Invité de l’émission, Répliques, en compagnie de Jacques Julliard, Pierre Manent m‘avait tellement sidérée que j’avais décidé de ne pas lire son livre. Ma perplexité pourtant n‘était pas exempte d’une sourde interrogation. Avait-il été en situation de faire comprendre correctement son propos ? On sait combien la polémique déforme souvent la substance d’une pensée, surtout lorsque celle-ci se déploie dans la subtilité et la complexité. Alors l’humeur n’étant jamais bonne conseillère, j’ai décidé de réviser ma position, même si c’est tardivement, et je ne le regrette pas.
Situation de la France est un ouvrage courageux et fécond en ce qu’il met en question des convictions profondes et exhorte par là à penser. On peut ne pas suivre son auteur dans certaines de ses propositions, comme c’est mon cas, on peut même se demander si certains aspects du diagnostic qu’il fait de notre situation ne sont pas éminemment discutables, mais voilà un auteur soucieux d’abord de dresser l’état des lieux et sur cette base d’envisager des solutions aux problèmes qu’il est urgent, pour la société française, d’affronter avec lucidité.
Il y a, dans ce texte, un accent de sincérité suffisant pour légitimer l’invitation qu’il nous adresse d’entreprendre pour notre propre compte le même exercice de sincérité. Car la vie des nations n’est pas étrangère à la nécessité d’une certaine sincérité civique chez ceux qui en déterminent le destin. Or qu’en est-il de notre citoyenneté dans l’espace et le temps qui sont les nôtres ? Sommes-nous une nation forte, ayant une conscience vive de notre bien commun et l’énergie propre à le défendre contre ceux qui le menacent ? Sur ce point, l’analyse de l’auteur est sans ambiguïté.
Non, nous ne sommes plus une nation forte. Il faut pour cela un projet commun et ce que Machiavel appelait « des accidents extrinsèques » pour revitaliser l’âme des nations lorsqu’elle est en voie d’étiolement. Le dernier grand accident de ce genre est à mettre au crédit de la défaite de 40 et du refus du renoncement incarné par le Général De Gaulle. « De Gaulle donna […] la note tonique pour l’âme de la nation, en la pressant inlassablement de se rassembler pour l’indépendance politique et spirituelle de la France » (p. 9). Mais si la Résistance fut notre dernière grande expérience fondatrice, il est clair qu’elle a épuisé depuis longtemps ses vertus régénératrices de la santé morale de notre peuple. La plupart de nos concitoyens sont plutôt des enfants de mai 68, et s’il faut voir dans les événements de 68, un moment fondateur, il est significatif qu’il ait « partie liée à une société qui défait ses liens, non plus à une nation qui s’efforce au rassemblement et à l’indépendance » (p.10). A l’opposé d’un réarmement moral, mai 68 rime donc plutôt avec le relâchement des vertus civiques. « Après le citoyen agissant, l’individu jouissant » (p.11), et avec le triomphe de l’individu anomique et hédoniste, la porte ouverte au « grand retrait d’allégeance à la chose commune dont le déroulé allait occuper les années suivantes » (p.11).
Manent pointe dans ce fait une des données majeures de notre problème politique. La société des individus est une société atomisée dans laquelle l’idée d’une chose commune, a cessé de faire sens pour la plus grande partie de ses membres. Ceux-ci se vivent essentiellement comme des êtres déterritorialisés, titulaires de droits subjectifs qui, de droit, doivent faire loi, même s’ils mettent en péril la cohésion de la totalité sociale et la cohérence de nos institutions. Exit le souci de la chose commune. Pire, toute mesure indexée sur lui est reçue comme vexatoire et liberticide. Il s’ensuit que « les gouvernements sont incités à se faire valoir non plus par l’orientation et l’énergie qu’ils donnent à la vie commune mais par de « nouveaux droits » qu’ils accordent aux individus et aux groupes » (p. 11).
Manent n’hésite pas à voir dans la tendance des politiques à ne plus être les gardiens des promesses des Pères fondateurs de notre nation une des causes profondes de la désaffection des Français pour leur classe politique. « Le face à face devient de plus en plus tendu et épineux quand nos représentants, incapables de donner à voir la nation, ne montrent plus qu’eux-mêmes » (p.12). Si l’on rajoute que le corps politique ne se dissout pas seulement par le bas avec l’atomisation de ses membres mais aussi par le haut avec les transferts de souveraineté à l’Europe, on comprend qu’il se caractérise par sa faiblesse, une faiblesse n’ayant pas échappé à ceux qui se donnent pour mission de le détruire. En témoigne le fait que les attentats de janvier n’ont pas modifié en profondeur le paysage moral et politique de notre pays. « La bulle d’émotion suscitée par l’événement fut cette fois immense, il est vrai, mais elle se révéla aussi insubstantielle que les précédentes. Nos représentants répétèrent avec la même ardeur les mêmes phrases creuses, et nous les récompensâmes par un sursaut de popularité également improductif. Gouvernants et gouvernés jouèrent dûment leurs rôles respectifs dans la tragédie d’un grand pays qui refuse obstinément de se mettre en défense pour ne pas avouer qu’il s’est mis en danger » (p.15). Manent a-t-il raison de dire que notre immobilité jusqu’au 13 novembre procède en grande partie de notre difficulté à penser la situation ? Depuis, il semble que les choses soient en train de changer, mais le propos de notre auteur est antérieur à la tragédie que nous venons de vivre.
Nous sommes donc, selon son analyse, paralysés par un déficit de compréhension. Peut-on le suivre sur ce point ?
Il me paraît avoir raison lorsqu’il pointe notre perplexité devant le phénomène religieux, envisagé dans ce qu’il est essentiellement, selon sa position doctrinale, à savoir un fait social et politique et pas seulement une option spirituelle relevant de la sphère privée. Embarras qui ne serait pas uniquement induit par notre régime politique caractérisé par le principe de laïcité. Plus profondément il découlerait d’une croyance solidement ancrée dans les consciences qui se pensent « éclairées » et « progressistes » consistant à considérer que « la religion comme motivation puissante ou significative des hommes appartient au passé. Que la religion, celle-ci ou une autre, puisse motiver les hommes aujourd’hui, leur donner énergie et direction aujourd’hui, c’est ce qui est proprement inconcevable pour l’Européen éclairé. L’humanité est irrésistiblement emportée par le mouvement de modernisation, et l’humanité enfin « majeure », c’est une humanité qui est sortie de la religion » (p.18).
Notons le petit coup de griffe donné au passage à la thèse de Marcel Gauchet, la question demeurant néanmoins de savoir si cette dernière est vraiment remise en cause par la revitalisation de l’islam dans des sociétés qui, avec le socialisme et le nationalisme arabes avaient pourtant connu elles aussi un processus de modernisation. Manent ne semble pas en douter. Et c’est pourquoi il nous adresse cette requête : « Ne serait-il pas prudent, aussi bien scientifiquement que politiquement, de réviser, ou du moins de suspendre le postulat selon lequel la religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes ou en voie de modernisation » (p. 20).
Il prend acte du réveil de l’islam comme puissance conquérante et attractive pour de nombreuses personnes dans le monde et chez nous et il souligne que ce qui nous rend perplexes, c’est que cette religion formule ses exigences, non dans le langage, familier pour nous, des droits de l’homme mais, a contrario, dans celui de la loi religieuse. Il nous est impossible de comprendre que des hommes puissent ainsi exiger que la Loi de Dieu gouverne le monde. La constatation est ici d’une grande pertinence. Nous n’avons aucune difficulté à légitimer la foi comme expérience intime mettant en jeu une personne dans sa liberté personnelle. En revanche, il est énigmatique pour nous qu’un peuple consente politiquement à une soumission dans laquelle nous voyons une forme de servitude. Pierre Manent ne pose pas du tout le problème en ces termes puisqu’ils sont, à ses yeux, surdéterminés par le postulat qu’il nous demande de suspendre. Il accepte donc l’idée que la domination politique de l’islam sur certaines populations s’enracine dans l’adhésion pleine et massive des consciences concernées, qu’elles trouvent dans cet archaïsme « une ressource aujourd’hui, qu’il a donc du sens pour des hommes appartenant à notre monde et familiers de ses instruments, qu’ils y trouvent énergie et direction, et que la religion n’est pas ce reste inactif ou cette trace vaine que nous voulons y voir exclusivement » (p.21).
Remarquons qu’à ce moment de l’analyse, Pierre Manent ne décrit plus, il interprète. Car il est possible de donner une tout autre explication au phénomène en le déchiffrant, en terre d’islam, comme le symptôme de la faillite du processus de la modernisation ( réaction à la corruption, à la dictature etc.), et chez nous comme la cristallisation de multiples facteurs : intégration ratée, réaction à un sentiment de discrimination, repli identitaire chez des êtres en perte de repères, etc. Notre auteur anticipe ces objections mais il les met d’emblée hors-jeu parce que, de toute évidence, c’est sa propre interprétation qui lui paraît opératoire. Et le fait qu’il lui donne l’alibi d’être plus en prise avec la configuration présente de notre monde, et la caution de « l’opinion moyenne musulmane » ne la rend pas moins contestable. Mais cela lui permet de mettre en scène la distinction radicale du monde occidental et du monde islamique.
« Partons donc de la configuration présente des choses dans notre partie du monde. S’il fallait désigner son trait le plus saillant dans l’ordre international comme à l'intérieur de nos nations, je soulignerais le désaccord entre l’opinion moyenne occidentale et l’opinion moyenne musulmane. L’opinion moyenne dont je parle enveloppe bien sûr une disposition, une manière de vivre, une conscience de soi individuelle et collective. Ce désaccord me semble un fait considérable et constatable, quelle que soit par ailleurs l'ampleur des divergences entre spécialistes sur le sens de la modernité occidentale ou sur le «vrai islam ». Je crois que l’on peut résumer sommairement mais impartialement les choses en disant ceci: tandis que, « pour nous », la société est d'abord l’organisation et la garantie des droits individuels, elle est, «pour eux», d'abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle concrète de la vie bonne. Ces deux perspectives sur la vie collective sont également pensables et vivables, nous en sommes les uns et les autres la preuve. Elles ont l'une et l'autre leurs forces et leurs faiblesses, celles-ci étant le revers de celles-là. Nommons plutôt les faiblesses, comme il convient aux êtres faibles que nous sommes les uns et les autres. Les sociétés européennes ont un principe de cohésion faible; les sociétés musulmanes ont un principe de liberté faible. On pourrait dire aussi: nous tendons à séparer radicalement des choses qui sont naturellement réunies; ils tendent à réunir, à solidariser des choses qui gagneraient à être séparées » (p.24).
Toute la suite du propos consiste à déployer les conséquences de ces deux manières proprement antinomiques de concevoir les principes de l‘association humaine.
Du côté occidental, cela conduit à établir que si la règle de la vie bonne s’est traduite comme construction d’un Etat respectueux des droits de la personne humaine, ce n’est pas indépendamment de l'assise sociale d'où il a émergé. C’est dire que l’Etat souverain et libéral a tiré sa force passée d’une conception du bien commun portée par une culture et des mœurs irriguées par le christianisme et l’héritage gréco-romain. Le principe de la neutralité religieuse de l’Etat, n’est pas sorti d’une société éviscérée spirituellement. Il a consisté à désintégrer la collusion de l’Eglise et de l’Etat mais si la Séparation de 1905 ou l’institution de la laïcité accomplie par la III° République a neutralisé politiquement la religion, elle ne l’a pas neutralisée socialement. La société française est restée une société de marque chrétienne dans laquelle les partis opposés s’entendaient implicitement jusque dans les années 60 environ, sur une certaine idée de la nation. La cohésion sociale plus ou moins réussie était assurée par un enseignement soucieux de transmettre les valeurs communes, d’éduquer les élèves dans l’esprit des Lumières, d’apprendre l’histoire de France, la littérature et la langue française. Le service militaire contribuait à inscrire le citoyen dans l’espace commun et à lui donner le sens de ses devoirs civiques. C’est tout ce support d’un Etat laïque fort qui s’est peu à peu délité, vidant le citoyen français de sa substance concrète, le réduisant à une pure abstraction, n’ayant plus ni détermination sexuelle, ni détermination culturelle, du moins s’il est de tradition chrétienne, ni détermination nationale. Sujet sans identité occupé à faire société avec les autres sur la base de la revendication de droits subjectifs illimités. D’où le constat : « Le fait majeur de la situation, […] c’est donc la perte radicale d’autorité de l’instrument principal et décisif de la politique moderne qu’est l’Etat, ou si l’on veut, dans le contexte spécifiquement français, la République. On pourrait dire, en employant le langage de la physique politique, que l’Etat républicain n’a plus la force de réduire les groupes constituants de la France en ces éléments primordiaux de la politique moderne qui sont les individus-citoyens, ni d’offrir à ces derniers un élément commun assez nourriciers et porteurs pour qu’ils puissent être vraiment citoyens, c’est-à-dire membres du commun » p. 54). Ce constat en enveloppe un autre : il est parfaitement illusoire de croire que la laïcité est actuellement en situation de faire avec l’islam ce qu’elle a fait avec le catholicisme. Cette croyance tenace partagée par de nombreux Français, dont je reconnais faire partie, est donc dénoncée comme une des œillères dont il faut nous libérer. L’islam ne se laissera pas neutraliser comme fait social et politique pour être relégué dans la sphère privée au même titre que les autres choix confessionnels.
Du côté du monde musulman, le propos consiste donc à pointer la résistance de cette religion au principe laïque, et conséquemment de prendre acte de la singularité de la manière d’être d’une grande partie de la population musulmane à l’intérieur de la nation. Elle constitue, de fait, un élément ne participant pas activement à sa vie politique (« si ce n’est à titre de population sujette ou de main-d’œuvre longtemps subalterne » p. 36) Elle brouille la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, par son sentiment d’appartenance à une communauté transnationale, l’Oumma, et sa porosité aux interventions (financières et idéologiques) des Etats musulmans sur le sol français.
Alors, sur fond d’un diagnostic aussi pessimiste, que faire ?
Je répète qu’on n’est pas tenu de suivre Pierre Manent dans le constat qu’il fait.
Il me paraît juste d’être sensible à la faiblesse de l’Etat laïque, à la responsabilité dans cet affaiblissement de tous ceux dont l’acharnement à disqualifier l’idée d’une identité de la France ou de l’Europe n’a eu d’égal que la complaisance à défendre l’identité de nouveaux venus, à l’endroit desquels, il fallait n’être rien pour qu’ils puissent être tout ce qu’ils sont, (selon la formule de Pierre Manent. https://www.philolog.fr/pierre-manent-la-religion-de-lhumanite/ Cf. aussi https://www.philolog.fr/idee-de-nation/).
En revanche il me paraît contestable de privilégier dans les populations musulmanes, un profil dont « l’opinion moyenne » est peut-être représentative, mais pourquoi considérer qu’il est vain de vouloir la réformer ? Si les Républicains des années 1880 s’étaient pliés à l’opinion moyenne des Français d’alors, 1905 eût été impossible. Il y a dans le monde musulman, à l’intérieur de nos frontières et à l’extérieur, des forces progressistes qui en sont tout autant une expression que les forces conservatrices.
Pourquoi aussi considérer que notre désarmement politique et moral est sans remède ? L’immobilité du pouvoir après les attentats de janvier invitait en effet à le penser. Mais ceux du 13 novembre ne constituent-ils pas cet « événement extrinsèque » propre à nous faire retrouver notre âme, de même que la victoire du 6 décembre du Front national dans les urnes ? N’y a-t-il pas dans ces séismes matière à initier le processus de régénération de l’esprit républicain. Car il n’est pas mort, et c’est pour avoir trop méprisé la réalité nationale, en faisant le jeu des minorités, qu’on a installé durablement dans le paysage politique des forces ayant su capitaliser sur le sentiment d’une appartenance nationale, sur l’identité chrétienne, sur l’exaltation de la France plutôt que sur la haine de soi. Qu’il y ait une certaine imposture à s’approprier des idéaux républicains de la part d’un parti proclamant la légitimité d’une discrimination entre les membres du corps social, cela va de soi. Mais à trop humilier les uns au profit des autres, on prépare le balancier dans l’autre sens. Et c’est ainsi qu’on engage la spirale des violences dont rien de bon ne peut sortir. Cette situation désespérante fera-t-elle émerger les nouvelles élites dont nous avons tant besoin? En tout cas, il me semble qu’elles ne seront crédibles qu’autant qu’elles ne nous inviteront pas à céder sur la laïcité, comme le suggère Pierre Manent dans cette stupéfiante proposition : « Nos concitoyens musulmans sont désormais trop nombreux, l’islam a trop d’autorité et la République, ou la France ou l’Europe, trop peu d’autorité pour qu’il en soit autrement. Je soutiens donc que notre régime doit céder, et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens » (p. 69).
Certes, notre auteur prend bien soin de préciser que l’enjeu de sa proposition n’est pas de renoncer à la République, de suspendre la laïcité, il est, au contraire, de ranimer nos valeurs. Mais là, j’avoue ne plus comprendre car je crois profondément que ce sont les défenseurs intempérants du multiculturalisme, enfin les défenseurs de toutes les cultures sauf de la nôtre, les artisans de la terreur idéologique que font régner dans l'espace médiatique ceux qui agitent à tout propos le drapeau de « l’islamophobie » ou de « la lepénisation des esprits » qui, des années durant ont été les fossoyeurs de la République, non ceux qui courageusement ont été les gardiens de ses idéaux. Bien loin d’être un remède, la solution préconisée par Pierre Manent me paraît donc une façon d’alimenter la maladie.
Certes encore, il n’est pas question, pour lui, d’autoriser le voile intégral, la polygamie ou de remettre en cause le principe de la liberté d’expression. Mais enfin, donner droit de cité aux mœurs d’une communauté qui ne reconnaît pas l’égalité de l’homme et de la femme, qui compromet l’autonomie spirituelle et morale de l’être de raison en en faisant un mineur dans son rapport à la transcendance, qui a un projet impérial voire totalitaire, n’est-ce pas consacrer le renoncement plutôt que le refus du renoncement ?
Il se peut que ma foi en une cité où des êtres ayant des origines, des religions différentes peuvent cohabiter en paix, dans le respect des personnes ( ce qui ne signifie pas respect de toutes les croyances), sous l’autorité des lois d’une République laïque m’empêche d’avoir une vue claire de la configuration présente de notre monde. Il est bon de douter parfois de ses convictions. D’où le mérite de l’analyse de Pierre Manent. Il nous exhorte à la sincérité avec nous-même. Mais j’ai beau me mettre à son écoute, je ne crois pas que le souci de la vie bonne soit le monopole des croyants, musulmans ou chrétiens. Il est la préoccupation de l’être de parole et de raison parce que, comme l’a bien montré Aristote, les définitions de l’homme comme « animal raisonnable », « animal parlant » et « animal politique » sont réciproquables. Mais il faut bien sûr développer les potentialités humaines, ce qui suppose une école qui soit autre chose qu’un conditionnement idéologique, une clôture ethnique ou une fabrique de fanatiques. Le salut de notre République passera par une véritable refondation de l'école. Seule une éducation libérale peut former des hommes capables de mettre en échec les forces du chaos, de la régression et de la barbarie à l’œuvre dans notre monde. La solution aux maux qui suscitent aujourd’hui notre désarroi n’est donc pas dans le renoncement à ce que nous avons de meilleur, fût-ce par souci d’inscrire dans la communauté nationale une population qui n’y est pas encline, elle est dans le ressaisissement et la fidélité aux Pères fondateurs de la République laïque.
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Chère Madame Manon,
Ancien élève en philosophie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, aujourd’hui vivant à Montréal après un bref passage par l’enseignement en Terminale, je tenais en premier lieu à vous faire part de mon admiration pour vos très grandes qualités pédagogiques et pour la grande intelligence avec laquelle vous maniez les différents concepts et les grandes problématiques qui furent de tout temps l’objet de l’attention des grands penseurs que nous connaissons tous. Il est extrêmement agréable de pouvoir lire en toute occasion la rigueur de vos raisonnements et, à la suite de La Bruyère, d’avoir la confirmation que ce qui est parfaitement maîtrisé s’énonce avec la plus grande clarté. Sans tomber dans une obséquiosité de mauvais aloi, je peux affirmer d’ores et déjà que vos élèves ont eu beaucoup de chance de vous avoir pour professeur de philosophie, et, même si bien sûr cela est inévitable (encore heureux !), il est triste de savoir que des enseignants avec le « feu sacré », si je puis me permettre, prennent leur retraite (je crois que tel est votre cas). Il y en aura toujours de nouveaux, me direz-vous, mais malheureusement un certain pessimisme me fait de plus en plus douter de cette réalité ; ou plutôt me fait prendre conscience que le nombre de ces enseignants de qualité se réduit comme peau de chagrin eu égard à des données systémiques qui seraient trop longues à expliciter ici.
Concernant cet article (car je réalise que mon message tourne au roman !), j’ai eu exactement la même réaction que vous à l’écoute de l’émission d’Alain Finkielkraut avec Pierre Manent et Jacques Julliard, et la même contre-réaction me poussant à acheter nonobstant le livre de celui-là. Je partage vos conclusions sur cet ouvrage, les bonnes comme les moins bonnes. Toutefois, je me demande jusqu’à quel point Pierre Manent ne fait pas partie de ces catholiques qui n’ont jamais pu vraiment accepter la laïcité et les conséquences de cette dernière, et voient dans le retour du religieux (je ne partage pas la vision de Marcel Gauchet à cet égard) par le biais de l’arrivée d’immigrants musulmans et de ceux issus de cette immigration, un moyen – à mes yeux complètement illusoire – de revivifier un catholicisme moribond. Il y aurait une sorte de joie secrète, réfrénée, et de solidarité œcuménique. À ce titre, je ne sais pas si vous avez eu connaissance du texte de Pascal Bruckner écrit dans Le Point à la suite de la parution du livre de Manent, et dont l’analyse me semble très pertinente.
Voici ici un lien permettant de le lire : http://www.est-et-ouest.fr/chronique/2015/151001.html
En espérant ne pas vous avoir ennuyée et n’avoir pris trop de votre temps à la lecture de ce long commentaire.
Bien à vous,
Sébastien de Crèvecœur
Bonjour Monsieur
Je vous remercie pour votre aimable message.
Je vous avoue partager vos soupçons, mais je crois en dernière analyse qu’ils sont injustes. Ce n’est pas l’Etat laïque qui fait problème à Pierre Manent, c’est l’éviscération spirituelle de ceux qui jouissent de ses avantages sans que les significations lui donnant son assise et sa force soient pour eux des significations vivantes. Car l’autonomie spirituelle et morale de la personne humaine, sa possibilité de coexister avec d’autres dans le respect de la liberté de tous, l’égalité en droit des êtres humains, etc. sont des valeurs, conquises de haute lutte et ne pouvant continuer à régler les rapports sociaux que si elles ont un puissant support dans l’intériorité des uns et des autres. Que peut-il bien subsister à terme d’Institutions dont le niveau éthique n’est plus en consonance avec celui des individus qu’elles régissent?
Sur ce point, il est permis de partager le pessimisme de Pierre Manent. Mais enfin, il faudrait définir les conditions sociales et politiques d’un sursaut moral pour revitaliser nos valeurs et non appeler à notre démission. Cette stupéfiante suggestion invite en effet à penser que l’adhésion de Pierre Manent aux valeurs laïques n’est pas pleine et entière.
Bien à vous.
Bonjour Madame,
Je vous remercie pour votre réponse. Je vous rejoins effectivement quant à l’adhésion au constat pessimiste de Pierre Manent. En vérité, nous partageons peu ou prou le même avis, il me semble : le constat est juste, même si peu agréable à entendre, mais nous ne convergeons plus avec l’analyse de Manent lorsque ce dernier propose ses « solutions ».
Toutefois, le niveau éthique des institutions fut-il jamais en consonance avec celui des citoyens ? Bien sûr, il y a toujours eu – et il y aura toujours – des individus à la hauteur de celui-là, mais à l’heure du triomphe de la culture de masse, de l’implantation de plus en plus flagrante d’un mode de pensée prenant son origine dans la culture américaine individualiste (avec toutes les précautions d’usage car je ne voudrais tomber ni dans l’anti-américanisme primaire, ni dans une dénégation des bienfaits propres à la philosophie de tradition libérale) qui tend à soumettre toute politique à des droits individuels quasi illimités, je crains qu’il n’y ait une sorte de régissement de la société par la pulsion. Il faut d’ailleurs noter que c’est au nom de la morale, des droits de l’Homme, que cette réduction à l’individu s’impose. Que la religion revienne par la petite porte individuelle n’est, somme toute, pas si étonnant que cela… Mon intuition me porte à penser que c’est le rapport dynamique entretenu, dans un va-et-vient incessant, entre le citoyen et la démocratie, et la manière dont l’État use de cette dernière, qui pourrait être la clé du sursaut que nous appelons de nos vœux (tout en tenant compte de problèmes annexes concernant non seulement l’attitude face à la figure de l’Autre incarnée par l’immigré, que l’immigration elle-même en tant que système ; le fait d’être moi-même immigré ici à Montréal m’a permis de comprendre beaucoup de choses à ce titre). Je ne veux pas toutefois mobiliser la « parole » sur ce blog, d’autant plus que la notion de limite en démocratie va faire l’objet de ma thèse de doctorat en philosophie politique. Il s’agit d’un sujet inépuisable, que nous ne circonscrirons pas dans le cadre de ces commentaires.
Je vous remercie en tout état de cause pour cet aimable échange.
Bien à vous,
Sébastien de Crèvecœur
Bonjour,
En faisant semblant de prendre prétexte de l’année qui s’achève bientôt, et donc du peu de temps qu’il me resterait pour aborder une telle question. Je voudrais essayer de me limiter
à une approche « filo » philosophique (disons moins philo-politique…).
Ce qui est frappant dans la thèse de Mr Manent c’est le fait d’établir une opposition « contractuelle » (et je pense toujours à Rousseau !) entre des « idées » (notres) et des « moeurs » (autres)…
Sorte de pari pascalien diabolique équivalent à dire : vous devrez respecter absolument les premières, et en échange vous aurez la totale liberté des secondes (si ce n’est déjà fait…).
Or c’est bien dans les termes de ce contrat que les dès sont pipés. Que Platon m’excuse aussi, mais on demande en somme d’adhérer à des « idées » (un « esprit » ou des « valeurs ») en échange d’un non contrôle de « pratiques »…
Mais alors, on adhère comment ?
La chose présupposerait que le « sujet » aurait son « libre arbitre »; bref qu’il ne serait pas assujetti ! Du jour a
Puisque j’ai pu parler de Pascal, il y a chez lui à côté du calcul des probabilités… quelque chose au sujet de la religion, apte à renverser ces vues étonnamment naïves de Mr. Manent; mais des vues qui sont le propre de beaucoup d’autres. Quelque chose qu’Althusser – sachant d’où il venait – aimait souvent rappeler, et qui se résume à peu près à ceci : « mettez vous à genoux, remuez les lèvres de la prière et vous croirez ». Il ne s’agit pas là, de rire du côté abrupt de la sentence, et d’y opposer les finesses de la réflexion, de la méditation, de la vocation… Il s’agit de considérer en elle, la force des « rituels » (de l’habitus; de ce qui est malgré tout l’autre dimension d’Aristote).
Dans la mesure où nous vivons sous des rituels un peu comme un poisson dans un bocal, pour mieux réaliser on se reportera à la Pensée Sauvage de Lévy-Strauss pour y lire la façon dont les Conquistadors s’attachaient pas seulement à convertir, mais à ruiner les formes « pratiques » des croyances indigènes ; ce qui n’était jamais de pure violence ou de contrainte, mais cependant dans l’imposition « d’habitudes », « mode de vie » etc…
(une erreur est venue interrompre… juste avant que j’en vienne à Pascal !
— tant pis ! ou tant mieux !! décidément l’année s’achève)
et que je termine sur les « pratiques » de 1789 (très efficaces).
Puisqu’il faudrait les rappeler -peut être depuis Rousseau d’ailleurs-
quand de toute part on n’a plus en vue que ses « Idéaux »
En tout cas meilleurs voeux
(par avance)
MS
Réponse à Marc Solitaire.
Comme je ne comprends pas vraiment l’enjeu de votre propos, permettez que je ne lui donne pas suite.
https://www.philolog.fr/la-foi-peut-elle-se-passer-dun-rituel-pascal-et-isaac-bashevis-singer/
A mon tour de vous présenter tous mes vœux de bonheur pour la nouvelle année.
Réponse à Sébastien de Crèvecœur.
Vous avez raison de pointer l’écart qu’il y a nécessairement entre le niveau éthique des Institutions civilisées et celui des individus. La nouveauté est bien sûr dans la culture de masse mais surtout, à mes yeux, dans l’effondrement des organes de médiation entre les uns et les autres. La famille, l’école, le syndicat, l’église, les structures d’encadrement des jeunes etc. constituaient le creuset de fabrication du citoyen, du sujet libre et responsable, ce qui est le contraire de l’individu anomique. Pierre Legendre a bien montré l’importance de ce processus. Une civilisation s’est toujours définie par ce qu’elle demande aux hommes d’être, non par ce qu’ils sont. Ce qui manque aujourd’hui cruellement, ce sont les hommes porteurs de cette promesse dans une parole publique suffisamment sonore pour assourdir le bruit que font les médias avec leur façon de donner une visibilité essentiellement à ce qui ne mérite guère d’occuper l’espace public.
Est-ce parce que les premiers n’existent plus, ou est-ce parce que les médias ne peuvent faire écho qu’à ce qui leur ressemble? En tout cas, il est clair qu’ils sont une fabrique de déconstruction du citoyen.
Bien à vous.
Bonjour,
Je me permet de mettre un lien vers cette article qui montre à quel point la lâcheté de certains politiques et donc la lâcheté politique de tous nous emmène dans des confusions terribles.
http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/09/14/31003-20150914ARTFIG00156-salon-de-la-femme-musulmane-a-pontoise-le-temoignage-choc-d-une-elue-ps.php
Au delà du titre racoleur de l’article celui-ci a le mérite de donner à voir une situation de terrain dans laquelle je reconnais des situations vécues dans le milieu associatif « des quartiers ».
Votre analyse me renvoie au livre de Michel Henry « La barbarie » j’ai le sentiment (peut-être erroné) que la difficulté actuelle d’intégration de la modernité dans la culture est source de frustration, rejet, nihilisme,… que le religieux vient insidieusement combler d’une réponse si pratique.
La question du courage est pour moi centrale encore faudrait-il savoir ce qui est juste ?
Le fameux credo du Pape Jean Paul reprit par toutes les presses était : « N’ayez pas peur » J’aurais préféré entendre « Soyez courageux »
Toujours un plaisir de vous lire.
Patrick
Bonjour
Merci pour ce lien. L’article en question me semble moins attester d’un manque de courage que d’une irresponsabilité criminelle. La loi dispose de la force publique pour être appliquée. Ce n’est pas du courage qu’il faut pour la mobiliser, c’est de la volonté politique. La complaisance intéressée à l’endroit du pire n’est pas de la lâcheté, c’est, soit de la sottise soit du cynisme confinant au mépris de nos valeurs. Il ne faut donc pas s’étonner du discrédit généralisé du politique. Quand ceux auxquels on confie le gouvernail de notre destin politique en sont les fossoyeurs, le peuple gronde et on ne sait jamais ce qui peut en sortir. J’espère que nous n’en sommes pas là.
Quant au recours au religieux, quand il ne s’agit pas d’un combat politique sous couvert de religion, il témoigne d’une quête de sens, particulièrement aiguë dans une société où l’école et la parole publique n’ont pas su remplir le rôle dévolu traditionnellement aux églises. Il n’était pas fatal qu’il en fût ainsi. Mais il faut bien se rendre à l’évidence.
Tous mes vœux pour la nouvelle année.
Re Bonjour
Mes quelques lignes interrompues (Dieu merci peut-être)
n’ayant pas interrompu le passage à la nouvelle année…
J’ai été ravi de voir que « Pascal et les Rituels »
figurait sur votre Site.
De là, via Macherey, j’ai même découvert
« Bourdieu et Pascal » !… (ses Méditations…)
Histoire de dire, quel que soit le bilan de son entreprise
et sa destinée
la quête de Bourdieu autour de « l’habitus »
est à méditer – peut être plus que jamais – en ces temps.
Bonne Année à tous les métaphysiciens
Pierre Legendre, interview donnée en 2004 au journal suisse « Le Temps » – « L’idéal anti-normatif dérive vers un nouvel obscurantisme »
L’Occident vit une «débâcle normative» qui finira dans un bain de sang. La thématique de la drogue en est une illustration. C’est la conviction du juriste français Pierre Legendre. Entretien, à la veille de la reprise des débats sur la loi sur les stupéfiants.
L’idéal hédoniste et anti-normatif dissout la loi, discrédite le père, et signera la mort de notre civilisation. Pierre Legendre, professeur émérite à l’Université de Paris I, département de droit, directeur du Laboratoire européen pour l’étude de la filiation, décline cette prédiction depuis des années dans une œuvre abondante1. Il ne s’exprime que très rarement dans la presse, et uniquement en fournissant des réponses écrites à publier sans retouches. Ce sont les conditions dans lesquelles nous avons recueilli ses propos au moment où le débat sur la dépénalisation du cannabis se poursuit en Suisse : la semaine prochaine, le Conseil national doit confirmer ou infirmer son refus d’entrer en matière sur la révision de la loi sur les stupéfiants.
Propos recueillis par Anna Lietti
Mercredi 9 juin 2004
Anna Lietti: Il est actuellement question en Suisse de dépénaliser le cannabis. A l’occasion du débat parlementaire, des convictions se sont exprimées qui traduisent une vision répandue de l’interdit, de la loi, de l’Etat. Notamment celle-ci: les jeunes doivent «développer leurs propres défenses» contre les dangers de la vie et une interdiction pénale, en les déresponsabilisant, les empêcherait de le faire. Un
peu comme si la loi était un corset qui empêche l’individu de se muscler intérieurement. Qu’en pensez-vous?
Pierre Legendre: Nous vivons en Occident une débâcle qui va s’approfondir, pour une raison logique; on ne peut mettre le monde à l’envers, le monde du lien humain, sans que cela porte à conséquence, et sur le très long terme. La consommation en hausse des drogues est l’une des manifestations du désarroi grandissant. Et comme il se doit, dans une atmosphère de décomposition aussi radicale, on invente un
«cache-misère». Alors, il est de bon ton de stigmatiser toutes les formes d’interdit. C’est comme si, après une inondation dévastatrice, était mise en cause l’existence même des barrages, et non pas le manque d’entretien ou de modernisation.
Mais pourquoi la situation présente est-elle si grave?
Nos sociétés ont été submergées par les cataclysmes totalitaires au XXe siècle. Après ce passage effrayant, l’idée d’autorité s’est démonétisée, et la suite vous la connaissez: la notion d’interdit est devenue incompréhensible, les générations adultes se sont effondrées. Mais le prix à payer est là: les jeunes ne sont plus construits. En matière de drogue, on ressasse une recette: la prévention. Une recette de gestion. A condition donc de ne pas affronter l’essentiel. C’est sur cette base, à la fois de confusion et d’hypocrisie politique, que se déroulent en Europe des débats infinis, faussés au départ. Pour moi, ces débats ont quelque chose (pardonnez ce jeu de mots) de stupéfiant!
– Autre sentiment largement partagé: il faut cesser de considérer l’Etat comme un «père protecteur» 3. Or, vous associez le phénomène massif de la drogue à la «débâcle du père». Pour vous, il n’y a pas assez de père et pas assez d’Etat.
– A ceux qui se gargarisent de la critique du «père protecteur» je dis: préférez-vous le père meurtrier, ou pervers? Là encore, c’est une question de logique. Si la culture européenne s’est si souvent référée à la métaphore du père à propos de la fonction étatique, c’est qu’il ne s’agit pas de bla-bla. Nous savons ce qu’a été l’Etat-père meurtrier dans les accès de folie totalitaire. Aujourd’hui, l’Etat est sollicité de se comporter en père pervers.
Ni le père ni l’Etat ne sont des ingrédients qu’il faudrait doser dans la cuisine politique et sociale! Mais nous en sommes là, à discuter de recettes. Le pragmatisme a bon dos, il s’agit en fait de gérer la démission, ce qui signifie légitimer une nouvelle forme de sacrifice humain. On voit bien la difficulté de s’orienter pour les responsables politiques, s’ils refusent d’être les marionnettes des minorités agissantes: ils doivent faire face à l’effondrement de la pensée critique dans l’Occident d’aujourd’hui.
L’Etat est un montage de la culture, incompréhensible tant qu’on raisonne en termes de management ou de simples rapports électoraux. On oscille entre l’idée du tyran et l’idée infantile du papa gentil qui ne dit jamais «non». Alors l’Etat est appelé à devenir l’instrument d’une crétinisation sociale et à éponger la lâcheté de tous. Qu’est-ce que ça donne, concrètement?
Bien qu’objet de haine, l’autorité de l’Etat est sollicitée par les nouveaux idéologues et les lobbies de la casse, qui martèlent à son de médias la fin des tabous, le libre choix du nom du sexe, etc. Anthropologiquement, cela veut dire: la prétention de disposer de la logique, indisponible pourtant, du lien humain. Socialement: la promotion d’un discours qui, comme au bon vieux temps totalitaire, répand la peur de mal penser.
Réfléchissons à ce nouveau conformisme. Qui infantilise les jeunes générations de citoyens? Que peut-on attendre de propagandes scientistes, qui autrefois fondaient le racisme sur la biologie, et aujourd’hui sous le nouvel emballage claironnent que l’humain est une affaire de viande, de gènes, de biochimie, que sais-je, c’est-à-dire que le biologique est le fond de la vérité de la mère, du père et des
enfants? Mais aussi, qu’est-ce que des parents modernes peuvent penser du père, quand on leur prêche que l’autorité est ce qu’il faut combattre, que la limite est contraire à la démocratie, qu’il faut tout négocier avec les enfants? Au bout du compte, qui sont les victimes de ce discours à l’envers? Les faibles évidemment, ces jeunes qu’on n’ose plus éduquer, de peur de passer pour l’ennemi du progrès.
– Une préoccupation importante dans le débat sur la drogue est le manque de crédibilité d’un éventuel interdit. Pourquoi cette décrédibilisation de la loi?
– Je vais répondre par une anecdote. En 1991, j’ai fait une conférence sur la drogue, à partir de mes constats. J’ai posé la question du sujet institué, de la circulation de la créance et de la dette de la limite entre les générations. Que signifie le lien du sujet à ce substitut généalogique qu’est devenue la drogue? Finalement, que paie le drogué et à qui, quand le prix de sa vie est son anéantissement? Je m’attendais à une discussion; au lieu de cela, silence de mort! Au sortir de ce colloque, empli de socio- et de psycho-managers, j’ai fait cette remarque: si j’étais un parrain de la drogue, je financerais de tels colloques! En fait, à leur su ou insu mais efficacement, les gestionnaires font partie du dispositif mondialisé que j’appelle la «débâcle du père»; les mafias et leurs féodalités en sont les profiteurs, et fondamentalement le symptôme culturel.
Alors qu’en est-il de la loi, plus exactement de la crédibilité de la loi, dans nos sociétés travaillées par l’idéal anti-normatif, qui diffuse la panique d’interdire? En Suisse comme ailleurs, on rabâche l’argument: «Les jeunes n’ont aucun sentiment de culpabilité en consommant.» La non-culpabilité devient la preuve de l’inconsistance de l’interdit. J’ai même lu ce propos d’un de vos parlementaires: «La société démissionne parce qu’il y a un interdit pénal.»
Ce propos montre qu’en Occident la Raison a été touchée, et avec elle l’idée de loi. J’ai eu affaire à la question de jeunes meurtriers sans culpabilité précisément. De cette logique tordue il faut alors conclure que, s’il n’y avait pas d’interdit du meurtre, il y aurait moins de meurtriers, voire plus de meurtriers du tout. En posant que les jeunes vont «développer leurs propres défenses», comme les animaux dans la jungle en somme, on bascule dans un monde qui n’est plus humain. Et le mot «démagogie» n’a même plus de sens, nous sortons du politique; l’horizon, c’est la violence.
– Dans ces conditions, comment aborder de nos jours la question de la loi?
– Reprenons la question à la base. On a beau avoir des mécanismes parlementaires très rodés, des experts en tout genre, des mises en scène médiatiques performantes, nous sentons bien que l’idée de loi s’effrite. Cette idée a été peu à peu écrasée par l’engrenage gestionnaire des bons sentiments et des concessions sans fin. Une société entière perd pied, responsables compris. Le dévouement des sauveteurs sur le terrain peut être admirable parfois, mais il faut voir les choses comme elles sont: il ne sert à rien de répéter à tout va que les jeunes, ou leurs parents, sont «en perte de repères», on ne prend pas la mesure de ce que signifient ces mots-là.
L’humour britannique dit très bien ce que sont devenus les repères pour l’humain fabriqué par l’Occident d’aujourd’hui: «I, Me and Myself». Voilà notre intégrisme, le dissolvant de ce que nous appelons loi: l’individu et son bon plaisir. La question de la loi est devenue la question de la dissolution, autrement dit de la décomposition à l’œuvre dans le corps social; ça justifie Huntington (Samuel Huntington, Le choc des civilisations, ndlr) d’évoquer un suicide de civilisation; c’est aussi ma conviction.
Alors il faut aborder l’idée de loi à un autre niveau que juridique. Au niveau où il s’agit de saisir sur quelle base d’humanité, d’éléments propres à l’espèce, la question se pose radicalement. Alors seulement l’horizon s’éclaircit. Toute société repose sur des constructions de parole, sur le normatif qu’impose la parole. Si le normatif, si l’interdit ne vaut plus rien, c’est que la parole elle-même n’est plus crédible, c’est le règne du signal.
Je vais vous l’illustrer. La norme ici, c’est que «non» n’est pas «oui», «oui» n’est pas «non»; un homme n’est pas une femme, une femme n’est pas un homme. La norme, c’est aussi l’interlocution, les places différenciées du discours: la place des enfants n’est pas celle des parents, la place des parents n’est pas celle des enfants, donc pas de confusion incestueuse. Mais il y a l’autre scène, celle du rêve et du fantasme; là tout est possible; le temps, la négation, le principe de réalité n’ont plus cours. Dans la logique de l’espèce, c’est la séparation entre ces deux scènes, entre fantasme et réalité, qui produit la civilisation et permet le lien social; ça suppose une part de renoncement. Les repères ont pour base le renoncement. L’éducation digne de ce nom consiste à civiliser l’humain, de sorte qu’il assume sa propre limitation, par le temps, par les règles de l’interlocution, par la différence des sexes, c’est-à-dire tout ce qui découle de la loi de la parole. Le monde à l’envers, c’est aller contre cette loi.
« – Mais pourquoi la limite est-elle si importante? Et pourquoi son refus, dans la logique hédoniste, mène-il, comme vous dites à «l’obscurantisme»?
Quant à l’hédonisme institué, c’est la promotion de la non-limite. Comme le caméléon, il change de couleur et de conduite. Enrobé de nazisme ou de bla-bla démocratique, c’est le culte du bon plaisir érigé en valeur. J’ai médité Primo Levi et Robert Antelme décrivant leurs geôliers, et je lis Michel Houellebecq, ses récits lucides du plaisir à mort. Partout, qu’il s’agisse des camps ou de la caserne libertaire, je retrouve ce conformisme arrogant de l’hédonisme sous toutes ses formes. Une société en proie au déchaînement des fantasmes, avec à la clé le recul de l’esprit critique et le rétrécissement du champ de la pensée: c’est cela l’obscurantisme. Sans compter sa pente vers la provocation et ses effets, directs ou indirects, de violence. A propos de refus de la limite et d’hédonisme, je conclus sur ceci. Prenons la propagande homosexualiste, évidemment sourde à toute critique argumentée de ses prétentions. Je la considère comme une imposture. A l’échelle de l’Occident, elle vaut aggravation de la «perte de repères» infligée aux jeunes générations, mais aussi provocation politique à l’adresse des autres cultures, non alignées.
– Bien des jeunes se tournent vers l’Islam parce qu’il leur offre un cadre normatif, ces limites et ces interdits qui leur manquent. Votre sentiment sur ce phénomène?
– Je suis d’accord avec vous. J’y vois une réaction de sauvegarde, qui touche la jeunesse d’origine non européenne avant tout mais pas seulement; en somme, un refus de s’intégrer à la désintégration. Je me
suis souvent exprimé sur la débâcle institutionnelle et ses suites, que j’ai d’abord entrevues en Afrique dans mes missions internationales. Je le redis: ça coûtera ce que ça coûtera en drames et en vies sacrifiées, mais l’humanité n’acceptera pas ce que la décomposition subjective promue par l’Occident prétend imposer. Les effets de cette décomposition nous font déjà retour, sourdement. L’islam est sur le devant de la scène, pour l’instant. Ce n’est pas pour autant qu’une réflexion en profondeur s’amorce ni que nos politiques s’infléchissent. Malgré tout, je table encore sur le débat. Et c’est la raison de cette interview. »
Bonjour
Je souscris à la thèse de Pierre Legendre selon laquelle un citoyen doit être fabriqué et à sa critique de nos manquements sur ce point. Mais on peut défendre un auteur sans que cela autorise tant de mépris pour d’autres. Voilà pourquoi je censure votre deuxième message.
Bien à vous.