Nous appartenons à une culture ayant fait du précepte religieux : « Aime ton prochain comme toi-même » un principe si familier qu'on ne pense même plus à en interroger la signification. Or un devoir d'aimer n'est-il pas un non-sens et « si le moi est haïssable (comme le prétend Pascal), ne faut-il pas dire avec le malicieux Valéry, qu'aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie ?» (Tel Quel, Pléiade II, p. 489).
Pascal s'étonnait, en effet, de la complaisance des religions à l'égard de l'amour de soi : « Aucune religion n'a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remèdes » Pensées, B492. Or : « Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment, il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables, et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle ; nous naissons donc injustes, car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre ; il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l'homme. La volonté est donc dépravée ». Pensées, B477.
Alors il me semble opportun de réfléchir sur le sens de cet impératif et de suivre quelques auteurs dans l'interprétation qu'ils en ont donnée.
Evangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu (Mt 22, 34-40)
22
34 Les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens, se réunirent, 35 et l'un d'entre eux, un docteur de la Loi, posa une question à Jésus pour le mettre à l'épreuve : 36 « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? »
37 Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit ».
38 Voilà le grand, le premier commandement.
39 Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 40 Tout ce qu'il y a dans l'Écriture - dans la Loi et les Prophètes - dépend de ces deux commandements. »
NB: Dans la tradition théologique, on donne comme commentaire de ce précepte la Règle d'or. Cette Règle d'or se retrouve dans toutes les grandes cultures. Elle semble bien universelle. Sa formulation est la suivante : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'il te fasse.
Cette règle atteste le principe de similitude entre autrui et moi. L'autre est un autre moi-même. Sous le regard de Dieu, ou sous le regard de la raison nous sommes semblables et, chacun pouvant se mettre à la place de l'autre, ne doit rien vouloir pour lui qu'il ne veuille pour l'autre et réciproquement. Toi aussi tu as droit aux mêmes égards que moi.
Evangile de Jésus-Christ selon St Luc (6, 27-31)
6
27 « Mais je vous le dis à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament.
29 A qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre ; à qui t'enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique.
30 A quiconque te demande, donne, et à qui t'enlève ton bien, ne le réclame pas.
31 Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le pour eux pareillement. »
I) Kant : L'impératif biblique prescrit un devoir de bienveillance et invite au dépassement de l'idéal de la vertu dans celui de la sainteté.
« Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même. [...] il existe, comme commandement, le respect pour une loi qui commande l'amour et n'abandonne pas à un choix arbitraire le soin de nous en faire un principe. Mais l'amour de Dieu est impossible comme penchant (comme amour pathologique), car Dieu n'est pas un objet des sens. L'amour envers les hommes est possible, à vrai dire, mais il ne peut être commandé, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un simplement par ordre. C'est donc simplement l'amour pratique qui est compris dans ce noyau de toutes les lois. Aimer Dieu signifie dans cette acception exécuter volontiers ses commandements ; aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fait une règle ne peut pas non plus commander d'avoir cette intention dans les actions conformes au devoir, mais simplement d'y tendre. Car le commandement que l'on doit faire quelque chose volontiers est en soi contradictoire parce que si nous savons déjà par nous-mêmes ce que nous sommes obligés de faire, si nous avions en outre conscience de le faire volontiers, un commandement à cet égard serait tout à fait inutile, et si nous le faisons, non pas de notre plein gré, mais seulement par respect pour la loi, un commandement, qui fait justement de ce respect le mobile de la maxime, agirait précisément d'une façon contraire à l'intention ordonnée. Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte moral de l'Evangile, l'intention morale dans toute sa perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini. Si une créature raisonnable pouvait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait volontiers toutes les lois morales, cela signifierait qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la possibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la victoire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au sujet et nécessite par conséquent une coercition sur soi-même, c'est-à-dire une contrainte interne pour ce qu'on ne fait pas tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais parvenir à ce degré d'intention morale. Comme, en effet, elle est une créature, partant, toujours dépendante par rapport à ce qu'elle réclame pour être complètement contente de son état, elle ne peut jamais être tout à fait libre de ses penchants. Or, les penchants et les désirs, qui reposent sur des causes physiques, ne s'accordent pas d'eux-mêmes avec la loi morale qui a de tout autres sources ; par conséquent ils rendent toujours nécessaire, relativement à eux-mêmes, de fonder l'intention de ses maximes sur la contrainte morale, non sur un attachement empressé, mais sur le respect que réclame l'obéissance à la loi, quoique ce respect se produise malgré nous, non sur l'amour qui ne craint aucun refus intérieur de la volonté à l'égard de la loi. Mais il faut cependant faire de ce dernier, c'est-à-dire du simple amour de la loi (qui cesserait alors d'être un ordre, et la moralité, élevée subjectivement à la sainteté, d'être vertu) le but constant, bien qu'inaccessible, de ses efforts. En effet, dans ce que nous estimons hautement, mais que toutefois (à cause de la conscience de notre faiblesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change en inclination et le respect en amour : ce serait au moins la perfection d'une intention consacrée à la loi, s'il était jamais possible à une créature de l'atteindre ».
Kant. Critique de la raison pratique. PUF, p. 87.88.
Idées générales.
1) Distinction : amour pathologique, amour pratique.
Dans la terminologie kantienne le pathologique n'est pas synonyme de morbide mais renvoie à ce qui a sa source dans la sensibilité et en tant que tel relève du passif en l'homme. De fait l'amour, au sens du sentiment d'affection, d'émoi érotique ou d'amitié, éprouvé pour un être, ne relève pas de la volonté. Il est suscité en nous par quelque chose qui agit sur nous. Il s'ensuit qu'on ne décide pas d'aimer et que cet état de la sensibilité ne peut pas être commandé. « L'amour est une affaire de sentiment et non de volonté, et je ne peux pas aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois (être mis dans la nécessité d'aimer). Il s'ensuit qu'un devoir d'aimer est un non-sens » écrit Kant. Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu.1796. Vrin, p. 73.
L'impératif biblique ne nous demande donc pas d'éprouver un sentiment d'amour à l'égard de notre prochain. Chacun sait bien qu'il n'est pas possible de ressentir de l'affection pour son ennemi et pourtant il faut l'aimer c'est-à-dire être bienveillant à son égard et remplir tous nos devoirs envers lui. Ce n'est pas à une charité d'affection que le précepte nous convie mais à une charité d'action. Faire du bien aux autres, rendre le bien pour le mal, voilà ce qui peut être commandé car un tel amour n'a pas sa source dans la sensibilité mais dans l'instance qui commande à la volonté. Voilà pourquoi Kant l'appelle un amour pratique. Le pratique est, chez lui, ce qui est possible par liberté, ce qui implique l'arrachement de l'homme aux inclinations naturelles pour soumettre sa conduite à une autre loi que celle de sa sensibilité. Alors que l'offenseur suscite un affect de haine en moi, je dois me rendre indépendant de cette inclination pour agir selon la loi prescrite par le commandement divin ou ma raison.
« Lorsque l'on dit : tu aimeras ton prochain comme toi-même, cela ne signifie pas : tu dois l'aimer immédiatement (c'est-à-dire d'abord) et grâce à cet amour (donc ensuite) lui faire du bien, mais : fais du bien à ton prochain et cette bienveillance éveillera en toi l'amour des hommes (comme habitude du penchant à la bienfaisance en général). Kant. Doctrine de la vertu. Vrin, p. 74.
2) Un devoir d'aimer le prochain comme soi-même en appelle à la réconciliation du penchant et du devoir ou à l'idéal de la sainteté.
On tend naturellement à son propre bien de telle sorte qu'aimer l'autre comme l'on s'aime soi-même reviendrait à accomplir le devoir de bienveillance aussi volontiers, aussi naturellement, que l'on prend soin de soi. Ce qui évidemment n'est pas notre inclination naturelle car si c'était le cas, il n'y aurait pas besoin d'en faire une obligation. Le précepte nous invite donc à une subversion de notre penchant naturel pour qu'il soit en accord avec l'exigence morale. Cette subversion de la nature est ce qui nous paraît définir la sainteté. Elle nous semble être le propre de celui qui fait naturellement ce que le vertueux fait par devoir. Dans la sainteté l'inclination naturelle et l'exigence morale ne s'opposent plus. Kant considère qu'elle définit un idéal dont l'homme peut essayer de se rapprocher mais qu'il n'est pas en son pouvoir d'atteindre. Elle signifierait qu'il n'est plus un homme, qu'il a la perfection d'un dieu. Il s'ensuit que seule la vertu est à la portée de l'humaine condition mais la sainteté peut constituer un horizon proprement sublime de l'effort moral.
« Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte moral de l'Evangile, l'intention morale dans toute sa perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini ».
II) Adam Smith : La grande loi de la nature exige de retourner le précepte biblique en prescrivant de nous aimer nous-mêmes seulement comme nous aimons notre prochain.
Cf.Cours.
Adam Smith montre que bien que mus par l'amour de soi, les hommes ne sont pas des êtres isolés, indifférents les uns aux autres. Au contraire, ils sont en relation de sympathie les uns avec les autres. La sympathie n'est pas la bienveillance, c'est une affinité avec les passions des autres.
Tout l'intérêt de l'analyse du théoricien des sentiments moraux est de partir de l'expérience intersubjective pour décrire la genèse du sens moral. Nul besoin pour cet empiriste de recourir au présupposé idéaliste d'un sujet transcendantal pour fonder le jugement moral si familier aux hommes. Celui-ci naît de leur aptitude à communiquer affectivement les uns avec les autres, du plaisir qu'ils prennent à la sympathie réciproque et des efforts que la recherche de ce plaisir exige d'eux. En effet, nous sommes ainsi faits que tous les comportements humains ne nous sont pas sympathiques. « La voix plaintive de la misère, quand nous l'entendons de loin, ne nous permet pas d'être indifférents à la personne qui la fait entendre. Aussitôt que cette voix frappe notre oreille, elle nous intéresse à la fortune de cette personne et, si elle continue, nous force presque involontairement à voler à son secours. De la même manière, voir un visage souriant élève même un homme pensif à cette humeur gaie et légère qui le dispose à partager et à sympathiser avec la joie que ce visage exprime. Il sent que son cœur, jusque-là rétréci et déprimé par l'angoisse et le souci, est instantanément élargi et transporté. Mais il en va tout autrement pour les expressions de haine et de ressentiment. La voix de la colère, rauque, furieuse, discordante, quand nous l'entendons de loin, nous inspire de la crainte ou de l'aversion. Nous ne volons pas dans sa direction comme nous le ferions pour un cri de douleur ou de souffrance [...] Il en est de même pour la haine. Les pures expressions de malveillance n'inspirent de malveillance contre personne d'autre que celui qui les manifeste. Ces passions sont toutes deux par nature les objets de notre aversion ». Théorie des sentiments moraux. PUF, p. 71.
Il s'ensuit que pour être sympathiques les uns aux autres et obtenir leur approbation, ce qui est au principe du jugement moral, les hommes doivent contrôler leurs passions. En diminuer l'intensité, les maîtriser pour que l'autre puisse sympathiser avec elles du côté de celui qui les éprouve, faire preuve d'empathie, entrer dans les affects des autres par l'activité de l'imagination, du côté du spectateur. Adam Smith fonde sur ces deux efforts les grandes vertus humaines.
La maîtrise de soi, le courage, l'abnégation, la grandeur d'âme naissent des efforts du patient ; la charité, la générosité, la bienfaisance résultent des efforts du spectateur.
La convenance morale est au point de contact de ces deux efforts. C'est donc parce que les hommes vivent dans le regard les uns des autres et parce qu'ils sont infiniment intéressés à la sympathie réciproque qu'ils donnent à leur conduite une allure morale. Peu importe que l'autre ne soit pas présent en chair et en os, il est présent sous la forme de la conscience morale qui est, en chacun, la place de ce que Smith appelle le spectateur impartial.
De là résulte que je dois m'aimer seulement comme j'aime les autres et ne rien me permettre de ce que je trouve inconvenant chez eux.
« Sur ces deux efforts différents, celui du spectateur pour entrer dans les sentiments de la personne principalement concernée, celui de cette personne pour atténuer son émotion jusqu'à ce que le spectateur puisse l'accompagner, sont fondés deux ensembles de différentes vertus. Les vertus douces, tendres et aimables, les vertus sincères de condescendance, d'humanité indulgente, ont leur origine dans le premier ; les grandes vertus redoutables et respectables, les vertus d'abnégation, de maîtrise de soi, de l'empire sur nos passions qui soumet tous les mouvements de notre nature à ce que notre dignité, notre honneur et la convenance de notre conduite exigent ont leur origine dans le second.
Combien apparaît aimable celui dont le cœur sympathique semble faire écho à tous les sentiments de ceux avec qui il converse, celui qui s'afflige pour leurs peines, éprouve du ressentiment pour les préjudices qui leur sont causés, se réjouit de leur bonne fortune ! Quand nous ramenons en nous la situation de ses compagnons, nous entrons dans leur gratitude et sentons quelle consolation ils doivent dériver de la tendre sympathie d'un ami si affectionné. Et, pour la raison contraire, combien semble déplaisant celui dont le cœur endurci et obtus n'est capable de s'apitoyer que sur lui-même, totalement insensible au bonheur ou au malheur des autres! Dans ce cas aussi nous entrons dans la douleur que sa présence ne peut manquer de causer à tous les mortels qui conversent avec lui et, particulièrement, à ceux qui sont les plus susceptibles de notre sympathie, les malheureux et les blessés. D'un autre côté, quelle noble convenance et quelle grâce ne sentons-nous pas dans la conduite de ceux qui, pour ce qui les concerne, gardent cette concentration et cette maîtrise de soi qui constituent la dignité de toute passion et qui l'atténuent suffisamment pour que les autres puissent y entrer. Nous sommes dégoûtés par ces douleurs bruyantes qui, sans aucune délicatesse, sollicitent notre compassion avec des gémissements, des larmes et d'inopportunes plaintes. Mais que de respect avons-nous pour ce chagrin réservé, silencieux et noble qui ne se laisse voir que dans le gonflement des yeux, dans le tremblement des lèvres et des joues, et dans la froideur distante mais touchante de tout son comportement. II nous impose le même silence son égard. Nous le considérons avec une attention pleine de respect et nous sommes soucieux de surveiller notre propre comportement, de peur d'une inconvenance qui pourrait perturber cette tranquillité délibérée qui exige un si grand effort pour se maintenir.
De la même manière, l'insolence et la brutalité de la colère, lorsqu'on s'abandonne à son mouvement furieux sans aucune retenue ni contrôle, est de tous objets le plus détestable. Mais nous admirons ce noble et généreux ressentiment qui gouverne la volonté de châtier les préjudices les plus grands, non pas animé par la rage que ces préjudices sont susceptibles d'exciter chez celui qui souffre, mais par l'indignation qu'ils appellent naturellement de la part du spectateur impartial ; un ressentiment qui ne s'autorise aucune parole, aucun geste au-delà de ce que le sentiment le plus équitable recommanderait ; qui jamais, même en pensée, ne tente de se venger ni ne désire infliger un châtiment au-delà de ce que toute personne indifférente pourrait se réjouir de voir infliger.
De là suit que nous apitoyer beaucoup sur les autres et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine ; et cela seul peut produire parmi les hommes cette harmonie des sentiments et des passions en quoi consistent toute leur grâce et toute leur convenance. Tout comme aimer notre prochain comme nous-mêmes est la grande loi du Christianisme, ainsi est-ce le grand précepte de la nature que nous aimer nous-mêmes seulement comme nous aimons notre prochain ou, ce qui revient au même, comme notre prochain est capable de nous aimer »
Adam Smith. Théorie des sentiments moraux. PUF, 1999, p. 48. 49. 50.
III) Levinas : « Tu aimeras ton prochain : c'est toi-même, c'est cet amour du prochain qui est toi-même ».
Cf. Levinas : L'éthique de la responsabilité. Voyez d'abord ce cours sur Lévinas avant de lire ce texte.
« L'asymétrie éthique se fonde sur l'idée que mon inquiétude pour l'autre ne dépend en aucune façon de son éventuel souci pour moi. Si elle devait en être tributaire, elle risquerait de ne jamais m'habiter, de ne jamais prendre corps dans mes faits et dans mes gestes, puisque chacun resterait dans l'expectative, en attente du mouvement de l'autre à son égard. Selon Levinas en effet, l'autre me concerne même s'il m'ignore, me regarde avec indifférence ou passe, affairé, sans me voir. L'éthique m'impose de quitter le terrain, violent et inéluctablement décevant, de la lutte pour la reconnaissance, de la rivalité et de la revanche. Le dénuement inscrit sur le visage d'autrui, fût-ce de celui qui n'hésite pas à me sacrifier à la cause de ses intérêts, m'assigne d'emblée responsable, m'obsède et me met en question même s'il refuse obstinément de me reconnaître. Mais, dira-t-on, une si grande sévérité, une si profonde inégalité ne sont-elles pas décidément exagérées et injustes? Certains le pensent, en tout cas, et parmi eux des lecteurs de la Bible tirent argument du verset : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » [Lévitique, 19.18], en faveur de la réciprocité et, à tout le moins, d'une plus grande mesure dans l'exigence éthique. Si ce prochain ne m'aime pas, me fait mal, ne suis-je pas quitte avec lui? Ne dois-je pas songer à moi aussi? Ne m'est-il pas prescrit de m'aimer également? Levinas connaît, bien sûr, ces objections, pourtant il maintient sa thèse de l'asymétrie éthique, seule capable selon lui de faire entrer un peu d'humanité dans un monde en proie aux plus déchirantes haines. Comme s'il fallait savoir faire brèche dans la rivalité mimétique qui emprisonne si souvent les hommes en n'hésitant pas à consentir à la bonté en premier, sans garantie quant à la réaction d'autrui susceptible en effet de confondre cette bonté avec une faiblesse et d'en profiter. Mais si ce risque arrête celui qui ne soustrait pas l'éthique à un calcul d'intérêts, il reste sans pertinence pour une philosophie dont l'originalité consiste précisément à montrer comment l'éthique prend sens dans le désintéressement ou encore comment elle ratifie une vocation de sainteté.
Dans cette perspective, Levinas propose donc une autre interprétation du précepte d'aimer son prochain comme soi-même, Ce commandement ne présuppose pas, soutient-il, de s'aimer au préalable soi-même, ni de mesurer l'amour concédé à autrui à l'avarice des cœurs soucieux d'abord de leur bien-être. Il suggère alors la lecture suivante : « Tu aimeras ton prochain c'est toi-même », « c'est cet amour du prochain qui est toi-même ». Ce qui signifie que le moi prend dimension d'humanité dans et par cet amour de l'autre, dût-il demeuré privé de réciprocité, dût-il me faire mal. Un tel amour ne se fonde pas sur un élan de cœur et son désintéressement n'attend pas de remerciement, il répond à un impératif. Levinas justifie son interprétation en arguant que, pour un lecteur juif, un verset ne résonne de tout son sens que dans son contexte, c'est-à-dire en référence à l'ensemble du Livre, et non simplement aux deux ou trois lignes qui le précèdent ou le suivent. Or, « la Bible c'est la priorité de l'autre par rapport à moi. C'est dans autrui que je vois toujours la veuve et l'orphelin. Toujours autrui passe avant moi. C'est ce que j'ai appelé, en langage grec, la dissymétrie de la relation interpersonnelle » [De Dieu qui vient à l'idée, Vrin, 1982. p. 145].
Cette dissymétrie ou cette inégalité entre le moi et l'autre s'exprime par la certitude que j'ai toujours une responsabilité supplémentaire à son égard, même aux jours si fréquents où il se détourne de moi ou me violente. Ce qui, au regard d'une « saine » philosophie, paraît bien discutable, voire gratuit, et en tout cas contraire à la nature des choses. Levinas l'admet volontiers, mais il répond que l'éthique n'épouse pas la pente des mouvements naturels puisqu'elle les prend justement à rebours. La nature incite tout vivant à s'accorder priorité, spontanément chacun tend donc à préserver son être et à le défendre de l'agressivité d'autrui. Elle conseille souvent de se pousser aux premières places sans laisser passer le faible, de rendre à autrui le mal qu'il fait et de commettre l'injustice plutôt que de la subir. L'égoïsme, avant de constituer un défaut moral, prendrait ainsi racine dans la réalité ontologique. Dès lors, selon Levinas, il ne convient pas de fonder l'éthique sur l'ontologie. Il cherche donc à la penser comme soumise aux prescriptions d'un Bien non contaminé par le souci d'être, d'un Bien au-delà de l'être qu'il nomme aussi l'Infini ou le Dieu invisible. Ce Bien engage l'homme dans la responsabilité pour autrui « selon le schéma singulier que dessine une créature répondant au fiat de la Genèse, entendant la parole avant d'avoir été monde et au monde » [De Dieu qui vient à l'idée, Vrin, 1982. p. 250], c'est-à-dire avant d'être. Comme si cette affection immémoriale par la Parole fondatrice de toute réalité s'éprouvait encore à chaque fois qu'un homme répond d'autrui avant de s'empresser de prendre pied dans l'être.
L'asymétrie éthique n'a de sens que dans cette perspective. Néanmoins, Levinas concède qu'elle ne garantit pas pour autant la santé psychique et qu'elle interdit de choisir pour idéal le fait de se trouver, comme on dit, « bien dans sa peau ». II n'hésite pas à évoquer l'extrême souci de l'autre qui habite le psychisme de l'homme responsable comme un « grain de folie » et comme « une écharde dans la chair de la raison » [Autrement qu'être, La Haye, Nijhoff, p. 105), ou encore comme une « obsession » qui prive de toute quiétude ».
Catherine Chalier. Levinas, L'utopie de l'humain, Albin Michel, p. 100.101.102. 103.
IV) Freud : L'absurdité d'un tel précepte.
« Parmi les exigences idéales de la société civilisée, il en est une qui peut, ici, nous mettre sur la voie. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous dit-elle. Célèbre dans le monde entier, cette maxime est plus vieille à coup sûr que le christianisme, qui s'en est pourtant emparé comme du décret dont il avait lieu de s'estimer le plus fier. Mais elle n'est certainement pas très ancienne. A des époques déjà historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Mais adoptons à son égard une attitude naïve comme si nous l'entendions pour la première fois ; nous ne pouvons alors nous défendre d'un sentiment de surprise devant son étrangeté. Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y trouverions-nous ? Et surtout, comment arriver à l'accomplir ? Comment cela nous serait-il possible ? Mon amour est à mon regard chose infiniment précieuse que je n'ai pas le droit de gaspiller sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs dont je dois pouvoir m'acquitter au prix de sacrifices. Si j'aime un autre être, il doit le mériter à un titre quelconque.[...] Il mérite mon amour lorsque par des aspects importants, il me ressemble à tel point que je puisse en lui m'aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement plus parfait que moi qu'il m'offre la possibilité d'aimer en lui mon propre idéal ; je dois l'aimer s'il est le fils de mon ami car la douleur d'un ami, s'il arrivait malheur à son fils, serait aussi la mienne ; je devrais la partager. En revanche, s'il m'est inconnu, s'il ne m'attire par aucune qualité personnelle et n'a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m'est bien difficile d'avoir pour lui de l'affection. Ce faisant, je commettrais même une injustice, car tous les miens apprécient mon amour pour eux comme une préférence; il serait injuste à leur égard d'accorder à un étranger la même faveur. Or, s'il doit partager les tendres sentiments que j'éprouve sensément pour l'univers tout entier, et cela uniquement parce que tel l'insecte, le ver de terre ou la couleuvre, il vit sur cette terre, j'ai grand-peur que seule une part infime d'amour émane de mon cœur vers lui, et à coup sûr de ne pouvoir lui en accorder autant que la raison m'autorise à en retenir pour moi-même. A quoi bon cette entrée en scène si solennelle d'un précepte que, raisonnablement, on ne saurait conseiller à personne de suivre ?
En y regardant de plus près, j 'aperçois plus de difficultés encore. Non seulement cet étranger n'est en général pas digne d'amour, mais, pour être sincère, je dois reconnaître qu'il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre affection; il ne me témoigne pas le moindre égard. Quand cela lui est utile, il n'hésite pas à me nuire; il ne se demande même pas si l'importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu'il me cause. Pis encore : même sans profit, pourvu qu'il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m'offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi. Et je peux m'attendre à ce comportement vis-à-vis de moi d'autant plus sûrement qu'il se sent plus sûr de lui et me considère comme plus faible et sans défense. S'il se comporte autrement, s'il a pour moi, sans me connaître, du respect et des ménagements, je suis alors tout prêt à lui rendre la pareille sans l'intervention d'aucun précepte. Certes, si ce sublime commandement était ainsi formulé : «Aime ton prochain comme il t'aime lui-même », je n'aurais alors rien à redire. Mais il est un second commandement qui me paraît plus inconcevable et déchaîne en moi une révolte plus vive encore. «Aime tes ennemis », nous dit-il. Mais, à la réflexion, j'ai tort de le récuser ainsi comme impliquant une prétention encore plus inadmissible que le premier. Au fond, il revient au même.
Ici, je crois entendre s'élever une voix sublime : « C'est justement, me rappelle-t-elle, parce que ton prochain est indigne d'être aimé et qu'il est bien plutôt ton ennemi, que tu dois l'aimer comme toi-même » Il s'agit là, je le comprends maintenant d'un cas analogue au Credo quia absurdum»
* Un grand poète peut se permettre d'exprimer, du moins sur le ton de la plaisanterie, des vérités psychologiques rigoureusement réprouvées. C'est ainsi que H. Heine nous l'avoue : « Je suis l'être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d'un bon lit, d'une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres; devant la porte quelques beaux arbres; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu'il m'accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D'un cœur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu'ils m'ont faites durant leur vie - certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu'ils soient pendus » (Heine, Pensées et propos).
Freud. Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 61. 62. 63. 64.
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Bonsoir madame Manon,
Je m’exprime à mon petit niveau de prépa mais pourquoi ne pas avoir parlé de Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » ?
« Je et moi sont engagés dans un dialogue trop véhément […] Vous aimez votre prochain par désamour de vous-même , et moi je mets a jour votre désintéressement . Vous aimez votre prochain pas simplement parce que vous l’aimez , mais parce que vous vous détestez vous-même . Je ne vous souhaite pas l’amour du prochain , je vous souhaite l’amour du lointain … […] »
Si vous avez des conseils à me donner pour une dissertation sur : « Tu aimeras ton prochain comme toi même » … Je serai ravie
Bonne soirée
Bonjour Marinounette
Mon article n’a pas la prétention d’être exhaustif sur les différentes interprétations du « aime ton prochain comme toi-même ».
Pour votre dissertation, je n’ai pas d’autres conseils à vous donner que ceux qui sont rassemblés dans le cours de méthodologie.
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Il y a environ 3 mois je vous ai adressé un commentaire sur le sujet qui est ici traité par vous, mais j’ai dû faire une erreur et je crois finalement qu’il ne vous est jamais parvenu. Je n’ai en tout cas eu aucune réponse. Voici ce que je souhaitais vous écrire :
Un soir où j’étais allé écouter MA.Ouaknin que vous connaissez sans doute, il a évoqué une traduction de ce texte comme étant : « tu aimeras pour ton prochain comme toi-même ».
Moi, ce soir là, j’ai entendu et compris : « tu aimeras ton prochain pour toi-même ».
Depuis je suis constamment « hanté » par cette façon de comprendre ce texte et je me suis totalement persuadé qu’il ne pouvait être question d’une autre manière de le comprendre.
« Pour toi-même » signifiant que m’occuper de l’Autre, c’est bon pour ma « dignité » d’homme, c’est bon pour moi, car en réalité il est facile de constater que lorsque l’on s’occupe d’un Autre, on ressent à chaque fois, une grande satisfaction. Davantage, une grande joie. Et même si cette joie n’est pas « grande », elle est là, de manière certaine.
« L’injonction » qui ne s’est que extrêmement rarement réalisée, se transforme en un « conseil » qui nous serait donné afin que notre propre vie soit « en permanence », pour autant que nous suivions ce conseil, très sensiblement améliorée.
Voire que nous ne connaissions pas autre chose que cet état de « joie ».
Qui n’enlève rien au profit qui sera celui de cet Autre, à bénéficier de notre attention pour lui.
Je vous remercie de m’avoir lu et bien sûr serais extrêmement heureux de savoir ce que vous pensez de cela.
Raoul Vidon.
Bonjour
On ne peut pas faire dire aux textes, ce qu’ils ne disent pas. L’interprétation a des limites. Il est juste de comprendre : tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même.
En effet, l’amour de soi étant ce qui nous pousse à rechercher tout ce qui peut nous combler, le précepte nous exhorte à ne rien vouloir pour nous-mêmes que nous ne le voulions aussi pour notre prochain. Il serait paradoxal d’être flatté dans notre égocentrisme comme ce serait le cas avec votre interprétation.
Bien à vous.
Madame, je vous remercie pour votre réponse.
Je ne souhaite nullement accaparer votre attention, je ne la mérite certainement pas, j’aurai 76 ans cette année et ne m’intéresse à la philosophie, à la « lecture de texte », que depuis très très peu de temps.
Néanmoins « tu aimeras ton prochain comme toi même » m’apparaît être comme une égalité et à ce titre elle peut se lire à l’envers : » Tu t’aimeras autant que tu aimeras ton prochain ». Sûrement pas plus et sûrement pas moins.
Il s’agit également pour chacun de nous de savoir que notre agilité à être heureux, dépend entièrement de la considération que l’on porte aux Autres.
Quoique je ne sois pas « satisfait », c’est peut-être l’âge, je n’insisterai plus. Merci encore.
Bonjour
Vous avez raison de penser que l’amour d’autrui enrichit notre vie, qu’il contribue à notre accomplissement personnel mais cela n’autorise pas à trahir la lettre et l’esprit du précepte. Rien n’est plus naturel que l’amour de soi ( voyez les cours sur ce thème sur ce blog). Rien ne l’est moins que l’amour d’autrui. Voilà pourquoi ce dernier est l’objet d’une obligation dont le souci est la promotion du bien moral sur la terre.
Bien à vous.