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Jan Patocka 1971

 

  « Socrate est, par tout son être, un Athénien, enraciné dans la dernière étape tragique de l'histoire de sa polis. Il a le calme, la supériorité, la modestie, la satisfaction d'un libre citoyen de l'Etat-cité. II est courageux, discipliné, accoutumé aux périls quotidiens que comporte la vie du citoyen. Mais Socrate a connu aussi le déclin de la cité. Au temps de sa grandeur, dans la première moitié du V° siècle, la polis était régie par la « loi divine » dont parlait Sophocle* et dont Héraclite* avait dit autrefois que c'est d'elle que s'alimente tout l'humain Dans les temps anciens, le poète, dont le rhapsode était l'interprète, occupait une place marquante comme héraut de la loi divine. Ce qui est en cause dans la discussion d'Ion avec Socrate, c'est la relation entre deux manières différentes d'interpréter cette loi.

   Sophocle déjà met en scène, dans le personnage de Créon, un représentant du rationalisme grec qui veut élever l'entendement humain au-dessus de la conviction mythique touchant la finitude essentielle, la déficience, l'unilatéralité de notre regard. La démocratie athénienne radicalisée dans la seconde phase de la guerre du Péloponnèse est aussi une radicalisation du rationalisme. Le rationalisme reflète une crise de l'unité civique, une revalorisation de l'opinion privée; le conflit des opinions est appelé à remplacer l'unité sacrée de la loi de la cité. Socrate utilise les moyens de la discussion rationaliste, impie et irrespectueuse de la tradition, il se sert de toutes les astuces qu'admet le jeu des questions et des réponses pour surmonter l'anarchie rationaliste. Il découvre en effet, dans le discours, dans la discussion, dans la parole (logos), un véhicule de l'unité essentielle. Si l'on n'utilise pas le langage comme simple moyen d'entente pratique dans l'immédiat, si l'on cherche à pénétrer jusqu'à son essence, l'on découvre ce qui en fait un discours pourvu de sens, ce qui rend possible que différentes personnes, simultanément ou à différents moments, pensent par son moyen tout à fait la même chose, ce qui permet de maintenir l'identité de la pensée et permet aussi, à celui qui pense, de se maintenir dans la stabilité et la déterminité. L'enquête entreprise à l'aide du logos, dans ce sens plus profond, doit donc nécessairement mettre à découvert la différence entre la simple opinion, ressortissant à la certitude de soi que donnent les succès pratiques, et le savoir effectif, intérieurement un, invariable et consonant. L'ancienne unité, entretenue par les poètes et leurs interprètes, pâlit devant ce nouvel instrument, cette nouvelle méthode de l'unité ».
                                                                            Jan Patocka. L'Art et le Temps. 1992.
 
 Antigone. 368.369.
 
*« Ceux qui parlent avec intelligence, il faut qu'ils s'appuient sur ce qui est commun à tous, de même que sur la loi une cité et beaucoup plus fortement encore ; car toutes les lois humaines se nourrissent d'une seule loi, la loi divine, car elle commande autant qu'elle veut, elle suffit pour tous et les dépasse ». Héraclite. Fragment 114.
 « Pour les éveillés, il y a un monde un et commun. Mais parmi ceux qui dorment, chacun s'en retourne vers le sien propre ». Héraclite. Fragment 89.
 
Enjeu du texte :
 
 Jan Patocka, (philosophe tchèque : 1907.1977), nous invite à méditer la figure de Socrate. Qui était-il et quel était le sens de ce qu'il considérait comme sa mission divine ?
 Pour répondre à ces questions, Patocka commence par situer Socrate dans son temps; ce qui le conduit à mettre en perspective la parole socratique avec d'autres types de parole :
  • D'une part, et de manière implicite, avec une parole ayant cessé d'être vivante à la fin du V° siècle av. JC : la parole mythique ;
  • D'autre part, et de manière explicite, avec une parole qui est contemporaine de la parole socratique : la parole sophistique.
 La figure de Socrate dramatise, selon Patocka, la réponse à la question suivante : lorsque s'est effondrée l'autorité de la tradition, lorsque le passé n'éclaire plus le présent, lorsque les hommes ne sont plus unis dans la pieuse soumission à une loi et à des valeurs venues d'en haut ; autrement dit lorsqu'ils doivent s'en remettre à eux-mêmes pour instituer la loi et définir les valeurs, sont-ils par là même condamnés à ce que le texte appelle « l'anarchie rationaliste » ?
 Non, révèle Socrate. Il est possible de surmonter le conflit des opinions, l'arbitraire des points de vue, le désordre civique sans autre recours que le pouvoir d'une faculté que tous les hommes possèdent. Cette faculté commune est la raison, la parole sensée mais encore faut-il en faire un certain usage pour que ce qui, avec Socrate, se présente comme une solution, ne soit pas le principal problème, c'est-à-dire l'instrument du différend entre les hommes et la reconduction de la violence dans l'élément du discours.
 
Explication :
 
I)                   La situation historique de Socrate.
 
  Elle articule deux dimensions :
 
  • L'amour du Grec pour la Cité. Cité se dit en grec « polis » et « politeia » est la constitution politique et la manière dont les membres d'une société s'occupent des affaires communes. Athènes est une communauté d'hommes libres et égaux devant la  loi, qu'en qualité de  citoyens, ils instituent souverainement. Ce fait constitue pour les Athéniens un motif de gloire. Ils ne sont pas des « Barbares » soumis à la tyrannie d'un seul ou aux caprices de la déraison. Socrate a, comme tous ses concitoyens,  une conscience aiguë de la valeur inestimable de la cité. Il sait qu'il lui est redevable de sa qualité d'homme libre. C'est à la cité qu'il doit de vivre sous des lois convenant à un être raisonnable et d'abord à cette loi proprement divine, c'est-à-dire transcendante et absolue, qui veut que les hommes ne s'entredéchirent pas comme des animaux mais se donnent des lois à l'autorité desquelles ils décident d'obéir. Le respect de la cité est si fort chez Socrate que lorsqu'il subira l'injustice de la sentence le condamnant à mort, il refusera de désobéir aux Lois. Elles ne sont pas responsables du mauvais usage que les hommes en font et sans elles il ne peut y avoir ni ordre ni harmonie parmi les hommes. Dans la Prosopopée des Lois du Criton, Platon leur fait dire : « N'est-ce pas à nous que tu dois la vie ? » 51a. « C'est nous qui t'avons fait naître, qui t'avons nourri et instruit » 51c.
 
  • La crise de la Cité. La seconde moitié du V° siècle est marquée par les conflits fratricides de la guerre du Péloponnèse. Athènes et Sparte se font la guerre, Périclès meurt de la peste au cours de ce conflit. Sur le plan intérieur l'instabilité politique domine, la guerre civile sévit. Toutes les valeurs ayant fait la force et la grandeur de la cité dans la première moitié du siècle se lézardent. Quand l'absurdité semble faire loi, les hommes se mettent à douter de la raison. « La violence du mal était telle qu'on ne savait plus que devenir. Nul n'était retenu, ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines » constate l'historien de l'époque Thucydide. Histoire de la guerre du Péloponnèse. Socrate vit cette époque du déclin de la cité dont l'issue sera fatale. Moins de quarante ans après sa mort, la cité sous sa forme classique a cessé d'exister. La crise morale athénienne a servi les desseins impérialistes de Philippe de Macédoine. La liberté citoyenne s'est abolie dans la domination impériale.
     
 
  Il y a crise lorsque quelque chose ne va plus de soi, lorsqu'on se met à douter de ce qui jusqu'alors fondait le monde dans lequel on vivait. Tout est alors soumis à la discussion et offert à l'arbitraire des jugements individuels. Socrate est un acteur essentiel sur cette scène sociale où les valeurs, les principes et les lois sont soumis au débat mais c'est un acteur qu'il faut prendre soin de distinguer de ceux qui, alimentent aussi la discussion publique, à savoir les sophistes. La confusion est si grande que pour ses détracteurs, Socrate est un des leurs et même un des plus habiles.
 Or comprendre Socrate, c'est avoir conscience de l'abîme le séparant de ces grandes figures intellectuelles du monde grec.
 
II)                La distinction du philosophe et du sophiste.
 
 Si l'on appelle rationalisme, l'attitude consistant à faire de la raison humaine, la seule autorité apte à décider du vrai, du juste, du bien etc., si l'on refuse de la subordonner à une autorité transcendante, Socrate et les sophistes sont des rationalistes. Les uns et les autres n'admettent pas, les yeux fermés, la tradition. Ils la discutent, mettant en œuvre les ressources de l'argumentation pour justifier leurs conclusions.
 Mais, écrit Patocka, « Socrate utilise les moyens de la discussion rationaliste, impie et irrespectueuse de la tradition, il se sert de toutes les astuces qu'admet le jeu des questions et des réponses pour surmonter l'anarchie rationaliste ».
 Il y a, en effet, un usage de la raison propre à se retourner contre les exigences autonomes de cette même raison et à devenir l'instrument le plus redoutable des causes les plus suspectes et des idées les plus folles. C'est le cas lorsque la faculté de raisonner se dégrade en pur outil d'argumentation, en instrument de virtuosité oratoire où l'on est capable de soutenir une chose et son contraire avec la même puissance de persuasion. On connaît l'exemple de ce sophiste se vantant de pouvoir soutenir un jour dix thèses en répondant à toutes les objections qui lui seraient faites par des contradicteurs et le lendemain les dix thèses contraires avec la même éloquence et efficacité rhétorique. Machine à argumenter, la raison peut alors être instrumentalisée à n'importe quelle fin; les passions, les désirs, les intérêts des uns et des autres trouvant en elle un serviteur docile, prompt à justifier tous les partis pris. Lorsque le raisonnement est mis au service d'autres exigences que ses exigences intrinsèques, la frontière entre le vrai et le faux, le juste et l'injuste, est dissoute. Patocka appelle « anarchie rationaliste » cette conséquence d'un usage sophistique de la raison.
 
 Symptôme de la crise de la cité, le mouvement sophistique contribue en retour à l'alimenter. Il fait croire que toutes les idées se valent, que toutes les opinions sont recevables et qu'il n'y a pas d'autre usage possible du discours que celui qui est inféodé aux intérêts empiriques des hommes. Au tribunal, à l'Assemblée, il s'agit d'en maîtriser les ficelles afin de faire triompher ses intérêts. L'essentiel n'est pas ce qui est juste ou vrai mais ce qui est pragmatiquement efficace. Ce n'est pas un hasard si l'étude des procédés d'argumentation, la rhétorique, voit le jour dans la Sicile grecque du V° siècle avant notre ère. Elle « est née des procès de propriété » rappelle Roland Barthes. La chute des tyrans à l'époque eut, en effet, pour conséquence d'innombrables procès intentés par ceux qui, ayant été spoliés, s'efforcèrent de faire valoir leurs droits. Or pour se défendre, comme pour faire entendre son point de vue dans une assemblée populaire, il faut savoir  parler pour persuader l'auditoire. Un certain Corax et son disciple Tisias se mirent à enseigner l'art de persuader par le discours. Cf. Olivier Reboul. La rhétorique. Que sais-je?
 C'est que, avant d'être la marque de l'humanité de l'homme et l'appel d'une tâche, la parole est  ce que les hommes expérimentent, dans le non questionnement quotidien, comme le moyen de communiquer et de travailler à leurs intérêts. D'où l'avantage qu'il y a à se mettre à l'école des sophistes. Ils sont, selon la déclaration de Protagoras lui-même, de talentueux professeurs d'une vertu qui s'enseigne, une vertu à laquelle les hommes sont infiniment intéressés, puisque c'est celle qui consiste à bien réussir dans les affaires privées et les affaires publiques. C'est ce que l'on apprend dans le dialogue éponyme de Platon. Protagoras s'y proclame  maître de sagesse et il définit la sagesse  comme « la prudence qui, dans les affaires domestiques, (lui) enseignera la meilleure façon de gouverner sa maison et, dans les affaires de la cité (le) mettra le mieux en état d'agir et de parler pour elle » Platon. Protagoras 318c.
 
   Athènes vit donc un moment critique. L'autorité sacrée de la tradition est ruinée par l'ouverture d'un espace de délibération publique mais la sortie de l'hétéronomie qui devrait être la chance de la liberté semble en être le tombeau. Les conflits d'opinion et les rapports de force sapent l'unité et la paix sociales. Et de fait, comment cimenter le lien social s'il n'y a plus d'assise sur laquelle les hommes peuvent se fonder pour distinguer le vrai du faux (norme spéculative) et pour définir les lois de leur vie commune (norme éthico-politique) ?
 
 Socrate intervient dans ce drame mais il n'est pas un protagoniste parmi d'autres dans cette histoire « pleine de bruit et de fureur » (Shakespeare). Il y intervient comme un héros de la civilisation, et même si la ciguë consacre l'échec d'un message trop exigeant,  Socrate vient montrer, par l'exemple, que cette assise existe. Les hommes ne sont pas condamnés à la relativité des opinions; la caverne n'est pas un horizon indépassable, parce qu'ils sont porteurs d'une faculté leur permettant de s'arracher à ce qui les aveugle, les aliène et en fait des ennemis les uns des autres. Cette faculté est la raison pour autant qu'elle s'exerce selon sa nécessité propre.
 Toute la substance du message socratique se recueille dans cette découverte : « Il découvre, dans le discours, dans la discussion, dans la parole (logos) un véhicule de l'unité essentielle » écrit Patocka.
 
 Patocka souligne qu'il y va d'une expérience. « Découvrir », consiste à faire apparaître quelque chose qui était caché. Ici, le caché concerne l'être de la parole, un être voilé dans l'usage immédiat du discours. Dans le mode quotidien d'exister, les hommes sont sourds aux possibilités de la parole et à la mise en question de l'existence humaine qu'elle recèle. Ils s'en servent pour se transmettre des informations et communiquer leurs opinions. Ils prennent rarement la parole au sérieux en se demandant ce que parler veut dire. Ils sont bien trop accaparés par leurs soucis mondains. L'ironie socratique rompt cette familiarité. Elle rend attentif à ce qui est dit et en subvertissant la pratique spontanée du discours, elle est au principe d'une véritable révélation.
 
   Le mot n'est pas trop fort pour dire cette découverte que la parole peut être autre chose que le véhicule des passions, des besoins, des intérêts pragmatiques. Comme toutes les révélations elle marque un avant et un après. Elle fait effraction dans la vie et la réoriente dans une nouvelle direction. Avec Socrate, l'interlocuteur est restitué à sa vocation d'être porteur d'une dimension de transcendance. St Augustin a dit à sa manière cette expérience étonnante qu'on peut sans doute appeler l'expérience philosophique. « Quand nous voyons l'un et l'autre que ce que tu dis est vrai, quand nous voyons l'un et l'autre que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous je te le demande ? Assurément ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l'un et l'autre dans l'immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences ». Les Confessions. Livre XII.
 Comme c'était le cas avec les poètes mais par une autre voie, le logos advient, avec Socrate, comme Verbe transcendant à l'écoute duquel les hommes doivent se mettre. Il fait découvrir qu'il est impossible de dire n'importe quoi et renvoie chacun à la responsabilité de la vérité et de la justice. Au fond, Socrate met en situation de comprendre que l'universel n'est pas un lieu vide et que seule sa lumière peut fonder l'accord des esprits en délestant la parole de ses chaînes empiriques. Expérience inouïe que cette expérience philosophique. C'est moi qui, dans l'effort de penser, mesure le vrai et le bien mais ce « moi » n'est pas le moi empirique, égocentré et narcissique, c'est un moi s'élargissant à la dimension d'un « nous ». « Ce n'est à moi que tu te soumets » ne cesse de préciser Socrate à son interlocuteur, c'est à la Vérité.
 On se soulignera jamais assez cette étrangeté d'un homme qui en appelle à chacun d'entre nous, au moi dans ce qu'il a de plus personnel et qui, dans cet effort, le délivre de l'étroitesse du moi pour l'ouvrir sur l'universel.
 
 Socrate témoigne ainsi qu'il est possible de tout soumettre à la délibération publique. Il incarne le principe de l'autonomie humaine et pourrait dire avec Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses ». Mais cela ne signifie pas que l'humanité a rendez-vous avec le subjectivisme, le relativisme et le nihilisme. Car la mesure de toutes choses, c'est ce qui permet au sujet parlant de discriminer le vrai du faux, le bien du mal et cela s'appelle la raison, instance à la fois intérieure et transcendante. Voilà pourquoi Platon, et de manière générale  la grande tradition grecque peut enseigner : « La mesure de toutes choses, c'est Dieu ». Les Lois.
 
 « Il n'y a que deux philosophies entre lesquelles il faut choisir, écrivait Louis Lavelle : celle de Protagoras selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses, mais la mesure qu'il se donne est aussi sa propre mesure; et celle de Platon qui est aussi celle de Descartes, selon laquelle la mesure de toutes choses, c'est Dieu et non point l'homme, mais un Dieu qui se laisse participer par l'homme, qui n'est pas seulement le Dieu des philosophes, mais le Dieu des âmes simples et vigoureuses, qui savent que la vérité et le bien sont au-dessus d'elles, et ne se refusent jamais à ceux qui les cherchent avec assez de courage et d'humilité ». De l'Etre. 1947.
 
 On voit par là ce qui distingue Socrate des sophistes tout autant que de Créon. Patocka évoque ce personnage de Sophocle dans Antigone. Lui aussi est « un représentant du rationalisme grec qui veut élever l'entendement humain au-dessus de la conviction mythique touchant la finitude essentielle, la déficience, l'unilatéralité de notre regard ». Créon refuse d'obéir à la loi traditionnelle, la loi religieuse posant que, quel qu'il soit, patriote ou traître, un homme est un homme et mérite sépulture. Il décide lui-même du nomos (la loi en grec) et décrète que si la Cité doit rendre les honneurs à Etéocle, le défenseur de Thèbes, elle doit les refuser à Polynice, le fils maudit d'Œdipe ayant choisi d'épouser une fille d'Argos et de combattre avec l'ennemi contre la patrie. Créon substitue au décret divin, le décret humain mais il a le tort de croire qu'on peut avoir raison tout seul. Il refuse d'entendre la rumeur qui monte du peuple de Thèbes. Sa colère l'empêche de comprendre à temps la légitimité de la désobéissance d'Antigone. Submergé par son ressentiment, il ne voit pas que la loi traditionnelle est dans ce cas une loi raisonnable car la raison aussi nous enjoint de ne pas traiter l'être qui en est porteur comme une chose ou un animal. Il ne voit pas davantage que le décret de la raison n'est pas plus arbitraire que le décret sacré honoré par Antigone, et si pour ce dernier c'est encore à la raison d'en décider; lorsqu'elle arbitre en son nom, elle ne saurait le faire à tort et à travers  sans se déjuger. Le tort de Créon est d'oublier que ni le logos, ni la cité ne sont propriétés personnelles ou arbitraire individuel. Son fils Hémon essaie, vainement, de lui faire entendre raison et le prie « de ne pas vouloir être sage tout seul » Antigone. Vers 707.709. Mais nul moins que l'homme vivant sous l'empire des passions ne peut se rendre transparent à la voix intérieure, que Socrate a incarnée pour notre éducation.
 
 Conclusion :
 
  En convertissant la pratique commune de la parole en pratique philosophique, Socrate déjoue la dimension agonistique du discours. Il fait découvrir à ceux qu'il interroge que le logos est notre patrie commune et le chiffre de notre humanité. En invitant à mettre en œuvre un rapport philosophique aux significations et aux valeurs, il transforme le rapport de l'homme avec l'autre homme et avec lui-même. Il montre que le dialogue est possible pour surmonter le conflit des opinions et instituer un monde aux couleurs de l'humanité.
 Mais l'expérience qu'il propose est de l'ordre d'une révélation. Là est sans doute la limite du rayonnement socratique et la raison pour laquelle il pensait sa mission comme d'essence divine. Sans démonisme éducateur, la paideia est peut-être tâche impossible.  
 
NB: Démonisme: Croyance aux démons.
 Démon: du grec daimôn. Dans le polythéisme grec, un démon est un génie, un esprit bon ou mauvais, inférieur à un dieu mais supérieur à un homme, qui habite un être et oriente le profil de sa vie.   Socrate fait sans cesse allusion à son démon. Dans l'Apologie de Socrate 31d, (Platon) il dit à ses juges : « Vous m'avez souvent et partout entendu dire, qu'un signe divin et démoniaque se manifeste à moi, ce dont Mélétos a fait par dérision un de ses chefs d'accusation. Cela a commencé dès mon enfance; c'est une sorte de voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je me propose de faire, mais ne m'y pousse jamais ».
 Dans le Théétète 151a, (Platon) Socrate déclare : « Avec certains, la sagesse divine qui me visite m'interdit de renouer commerce; avec d'autres elle me le permet, et ceux-ci recommencent à fructifier »
 Dans le platonisme Eros (le désir) est un démon et Socrate est l'archétype d'Eros.  Eros est un daimôn, nous dit Diotime, c'est-à-dire un intermédiaire entre les dieux et les hommes.

 

  PB: Que symbolise le démon de Socrate ou la définition du désir comme daimôn?  L'idée que l'homme est habité par un principe de supériorité ou de transcendance, dont seule la révélation, (avec la part d'irrationnel qu'implique cette expérience) peut inspirer ses actes et sa pensée et donner à sa vie l'élan sans lequel elle reste prisonnière du principe d'infériorité dont elle participe aussi.   
A méditer :
 

 «  Une philosophie véritable accorde à la raison, la totalité de ses pouvoirs. Pour elle, avant d'être un outil la raison est révélation, désir, amour, norme. Toute philosophie véritable nous enseigne que ni le fait, ni le monde ne sont les mesures du vrai ou les mesures du bien. Cette mesure est la raison dont l'homme apparaît à la fois comme le porteur, le messager et le signe » Ferdinand Alquié. Signification de la philosophie, 1971. 

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7 Réponses à “Socrate ou l’expérience philosophique. Patocka.”

  1. sarah cohen dit :

    Merveilleux en effet. Merci de m’y avoir renvoyée!

  2. Boris Salmon dit :

    Bon jour
    On peut se tromper à plusieurs, non?
    Des gens intelligents, aveuglés par une idéologie. L’Histoire en est pleine. Montaigne a peut être raison de dire qu’on ne s’élève pas au-dessus de l’opinion.
    MERCI.

  3. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Oui, les grandes erreurs furent et continueront à être des erreurs collectives Dans le conflit qui l’oppose à la sophistique, la philosophie sera toujours perdante, pour des raisons qui sont, hélas, trop faciles à expliciter. Cette constatation mélancolique n’autorise pas, pour autant, à renoncer à notre vocation d’être spirituel et moral. L’ascèse des passions est difficile, mais elle n’est pas impossible.
    Bien à vous.

  4. josepha dit :

    … On devrait faire lire cet article à tous les lycéens, tant il est difficile au début de saisir ce qui fait la différence entre un sophiste et Socrate.
    Encore merci.

  5. ellettres dit :

    Il est apaisant de constater avec Socrate que l’objectivité morale existe et ne dépend pas que d’une révélation religieuse extérieure. Exaltant de voir que nous avons en nous les outils intellectuels pour nous permettre de nous en approcher. Merci pour ce commentaire fouillé et profond du texte de Patocka. J’y reviendrai souvent, en cette époque de doute généralisé.

  6. ellettres dit :

    PS : de manière anecdotique, toute cette réflexion me fait penser au film « Douze hommes en colère ». Croyez-vous que l’attitude du juré n°8 qui fait douter les autres jurés de la culpabilité de l’accusé soit celle d’un sophiste ou celle d’un Socrate ? Je pencherais pour la seconde solution car il fait prendre aux autres du recul par rapport à leurs passions et leurs opinions, afin d’élargir leur raisonnement jusqu’à inclure l’autre, càd l’accusé. Mais il faudrait que je revoie ce film formidable…

  7. Simone MANON dit :

    Bonjour
    J’ai vu ce film il y a bien trop longtemps pour pouvoir répondre à votre question. Je ne me souviens pas des arguments déployés.
    Bien à vous.

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