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    Il faut toujours revenir à Socrate pour comprendre ce que penser veut dire. Cette activité est si peu familière aux hommes et source de tant de malentendus ! A partir du moment où vous mettez en question les représentations convenues, vous avez nécessairement des jugements opposés à ceux que vous soumettez à l’examen ! Bref si vous ne me dîtes pas oui, vous êtes nécessairement l’homme d’un autre oui. Sous le faux soleil des adhésions massives, il est impossible de comprendre que le penseur est l’homme des perplexités et pourtant, aussi dangereuse soit-elle pour la bien-pensance et l’autosatisfaction intellectuelle et morale, la réflexion ne rime pas nécessairement avec le nihilisme.

   Le thème revient souvent sous la plume de Hannah Arendt : « Il n’existe pas de pensées dangereuses : c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme ». Ainsi si le travail de la pensée, critique par méthode, est l’ennemi du dogmatisme, il ne s’ensuit pas qu’il soit condamné au scepticisme et pire au nihilisme. Mais à coup sûr, il se reconnaît à sa modestie et celle-ci peut, sans doute, s’énoncer en ces termes : « Peut-être les hommes, bien qu’ils aient une notion, une idée de la vérité afin de réguler leurs processus mentaux, ne sont-ils pas capables, en tant qu’êtres finis, de la vérité. (La formule socratique : « aucun homme ne sait »). H. Arendt. Juger, sur la philosophie politique de Kant, Points, Essais, p. 58.59.

 

    «  Socrate, dont on dit communément qu’il croyait que la vertu pouvait s’enseigner, semble avoir estimé que le fait de parler de la piété, de la justice, du courage, etc., et d’y penser était susceptible de rendre les hommes plus pieux, plus justes, plus courageux, même si on ne leur donnait pas de définitions ou de « valeurs » pour diriger leur conduite future. Ce que Socrate croyait réellement en la matière, on peut en trouver la meilleure illustration dans les comparaisons qu’on lui applique. Il se disait taon et sage-femme, et selon Platon, quelqu’un avait dit qu’il était une «torpille », ce poisson qui plonge dans la torpeur aussitôt qu’on y touche, comparaison qu’il jugeait adaptée à la condition qu’on comprenne bien que « c’est une torpeur propre à la torpille elle-même qui la met en état de provoquer de la torpeur chez les autres aussi [...}, ce n’est pas parce que je suis personnellement exempt de doutes que je suis en état de provoquer des doutes chez les autres, mais ce sont essentiellement les doutes dont je suis plein qui me mettent en état de faire naître des doutes chez les autres aussi […] Ménon, 80. ». Ce qui, évidemment, résume très clairement la seule façon dont on peut enseigner à penser — sauf que Socrate, comme il le répète, n’enseignait rien pour la simple raison qu’il n’avait rien à enseigner; il était « stérile » telles les sages-femmes grecques, qui avaient passé l’âge d’engendrer. (Puisqu’il n’avait rien à enseigner, nulle vérité à diffuser, on l’a accusé de ne jamais révéler sa vision (gnomè) — comme on le sait d’après Xénophon, qui l’a défendu contre cette accusation. Mémorables, 4.615,4.4.9.) Il semble qu’à la différence des philosophes professionnels, il ait ressenti le besoin de vérifier auprès de ses concitoyens s’ils partageaient ses perplexités — et ce besoin est tout différent de l’inclination à trouver des solutions aux énigmes et à les démontrer ensuite aux autres.

   Regardons brièvement ce qu’il en est des trois comparaisons. Premièrement, Socrate est un taon : il sait comment éveiller les citoyens qui, sans lui, « dormiraient tranquilles pendant le restant de leur vie», à moins que quelqu’un d’autre ne vienne les réveiller. A quoi les éveille-t-il? A penser, à examiner des questions, activité sans laquelle la vie, selon lui, non seulement ne vaudrait pas la peine, mais ne serait pas pleinement vécue.

   Deuxièmement, Socrate est une sage-femme : l’implication ici est triple – la « stérilité » que j’ai mentionnée, l’expertise de délivrer les autres de leurs pensées, c’est-à-dire des implications de leurs opinions, et la fonction des sages-femmes grecques de décider si un enfant était apte à vivre ou, dans le langage de Socrate, était un simple « œuf plein de vent », dont il fallait débarrasser le porteur. Dans le contexte qui est le nôtre, seules les deux dernières implications comptent. Car si on regarde les dialogues socratiques, personne parmi les interlocuteurs de Socrate n'a jamais exprimé une pensée qui ne soit pas un œuf plein de vent. Il faisait plutôt ce que Platon, qui pensait certainement à Socrate, disait des sophistes : il purgeait les gens de leurs « opinions », c’est-à-dire des préjugés non examinés qui empêchent de penser car ils suggèrent que nous savons quelque chose alors que non seulement nous ne savons pas, mais ne pouvons pas savoir ; en les aidant, comme le remarque Platon, à se débarrasser de ce qui était mauvais en eux, à savoir leurs opinions, il ne les rendait pas bons pour autant, ne leur donnait pas de vérité, ( Le Sophiste, 248).

   Troisièmement, sachant que nous ne savons rien et cependant ne voulant pas en rester là, Socrate reste inébranlable sur ses perplexités et, telle la torpille, paralyse ceux avec qui il entre en contact. Au premier abord la torpille semble à l’opposé du taon; elle paralyse alors que le taon réveille. Pourtant, ce qui peut de l’extérieur sembler de la paralysie et le cours ordinaire des affaires humaines se fait sentir quand on est au plus haut point vivant. Malgré la rareté des preuves documentées de l’expérience de pensée, il existe un grand nombre de cas de penseurs au fil des siècles ayant ressenti cet effet. Socrate lui-même, qui avait parfaitement conscience du fait que la pensée a trait aux invisibles, est elle-même invisible et ne se manifeste pas à l’extérieur comme les autres activités, semble avoir utilisé la métaphore du vent à son propos : « Les vents eux-mêmes sont invisibles, et pourtant ce qu’ils font est manifeste pour nous et nous ressentons leur approche, (Xénophon, Mémorables, 4.3.14.) » (Incidemment, Heidegger utilise la même métaphore, quand il parle de «l’ouragan de la pensée ».)

   Dans le contexte où, toujours soucieux de défendre le maître contre des accusations vulgaires sous-tendues par des arguments vulgaires, Xénophon mentionne cette métaphore, elle n’a pas grand sens. Pourtant, il indique quand même que les manifestations du vent invisible de la pensée sont celles des concepts, des vertus et des « valeurs » dont traite Socrate dans ses examens. Le problème — et c’est la raison pour laquelle le même homme peut être compris et se comprend lui-même à la fois comme un taon et comme une torpille — est que ce même vent, quand il est éveillé, a la particularité de chasser ses propres manifestations antérieures. Il est dans sa nature de défaire, de dégeler ce que le langage, médium de la pensée, a gelé dans la pensée — à savoir des mots (concepts, phrases, définitions, doctrines) dont Platon dénonce si magnifiquement  la « faiblesse» et l’inflexibilité dans la Septième Lettre. Cette particularité a pour conséquence que la pensée a inévitablement un effet destructeur sur tous les critères, les mesures établies du bien et du mal, bref sur les us et coutumes et les règles de conduite dont nous traitons en morale et en éthique. Ces pensées gelées, semble dire Socrate, vont tellement de soi que vous pouvez vous en servir en dormant; mais si le vent de la pensée, que j’éveille maintenant en vous, vous a réveillés de votre sommeil et vous a rendus pleinement conscients et vivants, alors vous verrez que vous n’avez rien d’autre en main que des perplexités, et le mieux que nous puissions faire est de les partager les uns avec les autres.

   Par conséquent, la paralysie de la pensée est double : elle est inhérente au fait de s’arrêter pour penser, à l’interruption de toutes les autres activités, et elle peut avoir un effet paralysant quand vous en sortez et que vous n’êtes plus sûrs de ce qui vous semblait indubitable, alors que vous étiez sans y penser engagés dans ce que vous faisiez. Si votre action consistait à appliquer des règles générales de conduite à des cas particuliers tels qu’ils se produisent dans la vie ordinaire, alors vous vous retrouverez paralysés parce qu’aucune de ces règles ne résistera au vent de la pensée. Pour recourir une fois de plus à l’exemple de la pensée gelée inhérente au mot « maison», une fois qu’on a pensé au sens qu’il implique — demeurer, avoir un foyer, être logé — vous n’accepterez sans doute plus pour votre foyer ce que la mode de l’époque peut prescrire; mais cela ne garantit en aucune manière que vous serez capables de parvenir à une solution acceptable pour vos problèmes de logement. Vous pouvez être paralysés.

   Cela conduit au dernier et peut-être même plus grand danger de cette entreprise dangereuse et qui ne donne pas de résultats. Dans le cercle entourant Socrate, il y avait des hommes comme Alcibiade et Critias — et, mon Dieu ! ce n’étaient nullement les pires parmi les prétendus disciples de Socrate — qui se sont avérés représenter une réelle menace pour la polis ; non pas parce qu’ils étaient paralysés par la torpille, mais au contraire parce qu'ils avaient été éveillés par le taon. Ils avaient été éveillés à la licence et au cynisme. Ils n’étaient pas satisfaits d’avoir appris comment penser sans qu’on leur ait enseigné de doctrine, et ils ont transformé les non-résultats de l’examen de pensée socratique en résultats négatifs : si on ne peut définir la piété, soyons impies — ce qui est le contraire de ce que Socrate avait espéré réaliser en parlant de la piété.

   La quête de sens, qui sans cesse dissout et examine à nouveaux frais toutes les doctrines et les règles admises peut à tout moment se retourner contre elle-même, produire un renversement des anciennes valeurs et déclarer que ce sont des « valeurs nouvelles ». Dans une certaine mesure, c’est ce qu’a fait Nietzsche quand il a renversé le platonisme, oubliant qu’un Platon inversé est encore un Platon, ou ce que Marx a fait quand il a retourné Hegel, produisant ainsi un système de l’histoire strictement hégélien. De tels résultats négatifs de la pensée seront ensuite utilisés comme en dormant, dans la même routine dépourvue de pensée, que les anciennes valeurs; au moment de les appliquer à la sphère des affaires humaines, tout se passe comme si elles n’étaient jamais passées par le processus de pensée. Ce que nous appelons communément le nihilisme — ce que nous sommes tentés de dater historiquement, de décrier politiquement et d’attribuer à des penseurs qui ont prétendu oser penser des «pensées dangereuses » — est en fait un danger inhérent à l’activité de pensée elle-même. Il n’existe pas de pensées dangereuses : c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme; son credo consiste en négations de valeurs actuelles et prétendument positives auxquelles il reste lié. Tous les examens critiques doivent passer par un stade de négation, au moins hypothétique, des opinions et des «valeurs» admises pour découvrir leurs implications et leurs présupposés tacites; et en ce sens, le nihilisme peut être considéré comme un danger de la pensée qui est toujours présent. Mais ce péril ne résulte pas de la conviction socratique selon laquelle une vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue; il vient au contraire du désir d’obtenir des résultats qui feraient qu’ensuite, il ne serait plus nécessaire de penser. Penser est tout aussi dangereux pour tous les credo et, en soi, ne donne lieu à aucun nouveau credo.»

    Hannah Arendt. Pensée et considérations morales, 1971, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 198 à 203. Traduction de Jean-Luc Fidel.

 

 

 

 

 

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17 Réponses à “Pensée et nihilisme.Hannah Arendt.”

  1. Bonjour, j’ai eu vent de votre site toile (web, mais je déteste les anglicismes pourrissant la
    langue paroissienne de Molière). Et ce souffle de vigueur, normativement paroxystique devant l’Eternel, qui atteingnit mes oreilles pusilanimes.

  2. ThomasSED dit :

    Bonjour Simone Manon. Je vous avais déjà adressé un commentaire par le passé, au sujet du texte « Visage de la folie humaine. Nous ne nous tenons jamais au temps présent. » Pascal

    Nous voyons ici que le penseur est l’homme des perplexités. Le travail de la pensée se reconnaît à sa modestie et comme le dit Pascal : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à reconnaître cela. » On a en effet ce sentiment que mener une réflexion sur notre existence (son sens, son but, ce qu’il est bon ou nécessaire d’accomplir…) n’est pas chose facile en ce qu’elle débouche souvent sur un constat désespérant : cette absurdité de la vie dont parle Tolstoï dans Confession, un texte que vous nous avez fait partager il y a peu, et dont j’ai retenu ce passage : « Je n’avais point de vie car il n’existait plus de désirs dont la réalisation m’eût paru raisonnable ». Il n’en avait plus, à la lumière de cette même réflexion sur le sens de la vie qui a mis en valeur les illusions passées, et l’absurdité des désirs d’autrefois. Cette même raison qui en vient à ne pas pouvoir justifier le moindre acte, à ne pas pouvoir déceler le raisonnable. Et de cette absurdité naît à mon sens l’angoisse, l’angoisse propre à « l’être-au-monde » dirait Heidegger face à son « être-jeté » : l’idée qu’on surgit dans un monde étranger sans aucun repère, qu’il nous est possible de tout faire et que nous nous trouvons comme paralysés devant tant de possibles (idée de Sartre selon laquelle l’angoisse permet le dévoilement de ma liberté).

    Dès lors Simone Manon, la réflexion existentielle ne tend-elle pas à déboucher, de par son impossibilité à connaître la vérité, sur le constat de l’absurdité de la vie, de notre vie, et l’angoisse face à ce qui devrait avoir un sens et s’en trouve totalement dépourvu (ou nous est complètement voilé) ? Que faire lorsque vient notre tour de jouer et que notre raison est impuissante à deviner les règles du jeu ?

  3. Simone MANON dit :

    Bonsoir Thomas
    Si la dernière fois je vous ai fait une réponse pascalienne, je mobiliserai aujourd’hui Nietzsche et Clément Rosset.
    Après tout pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens? Il y a la vie dans l’idiotie de son offrande et cela suffit pour tous ceux qui ne sont pas des hallucinés des arrière-mondes. Amor fati dit Nietzsche, allégresse, jubilation du vivre même si le réel n’oppose que silence à la demande humaine du sens. Car il ne faut pas croire que l’absurde est une dimension constitutive de l’existence. Camus est clair sur ce point: « Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir épris de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde » Le mythe de Sisyphe.
    La pensée existentielle n’est pas condamnée à approfondir l’angoisse et à succomber au sentiment de l’absurde. Elle peut au contraire en faire un aiguillon de la vie. C’est la leçon du Sisyphe de Camus, de Cioran aussi. Elle peut inviter au rire salvateur, à l’acceptation humble et joyeuse de ce qui est et à la gratitude à l’égard du simple fait d’être.
    Même si l’on n’a rien à invoquer en faveur de la vie, nous tenons à elle et il devrait suffire de sentir qu’elle est infiniment plus désirable que la mort pour l’aimer.
    Clément Rosset appelle force majeure cette manière de se projeter dans l’être, force qui manquait singulièrement à Pascal. Aussi écrit-il:  » Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente, constitue un défaut de force, un signe que l’exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s’appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l’on vit, mais sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais… A l’opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.
    La force majeure (Éd. de Minuit – 1983)
    Que faire donc? Mais vivre, affirmer la vie en l’accueillant comme une grâce.
    C’est la sagesse que je vous souhaite.

    PS: voyez l’article sur ce blog: existentialisme et pensée existentielle. https://www.philolog.fr/existentialisme-et-pensee-existentielle-benjamin-fondane/

    ——————————————————————————–

  4. Frédéric dit :

    Bonjour Thomas, bonjour Simone Manon,

    A la lecture de vos échanges je demeure, quant à la question du monde et notre insertion dans le monde, pris de thaumazein (étonnement, émerveillement, effroi) ! J’ignore si les distinctions et analyses sur les thèses des auteurs que je vais proposer ont une réelle pertinence, mais rester tel quel face aux problèmes me plonge dans le malaise.

    En effet, il me semble que la question du sens et de la sagesse est moins clairement élucidée par Rosset que par Camus. Si Camus parle de la tension entre le désir de clarté et l’opacité du monde, voire de son irrationalité, alors, et c’est une idée forte, le sentiment de l’absurde et l’angoisse qu’il génère est le produit d’une erreur de jugement.
    Ici, il se peut que ce désir de clarté soit envisagé comme une part de la « nature » humaine. Reste à savoir si cette humanité est une part du monde, ou un exception. Cette question pourrait avoir de l’importance quant au statut de l’irrationalité du monde.
    Quoiqu’il en soit, le sentiment de l’absurde est alors une coproduction du sujet qui désire la clarté et du monde qui s’y refuse. Mais si le sujet fait le deuil de son désir (considéré comme besoin ?) alors l’irrationalité du monde ne cause plus la même frustration.
    Toutefois, cette précision suffit-elle à juguler l’angoisse ?
    Camus, emploie sans commentaire les termes : raisonnable et rationnel. Or il me semble que les deux attributs, prédiqués au monde, comme sources d’affect d’angoisse ne renvoient pas nécessairement à une même ontologie.

    A quelle condition l’irrationalité du monde peut-elle générer l’angoisse ?
    D’abord, il faut se placer dans une ontologie de la déterminité, qui considère l’Être comme devant nécessairement être déterminé. Ainsi, se justifie ce désir de l’homme pour la clarté, son âme étant la partie de lui-même qui a le plus d’être. Or le monde est dans sa matérialité une déficience d’être, donc une déficience de rationalité (puisque être = être déterminé). Le sentiment de l’absurde est alors issu une erreur d’orientation du désir. Notre désir de clarté fait signe vers la vérité de notre âme et de l’Être, et il ne doit pas couler vers un monde qui de par sa nature est irrémédiablement décevant, tendant vers le devenir, la mort, le non-être.

    On peut aussi, avec Castoriadis, penser que le monde n’est pas d’une facture exclusivement rationnelle (ensembliste-identitaire dans son vocabulaire), qu’il comporte, sinon essentiellement, du moind une dimension créatrice absolument rétive à toute appréhension rationnelle (puisque ce qui est crée ne peut pas être déduit de ce qui précède). Le monde, mieux, L’Être, comme Chaos et puissance de création (vis formandi). De ce point de vue, le sentiment de l’absurde est totalement injustifié sur le plan ontologique puisque si l’on peut « tirer », « découvrir », « inventer » des organisations rationnelles du monde, elles ne suffisent jamais à l’épuiser. Et le passage d’une strate du monde à l’autre, d’un moment du monde à un autre n’est, comme acte de création, pas appréhendable en droit par la raison. L’étrangeté du monde renvoie à notre propre étrangeté comme êtres psychiques et social-historiques. Nous portons en nous cette puissance de création. Cette étrangeté nous est donc familière si je puis dire. Aussi n’est-il pas justifié de poser la question du sens du monde ou de l’histoire.

    L’histoire n’a pas plus de sens ou n’est pas plus sens que le champ gravitationnel ne pèse 14 kilos. C’est dans le champ gravitationnel que quelque chose peut peser 14 kilos. De même, l’histoire est le champ dans et par lequel le sens émerge, est créé par les humains. Et il est absurde, linguistiquement absurde d’essayer de trouver un sens au champ dans et par lequel émerge le sens.
    Castoriadis, Une société à la dérive.

    En revanche, on peut comprendre que tel ou tel moment social-historique crée, pour satisfaire aux besoins en significations de la psyché humaine, une vision du monde dans laquelle le monde lui-même a un sens. Or, comme sa facture n’est pas totalement rationnelle, les « trous » (révélés aujourd’hui par la science contemporaine, la psychanalyse, plus largement par l’art, les folies, les hasards etc.) ne sont jamais adéquatement comblés par les discours rationnels. De ces interstices surgissent les affects anxieux. D’ailleurs, rares sont les sociétés qui s’instituent en laissant une place au chaos et à la création (Castoriadis nie le fait que la création divine ne soit jamais une vraie et pleine espèce de création). C’est pour lui une particularité de la Grèce que de se centrer non pas sur les questions de l’Être et de la mesure mais sur celles du non-être et du non-sens.

    Reste que l’angoisse peut aussi surgir du caractère déraisonnable du monde. C’est-à-dire que même en ayant fait le deuil de sa facture exclusivement rationnelle, les horreurs continuent de nous agresser. Comme Schopenhauer qui lorsqu’il se promenait dans un bois sentait partout autour de lui les pulsions de meurtres des diverses manifestations de la Volonté (insectes, plantes, etc.) ; qui voyait également en lui cette Volonté et s’identifiait aussi bien aux victimes qu’aux bourreaux ; qui subissait les horreurs présentes mais aussi passées, futures et possibles (car le temps, l’espace et la causalité ne sont pas pour lui des caractéristiques de la chose en soi). On a beau accepter l’irrationalité du monde, sa sauvagerie et la nôtre sont indéniablement sources d’angoisse.
    Dans le même esprit Anaximandre pensait que la nature des êtres est l’injustice et qu’ils se rendent mutuellement justice en s’entre dévorant et en mourrant ! Pas de quoi être rassuré.

    Comment dès lors penser en terme de force majeur une acceptation humble et pleine de gratitude de ce qui est par le simple fait qu’il existe ? Ne serait-il pas plus sage de ne plus se poser la question, de mettre de côté aussi bien l’acceptation que le rejet du monde ? En un mot de rester dans le thaumazein ?

    S’ouvre alors la possibilité de tirer parti de notre puissance de création, en créant un monde humain qu’il conviendrait d’aimer et de critiquer dans la mesure où il est précisément un monde crée par nous.
    Car Rosset le concède, la joie et le ressentiment semblent relever du tempérament. Difficile donc d’exhorter à la sagesse, difficile de qualifier moralement cette force (majeur ?). L’ambivalence de principe face au monde me parait plus saine pour plusieurs raisons. D’abord, hiérarchiser les tempéraments me heurte. Et en s’évitant cette question les tempéraments peuvent s’exprimer sans entrer en compétition pour la vision la plus juste du monde. Ensuite, et c’est manifeste chez Rosset bien que je ne pense pas que cela soit une conséquence logique de son argument, il y a une réduction de la puissance humaine de création.
    L’acceptation aimante du monde, se mue rapidement chez lui en une vision univoque du monde. Il y a un monde, le nôtre et c’est tout (tautologie !). Le problème c’est que ce monde est toujours, puisqu’il n’y a pas d’homme en dehors d’une société, un monde humain. Et ce monde humain est un monde crée. Or Rosset enferme (dans La Force Majeur et dans les discours de son épigone Monsieur Enthoven) l’agir politique dans la catégorie de l’illusion du double. L’incapacité à accepter le réel, entraîne chez les faibles la création d’un double fantasmatique appelé « société future », « alter mondialisme » etc. Ou plutôt, toute pensée politique créatrice est nécessairement une fumée qui occulte le réel au nom d’un double. De surcroît, Rosset, avec une certaine condescendance, dit que cette illusion ne prêterait pas à polémique si ses conséquences n’étaient pas la plupart du temps le désordre et le terrorisme !!!
    La pensée de Castoriadis considérée comme pensée millénariste !
    Est-ce à dire qu’après une révolution, le monde devient autre, et qu’il s’agit alors d’accepter ce monde ? Ce paradoxe n’est pensable (car je ne crois que Rosset commette un erreur ici) que si l’on a une vision itérative de la temporalité, de l’histoire et de l’humain. On peut alors dire que Rosset reste plus proche encore de Schopenhauer que de Nietzsche. Pour refuser l’histoire et disqualifier le projet et l’agir politiques, il faut penser l’histoire comme répétition, c’est-à-dire nier l’histoire. Pareil à Schopenhauer pour qui d’années en années c’est en fait la même feuille qui s’embrase et volte à l’automne, c’est la même histoire à travers les régimes politiques et les sociétés, ce sont les mêmes hommes semblables à un vin dont seul l’étiquette change. Pas d’altérité véritable dans le monde. De la différence qui n’est qu’une forme du même dirait Castoriadis. Ainsi peut-on penser le projet humain comme nécessaire modalité de la doublure du réel.

    C’est pourquoi j’admire la définition de la sagesse tragique donnée par Conche dans ses Orientations Philosophiques (il dénie ici le qualificatif de tragique à Nietzsche). Le tragique, c’est de savoir que l’on perdra la chose aimée, que l’on en souffrira sans atténuation, mais d’aimer tout de même. Ainsi amour et angoisse, amour et souffrance sont réconsilliés. En extrapolant, on peut aimer le monde et savoir, et vouloir aussi le transformer. L’altération explicite du monde par les hommes qui le font peut ainsi être pleine d’amour, un amour tragique. Alors que chez Enthoven il n’y aurait que l’amour des résultats d’une altération occulte du monde, et chez Rosset la réfutation de quelque altération que ce soit.

    Enfin pour en revenir aux affects d’angoisse, je voudrais dire qu’il est possible que nous ayons simplement des variations, sans raisons véritablement métaphysiques. Et qu’il convient de ne pas s’en effrayer. Accepter les moments de dégoût sans ajouter la honte d’une disgrâce ontologique. Après tout :

    Pauvre humanité! — Une goutte de sang de plus ou de moins dans le cerveau peut rendre notre vie indiciblement misérable et pénible, si bien que nous souffrons plus de cette goutte que Prométhée de son vautour. Mais cela n’est vraiment tout à fait épouvantable que lorsque l’on ne sait même pas que c’est cette goutte qui en est la cause. Et que l’on se figure que c’est « le diable »! Ou « le péché»!
    Nietzsche, Aurore, § 83

  5. Simone MANON dit :

    Merci Frédéric de votre contribution mais votre texte articule trop de références et de problématiques pour qu’il me soit possible de répondre de manière synthétique.
    Bien à vous.

  6. Frédéric dit :

    Je comprends Madame Manon, aussi centrerai-je ma question autour de Rosset et de la politique.

    Ai-je raison de dire :

    Que Rosset condamne tout projet révolutionnaire (quel qu’en soit l’acception) ?

    Que cette condamnation mobilise une ontologie de l’histoire aux accents assez « schopenhauerien »?

    C’est plutôt étrange car je ne me figurais pas la pensée métaphysique Rosset ainsi. Je pensais que la figure du double permettait de distinguer entre la position d’un autre monde comme travestissement de celui-ci et le projet inscrit dans une pensée de la puissance créatrice de l’imaginaire radical.

    Est-ce à dire que sa pensée interdit logiquement l’imaginaire créateur, ou que dans « La Force Majeur » il tire un conclusion possible mais non nécessaire ?

    Dans le premier cas, cela voudrait-il dire que son ontologie est bien anti-historique ? Soit on refuse les altérations social-historiques (Schopenhauer) ; soit on pense les altérations comme échappant nécessairement et radicalement à toute volonté humaine, donc on réfute le projet d’autonomie aussi bien sur son versant collectif (démocratie) qu’individuel (subjectivité/liberté).

    Dans le second cela démontrerait-il une tendance politique conservatrice, ou simplement un mépris (plus ou moins justifié) pour un certain courant altermondialiste posé comme paradigme de toute pensée et action politique combatives et à ambitions explicitement instituantes ?

  7. Simone MANON dit :

    Rosset dit lui-même que la question politique est la grande absente de sa réflexion. Et il me semble que ce n’est pas sans rapport avec son sens aigu du réel, sa dénonciation des illusions cristallisant dans le fantasme du double et sa critique de l’espérance morale dont l’idée d’autonomie est un des avatars.
    Voyez le site http://clementrosset.blogspot.com/2009/01/mise-au-point.html pour avoir une réponse plus précise à votre question et aussi http://clamoure.over-blog.com/ext/http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article122#nh4 pour ce qui est du peu d’intérêt qu’il porte à l’action politique.

    Bien à vous.

  8. Frédéric dit :

    Bonjour Madame Manon,

    J’espère que je ne vous ennuie pas.
    Merci pour les références, il reste que je n’ai jamais vraiment compris où Rosset voulait en venir au fil de ses ouvrages, mais dans l’entretien, je crois que quelque chose s’allume.

    Entretien autour de « L’Ecole du Réel »

    A propos de la politique :

    « C’est d’ailleurs le point faible de ma philosophie »

    Plus qu’une absence, c’est une faiblesse selon Rosset ! En effet, il semble, considérant cette phrase et les deux suivantes, que la question politique soit un impensé pur et dur:

    « Je vous avoue que j’ai toujours été si peu politisé que j’ai vu dans mai 68 l’occasion d’avoir un mois de vacances. Je ne l’ai jamais pris au sérieux. C’était un pseudo événement : les gens suivaient cela à la radio, comme si c’était la Révolution, comme si on était à Fleurus ou Valmy… »

    Son peu d’intérêt pour l’action politique renvoie peut-être à son sens aigu du réel, mais c’est aussi un foyer de contradictions. Il dit que 68 c’est un mois de vacances, quelle désinvolture face au texte « La Révolution Anticipée » de Castoriadis D’ailleurs dans « Les Mouvements des années soixante in La montée de l’insignifiance» Cornélius écrit que 68 échoue lorsque l’essence coule à nouveau et que les gens partent enfin en vacance !
    Mais ensuite, Rosset justifie cette vision en comparant 68 et Valmy ! Vraie Révolution contre pseudo événement ! Alors c’est qu’il y a une importance historique à Valmy, à la Révolution ? La politique et l’histoire auraient parfois un intérêt ?

    « Les ouvriers n’ont jamais pu supporter les étudiants. »

    Il est clair que par ouvriers Rosset entend le PCF et la CGT, ce qui est une erreur. (Là encore voir le texte de Castoriadis).

    Personnellement, je ne crois pas que la question de l’autonomie soit exclusivement un avatar de l’espérance morale. C’est aussi un germe effectif, ce sont des moments historiques, collectifs comme individuels. Et c’est aussi bien sûr un projet.
    Mais quel peut être le statut du projet dans la pensée de Rosset ? Le statut de l’imaginaire ? Le « faire être ce qui n’est pas » comme dit Castoriadis dans « L’institution… ». Ce faire être est une abomination, car il ne double pas le monde, il le fait être. Il faut alors absolument réfuter cette puissance, et oblitérer ses manifestations individuelles ou collectives. Dans cette perspective, Rosset ne fait donc pas de double, mais il mutile le réel. Ainsi son sens aigu du réel est-il un sens aigu d’un réel partiel, scotomisé.

    De là, on peut prendre au sérieux son : « je traite de problèmes qui n’ont rien à voir avec l’actualité, ce qui n’a aucun intérêt pour personne sauf pour des gens méditatifs. » Une philosophie de la passivité. Et une impossibilité de penser de manière active non seulement le projet, mais par voie de conséquence l’éducation, la création, l’imagination, la politique.
    C’est vrai, n’est-ce pas sous la même catégorique qu’il convient de penser le politique et l’éducation ? Vouloir permettre à un être humain de devenir un sujet au sens plein du terme (critique, création, tension vers l’autonomie… le sens de votre blog : figure du double, monde où ce blog permet de devenir philosophe, de « se créer liberté », double du réel où on ne regarde que TF1 et où le blog ne servira à personne ni ne sera à l’origine ou inscrit significativement dans le processus de subjectivation ? Sauf par hasard, auquel cas on ne peut mettre tant d’énergie dans ce blog dans ce but)

    J’y vois aussi une sorte de théologie. Ces histoires de singularité et d’idiotie, qui deviennent hégémoniques, où le hasard remplace le déterminisme, ont le même résultat. Je me demande comment penser la résistance de la seconde guerre dans cette perspective. Les résistants refusaient un réel, lui-même issu d’un imaginaire allemand absolument créateur de réalités. Ils imaginaient un futur, un chemin, ils voulaient et ont fait être autre chose. Comment nier cela ? Peut-être en usant de cette idée : ce n’est pas le projet, la volonté, l’activité critique, la subjectivité effective des gens qui sont importantes, c’est la marche aveugle et incompréhensible du monde qui fait résister les uns, massacrer les autres etc. Dans ce contexte, soit les Rosset, joyeux face à l’horreur, ne font rien ou très peu : finalement, malgré les finesses métaphysiques, les choses restent à leur place (plus subtilement aujourd’hui, alors que les abjections politiques sont plus lointaines géographiquement ou socialement, et ne revêtent ni bottes ni casques en France, Rosset dit ne rien faire, dit ne pas savoir quoi faire, dit que les philosophes qui disent ne devraient pas dire n’étant pas expert etc. la vieille rhétorique du désengagement du citoyen des orientations politiques qui justifient en retour les logiques bureaucratiques et/ou oligarchiques). Soit ils font mais avec joie, les choses étant de toute manière toujours à leurs places quoi qu’il arrive (quoi qu’il arrive Dieu ou la Nature l’a permis) : idée trivilale s’il en est. Alors, cime du sophisme, on peut résister dans la joie sans avoir besoin du double, ou bien en étant conscient du double qui pourtant mobilise ! Mais ainsi son statut de double tombe. Le double devient, non plus une copie et une manière de regarder le passé en se disant que les choses auraient pu être différentes (alors qu’il ne s’agit pas du tout de cela chez Castoriadis par exemple), mais une puissance de création (retour sur la problématique castoriadisienne : il n’y a pas à dire que le monde pourrait être, ou pourrait avoir été différent : il y a à le faire être, ce que, à des niveaux différents, toute société et tout individu fait, fut-ce de manière non explicite).
    Bref, la joie devient impensable et semble n’être ni un concept, ni un affect. Et surtout, on se dit qu’il y a une dignité au double si il permet de risquer sa vie pour détruire une odieuse réalité, et créer autre chose.

    Il y a maintenant deux idées : celle du double et celle de l’acceptation du réel. Il est possible de refuser le réel, de vouloir et de pouvoir le détruire sans avoir recours à un double (sens Rosset) qui le cache. Car le double sert à ne pas le détruire « en réalité », il sert à se le cacher ; il ne sert pas à le créer mais à se le rêver. Or dans un nombre impressionnant de dimensions, nous créons du réel, comment le nier sérieusement ?

    L’acceptation du réel et la joie deviennent très problématiques en regard de ces dimensions de l’être. Accepter la dimension poïétique de l’être, n’est-ce pas avoir un sens dangereux (illusions possibles) mais plus aigu encore du réel ?
    En effet, si certains posent le double pour se protéger du réel, ne peut-on penser que Rosset mutile le réel de sa dimension créatrice pour s’en protéger également ? Que signifie cette obsession de la joie, de l’acceptation, de la jubilation ? Cette philosophie contemplative sert sans doute à se garder de la frustration inévitable liée à l’altération et à notre puissance individuelle et collective de création (échec, responsabilité, conflit…).

    Enfin, sur la question du sens, outre le fait qu’il n’y a pas grand sens à refuser ou accorder du sens au champ (le monde, le réel) par lequel le sens émerge (sauf à demeurer dans une ontologie où le poïétique est absent auquel cas on refuse toute signification à ce qui « est réellement »), avec tout le respect que je dois à Rosset, je songe à lui accorder le statut de philosophe de l’insignifiance (selon son propre terme), mais aussi, par sa tendance à étendre cette insignifiance à nombre de domaines humains d’importance à en faire un philosophe de la montée de l’insignifiance !

    Excusez ces considérations un peu longues. La seule chose que je voudrais savoir c’est vous, personnellement, après avoir embrassé un horizon philosophique si vaste, que pensez-vous de la philosophie de Rosset? Le réel de Rosset est-il pour vous tout le réel? Que pensez-vous de cette acceptation du réel, de la joie ? N’est-ce pas une philosophie circonscrite au domaine du « salut » (ou confort) individuel ? Et en tant qu’enseignante, en tant que citoyenne ?

  9. Simone MANON dit :

    Bonjour Frédéric
    J’avoue ne pas comprendre votre obstination à discuter un auteur sur un point qu’il ne pense pas et qu’il revendique n’être pas l’objet de ses intérêts. Pourquoi faudrait-il que vos croyances soient partagées par les autres et qu’elles se réclament d’une vérité que la pensée la plus rigoureuse ne pourra établir ? Vous avez le droit d’être un théologien de la praxis et de l’histoire mais un détour par ce que Rosset appelle une éthique de la cruauté dont les deux principes sont le principe de réalité suffisante et le principe d’incertitude me semble salutaire. Je partage son propos lorsqu’il soutient que « Ce principe d’incertitude, selon qu’il est respecté ou non, peut servir de critère pour départager véritables et faux philosophes : un grand penseur est toujours des plus réservé quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce » (L’école du réel, p 223). Et il rajoute : « l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’il énonce a contrario ».
    La réflexion philosophique est aussi pour moi une école du doute et chaque lecture m’est une occasion de l’approfondir et de m’affermir dans une éthique qui a horreur du fanatisme, de la violence idéologique. « Un discours assuré peut être toujours soupçonné de préluder à quelque croisade » dit encore Rosset, ce qui le conduit paradoxalement à soutenir que la fonction majeure de la philosophie est moins d’apprendre que de désapprendre à penser ».
    N’attendons pas de sa thèse autre chose que cette vertu, ne lui demandons pas de confirmer nos articles de foi, d’autant plus que plus ceux-ci sont solides, moins ils ont besoin de se soutenir d’un assentiment universel, obtenu au besoin par le fer et le feu. Souvenez-vous de la lucidité nietzschéenne qu’exploite Rosset : « Le besoin d’une foi puissante n’est pas la preuve d’une foi puissante, c’est plutôt le contraire. Quand on l’a, on peut se payer le luxe du scepticisme ».
    Il se trouve que je crois à la philosophie comme vectrice d’une authentique liberté intellectuelle et morale, comme rempart contre les diverses illusions qui mettent régulièrement le monde à feu et à sang et comme sagesse du projet humain de construction d’un monde commun.
    Avec mes meillleurs sentiments.

  10. Frédéric dit :

    Je vous remercie de pointer mon obstination et de me qualifier de théologien de la praxis! Même si c’est déplaisant, je vois d’autant mieux la valeur de votre présentation de la pensée de Rosset. Vous savez tirer le meilleur de chaque penseur et renvoyer ce qu’il faut à votre interlocuteur quitte à le prendre à contre pied, pour cela vous êtes une lectrice admirable et une grande enseignante.

    Je crois que vous avez raison de dire que la praxis ne peut être établie comme vérité par la pensée la plus rigoureuse, elle est hors champ.
    Et j’ai sans doute effectivement tendance à accuser l’autre de mon propre défaut, en l’occurence de soupçonner chez Rosset (ou chez vous) une violence idéologique conservatrice masquée par son désintérêt.

    Merci de m’avoir permis de voir cette erreur, ainsi que mon manque de recul.

  11. ThomasSED dit :

    Bonjour Simone Manon,
    Vous me paraissez convaincue de la supériorité de la vie sur la mort, à l’instar de Cioran qui fonde cette supériorité sur l’incompréhension, le mystère de la vie : « Le fait que la vie n’ai aucun sens est une raison de vivre, la seule du reste. ». Je partage cet avis, mais à certaines conditions, ou à tout le moins, j’y puis consentir qu’après certaines clarifications et mises en garde.
    Camus lui-même n’apparaît pas pleinement convaincu de la supériorité de la vie sur la mort : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Le mythe de Sisyphe. Dès lors, toute tentative de réponse, étant donnés les enjeux ici présents, se doit d’être argumentée et ce « vouloir-vivre » que Schopenhauer distingue en chacun de nous, ne me suffit pas à répondre à cette question fondamentale de la philosophie. Oui, nous avons ce « vouloir-vivre » et la plupart d’entre nous préfère vivre plutôt que mourir. Mais pour autant, est-ce dire que la vie est préférable à la mort ? Non. Nous avons plutôt tendance à faire le choix de la vie, mais est-ce le bon choix ?
    J’espère bien me faire comprendre : l’enjeu de ma réflexion ici n’est pas tant de discréditer totalement le suicide ou au contraire, de le juger plus raisonnable que la vie dans son incompréhension. Ma réflexion se situe à dire vrai en aval du choix de la vie, à l’intérieur même de la vie. Ma démarche vise plutôt à voir si une distinction ne peut-elle pas être faite entre, d’une part :

    – une existence « à défaut », justifiée par ce « vouloir-vivre », cette peur de la mort qui font à eux deux que la vie est jugée préférable, en l’absence totale de connaissances et en dépit du mystère le plus complet entourant la vie, et de ce sentiment d’absurdité qui, j’y consens, tient de « cette confrontation de cet irrationnel et de ce désir épris de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme » Camus. Cette existence voit comme vous l’avez dit l’acceptation humble et joyeuse de ce qui est et témoigne d’une gratitude à l’égard du simple fait de vivre sans chercher véritablement à agir sur les modalités de son existence. Il y a dans cette existence une certaine résignation.

    Et d’autre part :

    – une existence ayant su renoncer à ce « désir épris de clarté » sans pour autant rejeter toute exigence de sens, et toute influence sur son destin. Je reviens ici à Sartre qui voit en notre angoisse existentielle le révélateur de notre liberté, ce dévoilement de notre liberté ne pouvant se faire que sur le mode de l’angoisse étant donnée l’infinité des possibles. Je lutte ici contre un certain déterminisme. Cette existence-là prend acte de l’impossibilité d’avoir une idée claire et distincte de ce qu’elle est ; elle prend conscience de l’univers des possibles qui s’offre à elle, et elle se donne concrètement un sens.

    Cette volonté – ce devoir ? – d’impulser le sens à notre vie, je la retrouve chez Jean Pic de la Mirandole dans le passage qui suit de De la dignité de l’homme (1486) : « Il (Dieu le créateur) prit donc l’homme, cette œuvre de type indéfini, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : « Ô Adam, nous ne t’avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que toi-même tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par les lois que nous avons prescrites ; toi, tu n’es limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t’ai placé, que tu détermineras ta nature. Je t’ai installé au milieu du monde […] afin que, maître de toi-même, et ayant pour ainsi dire l’honneur et la charge de façonner et de modeler ton être, tu te composes la forme que tu aurais préférée. » »

    J’ai donc le sentiment qu’il y a une différence assez nette entre ces deux existences possibles, dans le degré d’acceptation de ce que nous sommes amenés à vivre. Et Jean Pic de la Mirandole nous rappelle, à mon sens, que nous n’avons pas le droit d’accepter de ne pas avoir l’initiative puisque nous avons la chance qu’elle nous soit accordée.
    De sorte que oui, la vie serait jugée préférable à la mort, afin de disposer de « l’honneur ET de la charge de façonner et de modeler notre être », et non pas seulement en raison d’un « vouloir-vivre » qui se comprend de soi, « qui n’est ni un résultat de la réflexion, ni même la conséquence d’un choix » selon Schopenhauer.

  12. Simone MANON dit :

    Bonjour Thomas
    Ayant de la peine à voir la pertinence des rapports que vous établissez entre des auteurs dont les problématiques sont hétérogènes, je me sens impuissante à répondre à votre propos et je ne peux que vous mettre en garde contre un usage inconséquent des auteurs. Car vous définissez une alternative étrangère à Camus.
    Qu’il me suffise de préciser quelques points :
    1) Camus tire trois conséquences de l’absurde qui sont « ma révolte, ma liberté et ma passion ». « Conscience et révolte, ces refus sont le contraire du renoncement », écrit-il. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas schopenhauerien et qu’on a affaire à tout sauf à de la résignation.
    2) Camus n’est ni Schopenhauer, ni Rosset. Il refuse le suicide parce qu’il escamote l’absurde en supprimant avec la conscience un terme de la contradiction. Or c’est la contradiction entre la demande de sens et le silence du monde qui fait le sel d’une vie vécue en conscience, passionnément et sans espoir. Autrement dit plus l’existence est absurde, plus elle est paradoxalement à vivre. et c’est la révolte qui donne son prix à la vie
    3)Il est aussi un philosophe de la liberté même si, à l’inverse de Sartre, il ne l’aborde pas en métaphysicien et n’en affirme pas le caractère absolu. C’est que Sartre escamote la possibilité de l’impossible (la mort), pas Camus pour qui l’absurdité de la mort possible est toujours présente à sa conscience. « Il n’y a pas de lendemain. Voici désormais la raison de ma liberté profonde » lit-on dans le chapitre sur la liberté absurde que je vous invite à méditer.
    Bien à vous

  13. ThomasSED dit :

    Oui tout à fait, je n’ai pas voulu insinuer que Camus montrait une certaine résignation face à l’absurde résultant d’une telle confrontation. A dire vrai, ma démarche se situait plutôt dans une critique de Schopenhauer, qui, à mon sens, interdit la justification par la raison du choix de la vie plutôt que celui de la mort. J’aspire au contraire à rendre raisonnable la préférence de la vie à celle de la mort.

    Mais je ne suis qu’un philosophe en devenir, j’ai 22 ans et j’aspire à lire les oeuvres de ces auteurs d’ici peu, plutôt que de me limiter à quelques passages.

    Pensez vous que ma pensée a des traits communs au stoïcisme ? J’ai lu que les stoïciens recommandent de profiter de la vie comme elle est, ni pas assez, ni trop ; qu’il n’y a aucune passivité dans le stoïcisme en tant que, s’il est vrai qu’il faut se soumettre au destin, cette soumission est elle-même un acte volontaire, qui en inclut beaucoup d’autres, comme le fait d’accepter d’y jouer notre rôle, du mieux que nous pouvons. Est ce qu’il y a dans le stoïcisme la volonté de donner nous-mêmes le sens à notre vie, et d’en accepter les conséquences ?

    Cordialement

  14. Simone MANON dit :

    Je ne saurais trop vous encourager à lire les auteurs. C’est la seule façon de s’approprier correctement leur pensée en découvrant leur cohérence interne, leur profondeur, leur force. Comme les oeuvres d’art, chaque philosophie ouvre un monde plus ou moins riche selon la puissance des penseurs mais toujours fécond pour apprendre soi-même à penser.
    Je ne peux pas répondre à votre question car il serait présomptueux de ma part de savoir ce que vous pensez.
    Pour ce qui est du stoïcisme, il faut commencer par lire le Manuel et les Entretiens d’Epictète et les Pensées de Marc Aurèle.
    La présentation de Pierre Hadot: la Citadelle intérieure est remarquable de clarté.
    Voyez sur ce blog l’article sur la sagesse stoïcienne ainsi que la figure du sage par Pierre Hadot. Quelques indications peuvent vous être utiles dans la dernière partie de l’article: Nous ne tenons pas au temps présent. Utilisez l’index pour les trouver facilement.
    Avec mes meilleurs sentiments.

  15. Ellettres dit :

    La conclusion d’Hanna Arendt selon laquelle la pensée balaye les anciens credo et ne donne lieu à aucun nouveau credo, me fait penser à une intervention de Michel Onfray dans son université populaire (diffusée sur France Culture cet été, je ne sais plus quel jour). En réponse à une dame du public qui lui demandait s’il avait des doutes, il disait qu’il faisait de la philosophie pour parvenir à apporter des réponses claires à ses questionnements. Cela revient-il à contrevenir au principe socratique, « je sais que je ne sais pas », selon vous ? Est-il légitime de chercher des réponses en philosophant ? Je précise que Michel Onfray ne prétendait pas détenir la vérité absolue puisqu’il admettait se tromper et se remettre en cause.
    Merci pour votre blog. J’ai toujours aimé la philosophie mais jamais suivi de cours (sauf en terminales mais c’était bien lacunaire). J’ai décidé de m’y former en lisant un à un vos chapitres depuis le début.
    Cordialement,
    Ellettres

  16. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il faut beaucoup savoir pour savoir qu’on ne sait pas. La formule socratique n’est donc pas la définition de l’ignorance ou d’une activité pensante stérile voire nihiliste. Dès lors qu’on affronte une question, on est en situation de progresser dans la compréhension d’une ambiguïté, non point pour s’y complaire et errer à l’infini dans le problématique mais pour parvenir à voir plus clair. Ce qui suppose de balayer certains credo mais d’en assurer d’autres par un ordre de raisons.
    Les réponses auxquelles on parvient n’ont pas la certitude des énoncés dogmatiques mais la conscience de leurs limites, des objections qu’on peut leur faire ne sont pas un moindre savoir que les savoirs les plus assurés.
    S’il n’y avait pas plus de lumière à la clé la philosophie ne vaudrait pas une heure de peine. Cela signifierait qu’on confond l’esprit critique avec l’esprit de critique. Reste que cette affirmation repose sur un pari de la raison, dont il faut bien avoir conscience que c’est un pari. Il suppose ce que Socrate illustrait face aux sophistes, à savoir une révélation de la raison à elle-même. Notre époque se caractérise par un refus de ce parti pris, voilà pourquoi il n’y a pas une idée folle qui n’est pas soutenue par un intellectuel se revendiquant philosophe, de préférence médiatisé.
    https://www.philolog.fr/socrate-ou-lexperience-philosophique-patocka/
    https://www.philolog.fr/la-guerre-des-dieux-ou-lunite-et-la-paix-par-le-logos-max-weber-et-benoit-xvi/
    Bien à vous.

  17. Ellettres dit :

    Merci de votre réponse. Il me semble sain, en effet, de vouloir trouver des réponses, sans que celles-ci aient la consistance du credo aveugle. Sinon l’activité intellectuelle ne servirait à rien. C’est le moteur qui m’incite à continuer à apprendre pour former mon raisonnement, bien qu’ayant dépassé le temps des études. En tant que « collègue » (je suis enseignante en histoire-géo), c’est d’ailleurs le sel de notre métier commun.
    Cordialement.

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