose à l’intelligence une certaine discipline de l’attention. Aussi pour autant qu’elle l’empêche d’entrer dans le domaine des Mystères, qui lui est étranger, et d’y divaguer.
Elle est tout à fait mauvaise en tant qu’elle empêche l’intelligence, dans l’investigation des vérités qui lui sont propres, d’user avec une liberté totale de la lumière diffusée dans l’âme par la contemplation amoureuse. La liberté totale dans son domaine est essentielle à l’intelligence. L’intelligence doit ou s’exercer avec une liberté totale, ou se taire. Dans son domaine l’Église n’a aucun droit de juridiction, et par suite, notamment, toutes les « définitions » où il est question de preuves sont illégitimes.
Pour autant que « Dieu existe » est une proposition intellectuelle – mais seulement dans cette mesure – on peut la nier sans commettre aucun péché ni contre la charité ni contre la foi. (Et même cette négation faite à titre provisoire, est une étape nécessaire dans l’investigation philosophique.)
En fait il y a depuis le début, ou presque, un malaise de l’intelligence dans le christianisme. Ce malaise est dû à la manière dont l’Église a conçu son pouvoir de juridiction et notamment l’usage de la formule anathema sit.
Partout où il y a malaise de l’intelligence, il y a oppression de l’individu par le fait social, lequel tend à devenir totalitaire. Au XIIIe siècle surtout, l’Église a établi un commencement de totalitarisme. Par là elle n’est pas sans responsabilité dans les événements actuels. Les partis totalitaires se sont formés par l’effet d’un mécanisme analogue à l’usage de la formule anathema sit. »
Texte 2: Science et religion
« Chez les chrétiens, l’incompatibilité absolue entre l’esprit de la religion et l’esprit de la science, qui ont l’un et l’autre leur adhésion, loge dans l’âme en permanence un malaise sourd et inavoué. Il peut être presque insensible ; il est selon les cas plus ou moins sensible ; il est, bien entendu, à peu près toujours inavoué. Il empêche la cohésion intérieure. Il s’oppose à ce que la lumière chrétienne imprègne toutes les pensées. Par un effet indirect de sa présence continuelle, les chrétiens les plus fervents portent à chaque heure de leur vie des jugements, des opinions, où se trouvent appliqués à leur insu des critères contraires à l’esprit du christianisme. Mais la conséquence la plus funeste de ce malaise est de rendre impossible que s’exerce dans sa plénitude la vertu de probité intellectuelle.
Le phénomène moderne de l’irréligiosité du peuple s’explique presque entièrement par l’incompatibilité entre la science et la religion. Il s’est développé quand on a commencé à installer le peuple des villes dans un univers artificiel, cristallisation de la science. En Russie, la transformation a été hâtée par une propagande qui, pour déraciner la foi, s’appuyait presque entièrement sur l’esprit de la science et de la technique. Partout, après que le peuple des villes fut devenu irréligieux, le peuple des campagnes, rendu influençable par son complexe d’infériorité à l’égard des villes, a suivi, bien qu’à un degré moindre.
Du fait même de la désertion des églises par le peuple, la religion fut automatiquement située à droite, devint une chose bourgeoise, une chose de bien-pensants. Car en fait une religion instituée est bien obligée de s’appuyer sur ceux qui vont à l’église. Elle ne peut s’appuyer sur ceux qui restent dehors. Il est vrai, que dès avant cette désertion, la servilité du clergé envers les pouvoirs temporels lui a fait faire des fautes graves. Mais elles auraient été réparables sans cette désertion. Si elles ont provoqué cette désertion pour une part, ce fut pour une part très petite. C’est presque uniquement la science qui a vidé les églises.
Si une partie de la bourgeoisie a été moins gênée dans sa piété par la science que ne l’a été la classe ouvrière, c’est d’abord parce qu’elle avait un contact moins permanent et moins charnel avec les applications de la science. Mais c’est surtout parce qu’elle n’avait pas la foi. Qui n’a pas la foi ne peut pas la perdre. Sauf quelques exceptions, la pratique de la religion était pour elle une convenance. La conception scientifique du monde n’empêche pas d’observer les convenances.
Ainsi le christianisme est en fait, à l’exception de quelques foyers de lumière, une convenance relative aux intérêts de ceux qui exploitent le peuple.
Il n’est donc pas étonnant qu’il ait une part somme toute si médiocre, en ce moment, dans la lutte contre la forme actuelle du mal.
D’autant plus que, même dans les milieux, dans les cœurs où la vie religieuse est sincère et intense, elle a trop souvent au centre même un principe d’impureté par une insuffisance de l’esprit de vérité. L’existence de la science donne mauvaise conscience aux chrétiens. Peu d’entre eux osent être certains que, s’ils partaient de zéro et s’ils considéraient tous les problèmes en abolissant toute préférence, dans un esprit d’examen absolument impartial, le dogme chrétien leur apparaîtrait comme étant manifestement et totalement la vérité.
Cette incertitude devrait relâcher leurs liens avec la religion ; il n’en est pas ainsi, et ce qui empêche qu’il en soit ainsi, c’est que la vie religieuse leur fournit quelque chose dont ils ont besoin. Ils sentent plus ou moins confusément eux-mêmes qu’ils sont attachés à la religion par un besoin. Or le besoin n’est pas un lien légitime de l’homme à Dieu. Comme dit Platon, il y a une grande distance entre la nature de la nécessité et celle du bien. Dieu se donne à l’homme gratuitement et par surcroît, mais l’homme ne doit pas désirer recevoir. Il doit se donner totalement, inconditionnellement, et pour le seul motif qu’après avoir erré d’illusion en illusion dans la recherche ininterrompue du bien, il est certain d’avoir discerné la vérité en se tournant vers Dieu.
Dostoïevski a commis le plus affreux blasphème quand il a dit : « Si le Christ n’est pas la vérité, je préfère être hors de la vérité avec le Christ. » Le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Il a dit aussi qu’il était du pain, de la boisson ; mais il a dit : « Je suis le pain vrai, la boisson vraie », c’est-à-dire le pain qui est seulement de la vérité, la boisson qui est seulement de la vérité. Il faut le désirer d’abord comme vérité, ensuite seulement comme nourriture.
Il faut bien qu’on ait complètement oublié ces choses, puisqu’on a pu prendre Bergson pour un chrétien ; lui qui croyait voir dans l’énergie des mystiques la forme achevée de cet élan vital dont il s’est fait une idole. Alors que la merveille, dans le cas des mystiques et des saints, n’est pas qu’ils aient plus de vie, une vie plus intense que les autres mais qu’en eux la vérité soit devenue de la vie. Dans ce monde-ci la vie, l’élan vital cher à Bergson, n’est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre ; cette servitude a été érigée en doctrine sous le nom de pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme du pragmatisme. Mais les êtres qui malgré la chair et le sang ont franchi intérieurement une limite équivalente à la mort reçoivent par-delà une autre vie, qui n’est pas en premier lieu de la vie, qui est en premier lieu de la vérité. De la vérité devenue vivante. Vraie comme la mort et vivante comme la vie. Une vie, comme disent les contes de Grimm, blanche comme la neige et rouge comme le sang. C’est elle qui est le souffle de vérité, l’Esprit divin.
Pascal déjà avait commis le crime du manque de probité dans la recherche de Dieu. Ayant eu l’intelligence formée par la pratique de la science, il n’a pas osé espérer qu’en laissant à cette intelligence son libre jeu elle reconnaîtrait dans le dogme chrétien une certitude. Et il n’a pas osé non plus courir le risque d’avoir à se passer du christianisme. Il a entrepris une recherche intellectuelle en décidant à l’avance où elle devait le mener. Pour éviter tout risque d’aboutir ailleurs, il s’est soumis à une suggestion consciente et voulue. Après quoi il a cherché des preuves. Dans le domaine des probabilités, des indications, il a aperçu des choses très fortes. Mais quant aux preuves proprement dites, il n’en a mis en avant que de misérables, l’argument du pari, les prophéties, les miracles. Ce qui est plus grave pour lui, c’est qu’il n’a jamais atteint la certitude. Il n’a jamais reçu la foi, et cela parce qu’il avait cherché à se la procurer.
La plupart de ceux qui vont au christianisme, ou qui, y étant nés et ne l’ayant jamais quitté, s’y attachent d’un mouvement vraiment sincère et fervent, sont poussés et ensuite maintenus par un besoin du cœur. Ils ne pourraient pas se passer de la religion. Du moins ils ne pourraient pas s’en passer sans qu’il en résulte en eux une espèce de dégradation. Or pour que le sentiment religieux procède de l’esprit de vérité, il faut être totalement prêt à abandonner sa religion, dût-on perdre ainsi toute raison de vivre, au cas où elle serait autre chose que la vérité. Dans cette disposition d’esprit seulement on peut discerner s’il y a en elle ou non de la vérité. Autrement on n’ose pas même poser le problème dans sa rigueur.
Dieu ne doit pas être pour un cœur humain une raison de vivre comme est le trésor pour l’avare. Harpagon et Grandet aimaient leur trésor ; ils se seraient fait tuer pour lui ; ils seraient morts de chagrin à cause de lui ; ils auraient accompli des merveilles de courage et d’énergie pour lui. On peut aimer Dieu ainsi. Mais on ne le doit pas. »
Bonjour
Ma lecture de Simone Weil est tellement lointaine que je ne puis répondre à votre question de manière pertinente. Il me faudrait relire « l’Enracinement ».
J’ai lu, lorsqu’il est sorti (2009), le beau livre que Christiane Rancé lui a consacré: « Simone Weil, Le courage de l’impossible ». Le titre me paraît fort éloquent. Je ne crois pas que le salut de l’humanité passe par des chemins si escarpés. Alain appelait son élève « la martienne » comme s’il s’agissait de signifier que c’est sur la terre qu’il nous faut vivre, or ici-bas la porte de l’absolu ne s’ouvre que rarement.
Bien à vous.
Oui, c’est bien cette porte qui lui inspira ce beau poème mystique:
La porte
Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers,
Nous boirons leur eau froide où la lune a mis sa trace.
La longue route brûle ennemie aux étrangers.
Nous errons sans savoir et ne trouvons nulle place.
Nous voulons voir des fleurs. Ici la soif est sur nous.
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
S’il le faut nous romprons cette porte avec nos coups.
Nous pressons et poussons, mais la barrière est trop forte.
Il faut languir, attendre et regarder vainement.
Nous regardons la porte ; elle est close, inébranlable.
Nous y fixons nos yeux ; nous pleurons sous le tourment ;
Nous la voyons toujours ; le poids du temps nous accable.
La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
Il vaut mieux s’en aller abandonnant l’espérance.
Nous n’entrerons jamais. Nous sommes las de la voir…
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence
Que ni les vergers ne sont parus ni nulle fleur ;
Seul l’espace immense où sont le vide et la lumière
Fut soudain présent de part en part, combla le cœur,
Et lava les yeux presque aveugles sous la poussière. »
Alain Finkielkraut lui a consacré une séquence dans son émission de France Culture « Répliques » du 8 mars 2013 que vous pouvez écouter sur ce lien: http://www.franceculture.fr/emissions/repliques/actualite-de-simone-weil
Mes hommages, Madame.
Philippe
Bonjour,
je suis entrain de réfléchir à la question de la quête de sens dans le cadre de la maladie chronique. Le non sens d’une maladie peut parfois conduire à une recherche de sens en soi-même c’est à dire au sentiment de culpabilité. Comment faire face à une absence de sens, au hasard, à l’accident? Les patients entendent souvent « ne culpabilisez pas, ce n’est pas votre faute, ce n’est la faute de personne »…. comment se positionner face à cela sans perdre pied?
je vous livre de manière un peu brutes mes questions en rapport à ce sujet de la quête de sens. J’espère parvenir à développer quelque chose d’intéressant et d’utile pour un article. Auriez vous peut être des suggestions de textes ou d’auteurs?
je vous remercie
Bonjour
La quête du sens est l’affaire de tout existant mais elle est sans doute rendue plus aiguë et douloureuse dans les grandes épreuves de la vie, surtout lorsqu’elles ne sont pas passagères.
Excepté la foi (qui suppose une forme de grâce), excepté l’allégresse de vivre (qui est une autre sorte de grâce; https://www.philolog.fr/clement-rosset-lethique-de-la-cruaute/), je ne vois pas d’autre solution que de mobiliser ses ressources propres au sens par exemple d’un Camus opposant à l’expérience de l’absurde sa révolte, sa liberté et sa passion. Cf. Le mythe de Sisyphe.
Bien à vous.
Merci beaucoup Madame MANON pour votre réponse, vos commentaires sont toujours très intéressants et me permettent d’élargir et d’approfondir ma réflexion.
Bien à vous et au plaisir de vous lire.