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Pensée et nihilisme.Hannah Arendt.

 

 

      Il faut toujours revenir à Socrate [1] pour comprendre ce que penser veut dire [2]. Cette activité est si peu familière aux hommes et source de tant de malentendus ! A partir du moment où vous mettez en question les représentations convenues, vous avez nécessairement des jugements opposés à ceux que vous soumettez à l’examen ! Bref si vous ne me dîtes pas oui, vous êtes nécessairement l’homme d’un autre oui. Sous le faux soleil des adhésions massives, il est impossible de comprendre que le penseur est l’homme des perplexités et pourtant, aussi dangereuse soit-elle pour la bien-pensance et l’autosatisfaction intellectuelle et morale, la réflexion ne rime pas nécessairement avec le nihilisme.

   Le thème revient souvent sous la plume de Hannah Arendt : « Il n’existe pas de pensées dangereuses : c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme ». Ainsi si le travail de la pensée, critique par méthode, est l’ennemi du dogmatisme, il ne s’ensuit pas qu’il soit condamné au scepticisme et pire au nihilisme. Mais à coup sûr, il se reconnaît à sa modestie et celle-ci peut, sans doute, s’énoncer en ces termes : « Peut-être les hommes, bien qu’ils aient une notion, une idée de la vérité afin de réguler leurs processus mentaux, ne sont-ils pas capables, en tant qu’êtres finis, de la vérité. (La formule socratique : « aucun homme ne sait »). H. Arendt. Juger, sur la philosophie politique de Kant, Points, Essais, p. 58.59.

 

    «  Socrate, dont on dit communément qu’il croyait que la vertu pouvait s’enseigner, semble avoir estimé que le fait de parler de la piété, de la justice, du courage, etc., et d’y penser était susceptible de rendre les hommes plus pieux, plus justes, plus courageux, même si on ne leur donnait pas de définitions ou de « valeurs » pour diriger leur conduite future. Ce que Socrate croyait réellement en la matière, on peut en trouver la meilleure illustration dans les comparaisons qu’on lui applique. Il se disait taon et sage-femme, et selon Platon, quelqu’un avait dit qu’il était une «torpille », ce poisson qui plonge dans la torpeur aussitôt qu’on y touche, comparaison qu’il jugeait adaptée à la condition qu’on comprenne bien que « c’est une torpeur propre à la torpille elle-même qui la met en état de provoquer de la torpeur chez les autres aussi […}, ce n’est pas parce que je suis personnellement exempt de doutes que je suis en état de provoquer des doutes chez les autres, mais ce sont essentiellement les doutes dont je suis plein qui me mettent en état de faire naître des doutes chez les autres aussi […] Ménon, 80. ». Ce qui, évidemment, résume très clairement la seule façon dont on peut enseigner à penser — sauf que Socrate, comme il le répète, n’enseignait rien pour la simple raison qu’il n’avait rien à enseigner; il était « stérile » telles les sages-femmes grecques, qui avaient passé l’âge d’engendrer. (Puisqu’il n’avait rien à enseigner, nulle vérité à diffuser, on l’a accusé de ne jamais révéler sa vision (gnomè) — comme on le sait d’après Xénophon, qui l’a défendu contre cette accusation. Mémorables, 4.615,4.4.9.) Il semble qu’à la différence des philosophes professionnels, il ait ressenti le besoin de vérifier auprès de ses concitoyens s’ils partageaient ses perplexités — et ce besoin est tout différent de l’inclination à trouver des solutions aux énigmes et à les démontrer ensuite aux autres.

   Regardons brièvement ce qu’il en est des trois comparaisons. Premièrement, Socrate est un taon : il sait comment éveiller les citoyens qui, sans lui, « dormiraient tranquilles pendant le restant de leur vie», à moins que quelqu’un d’autre ne vienne les réveiller. A quoi les éveille-t-il? A penser, à examiner des questions, activité sans laquelle la vie, selon lui, non seulement ne vaudrait pas la peine, mais ne serait pas pleinement vécue.

   Deuxièmement, Socrate est une sage-femme : l’implication ici est triple – la « stérilité » que j’ai mentionnée, l’expertise de délivrer les autres de leurs pensées, c’est-à-dire des implications de leurs opinions, et la fonction des sages-femmes grecques de décider si un enfant était apte à vivre ou, dans le langage de Socrate, était un simple « œuf plein de vent », dont il fallait débarrasser le porteur. Dans le contexte qui est le nôtre, seules les deux dernières implications comptent. Car si on regarde les dialogues socratiques, personne parmi les interlocuteurs de Socrate n’a jamais exprimé une pensée qui ne soit pas un œuf plein de vent. Il faisait plutôt ce que Platon, qui pensait certainement à Socrate, disait des sophistes : il purgeait les gens de leurs « opinions », c’est-à-dire des préjugés non examinés qui empêchent de penser car ils suggèrent que nous savons quelque chose alors que non seulement nous ne savons pas, mais ne pouvons pas savoir ; en les aidant, comme le remarque Platon, à se débarrasser de ce qui était mauvais en eux, à savoir leurs opinions, il ne les rendait pas bons pour autant, ne leur donnait pas de vérité, ( Le Sophiste, 248).

   Troisièmement, sachant que nous ne savons rien et cependant ne voulant pas en rester là, Socrate reste inébranlable sur ses perplexités et, telle la torpille, paralyse ceux avec qui il entre en contact. Au premier abord la torpille semble à l’opposé du taon; elle paralyse alors que le taon réveille. Pourtant, ce qui peut de l’extérieur sembler de la paralysie et le cours ordinaire des affaires humaines se fait sentir quand on est au plus haut point vivant. Malgré la rareté des preuves documentées de l’expérience de pensée, il existe un grand nombre de cas de penseurs au fil des siècles ayant ressenti cet effet. Socrate lui-même, qui avait parfaitement conscience du fait que la pensée a trait aux invisibles, est elle-même invisible et ne se manifeste pas à l’extérieur comme les autres activités, semble avoir utilisé la métaphore du vent à son propos : « Les vents eux-mêmes sont invisibles, et pourtant ce qu’ils font est manifeste pour nous et nous ressentons leur approche, (Xénophon, Mémorables, 4.3.14.) » (Incidemment, Heidegger utilise la même métaphore, quand il parle de «l’ouragan de la pensée ».)

   Dans le contexte où, toujours soucieux de défendre le maître contre des accusations vulgaires sous-tendues par des arguments vulgaires, Xénophon mentionne cette métaphore, elle n’a pas grand sens. Pourtant, il indique quand même que les manifestations du vent invisible de la pensée sont celles des concepts, des vertus et des « valeurs » dont traite Socrate dans ses examens. Le problème — et c’est la raison pour laquelle le même homme peut être compris et se comprend lui-même à la fois comme un taon et comme une torpille — est que ce même vent, quand il est éveillé, a la particularité de chasser ses propres manifestations antérieures. Il est dans sa nature de défaire, de dégeler ce que le langage, médium de la pensée, a gelé dans la pensée — à savoir des mots (concepts, phrases, définitions, doctrines) dont Platon dénonce si magnifiquement  la « faiblesse» et l’inflexibilité dans la Septième Lettre. Cette particularité a pour conséquence que la pensée a inévitablement un effet destructeur sur tous les critères, les mesures établies du bien et du mal, bref sur les us et coutumes et les règles de conduite dont nous traitons en morale et en éthique. Ces pensées gelées, semble dire Socrate, vont tellement de soi que vous pouvez vous en servir en dormant; mais si le vent de la pensée, que j’éveille maintenant en vous, vous a réveillés de votre sommeil et vous a rendus pleinement conscients et vivants, alors vous verrez que vous n’avez rien d’autre en main que des perplexités, et le mieux que nous puissions faire est de les partager les uns avec les autres.

   Par conséquent, la paralysie de la pensée est double : elle est inhérente au fait de s’arrêter pour penser, à l’interruption de toutes les autres activités, et elle peut avoir un effet paralysant quand vous en sortez et que vous n’êtes plus sûrs de ce qui vous semblait indubitable, alors que vous étiez sans y penser engagés dans ce que vous faisiez. Si votre action consistait à appliquer des règles générales de conduite à des cas particuliers tels qu’ils se produisent dans la vie ordinaire, alors vous vous retrouverez paralysés parce qu’aucune de ces règles ne résistera au vent de la pensée. Pour recourir une fois de plus à l’exemple de la pensée gelée inhérente au mot « maison», une fois qu’on a pensé au sens qu’il implique — demeurer, avoir un foyer, être logé — vous n’accepterez sans doute plus pour votre foyer ce que la mode de l’époque peut prescrire; mais cela ne garantit en aucune manière que vous serez capables de parvenir à une solution acceptable pour vos problèmes de logement. Vous pouvez être paralysés.

   Cela conduit au dernier et peut-être même plus grand danger de cette entreprise dangereuse et qui ne donne pas de résultats. Dans le cercle entourant Socrate, il y avait des hommes comme Alcibiade et Critias — et, mon Dieu ! ce n’étaient nullement les pires parmi les prétendus disciples de Socrate — qui se sont avérés représenter une réelle menace pour la polis ; non pas parce qu’ils étaient paralysés par la torpille, mais au contraire parce qu’ils avaient été éveillés par le taon. Ils avaient été éveillés à la licence et au cynisme. Ils n’étaient pas satisfaits d’avoir appris comment penser sans qu’on leur ait enseigné de doctrine, et ils ont transformé les non-résultats de l’examen de pensée socratique en résultats négatifs : si on ne peut définir la piété, soyons impies — ce qui est le contraire de ce que Socrate avait espéré réaliser en parlant de la piété.

   La quête de sens, qui sans cesse dissout et examine à nouveaux frais toutes les doctrines et les règles admises peut à tout moment se retourner contre elle-même, produire un renversement des anciennes valeurs et déclarer que ce sont des « valeurs nouvelles ». Dans une certaine mesure, c’est ce qu’a fait Nietzsche quand il a renversé le platonisme, oubliant qu’un Platon inversé est encore un Platon, ou ce que Marx a fait quand il a retourné Hegel, produisant ainsi un système de l’histoire strictement hégélien. De tels résultats négatifs de la pensée seront ensuite utilisés comme en dormant, dans la même routine dépourvue de pensée, que les anciennes valeurs; au moment de les appliquer à la sphère des affaires humaines, tout se passe comme si elles n’étaient jamais passées par le processus de pensée. Ce que nous appelons communément le nihilisme — ce que nous sommes tentés de dater historiquement, de décrier politiquement et d’attribuer à des penseurs qui ont prétendu oser penser des «pensées dangereuses » — est en fait un danger inhérent à l’activité de pensée elle-même. Il n’existe pas de pensées dangereuses : c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme; son credo consiste en négations de valeurs actuelles et prétendument positives auxquelles il reste lié. Tous les examens critiques doivent passer par un stade de négation, au moins hypothétique, des opinions et des «valeurs» admises pour découvrir leurs implications et leurs présupposés tacites; et en ce sens, le nihilisme peut être considéré comme un danger de la pensée qui est toujours présent. Mais ce péril ne résulte pas de la conviction socratique selon laquelle une vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue; il vient au contraire du désir d’obtenir des résultats qui feraient qu’ensuite, il ne serait plus nécessaire de penser. Penser est tout aussi dangereux pour tous les credo et, en soi, ne donne lieu à aucun nouveau credo.»

     Hannah Arendt. Pensée et considérations morales, 1971, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 198 à 203. Traduction de Jean-Luc Fidel.