- PhiloLog - https://www.philolog.fr -

Pierre Manent. Situation de la France.

sans-titre

*

      Invité de l’émission, Répliques, en compagnie de Jacques Julliard, Pierre Manent m‘avait tellement sidérée que j’avais décidé de ne pas lire son livre. Ma perplexité pourtant n‘était pas exempte d’une sourde interrogation. Avait-il été en situation de faire comprendre correctement son propos ? On sait combien la polémique déforme souvent la substance d’une pensée, surtout lorsque celle-ci se déploie dans la subtilité et la complexité. Alors l’humeur n’étant jamais bonne conseillère, j’ai décidé de réviser ma position, même si c’est tardivement, et je ne le regrette pas.

   Situation de la France est un ouvrage courageux et fécond en ce qu’il met en question des convictions profondes et exhorte par là à penser. On peut ne pas suivre son auteur dans certaines de ses propositions, comme c’est mon cas, on peut même se demander si certains aspects du diagnostic qu’il fait de notre situation ne sont pas éminemment discutables, mais voilà un auteur soucieux d’abord de dresser l’état des lieux et sur cette base d’envisager des solutions aux problèmes qu’il est urgent, pour la société française, d’affronter avec lucidité.

   Il y a, dans ce texte, un accent de sincérité suffisant pour légitimer l’invitation qu’il nous adresse d’entreprendre pour notre propre compte le même exercice de sincérité. Car la vie des nations n’est pas étrangère à la nécessité d’une certaine sincérité civique chez ceux qui en déterminent le destin. Or qu’en est-il de notre citoyenneté dans l’espace et le temps qui sont les nôtres ? Sommes-nous une nation forte, ayant une conscience  vive de notre bien commun et l’énergie propre à le défendre contre ceux qui le menacent ? Sur ce point, l’analyse de l’auteur est sans ambiguïté.

   Non, nous ne sommes plus une nation forte. Il faut pour cela un projet commun et ce que Machiavel appelait « des accidents extrinsèques » pour revitaliser l’âme des nations lorsqu’elle est en voie d’étiolement. Le dernier grand accident de ce genre est à mettre au crédit de la défaite de 40 et du refus du renoncement incarné par le Général De Gaulle. « De Gaulle donna […]  la note tonique pour l’âme de la nation, en la pressant inlassablement de se rassembler pour l’indépendance politique et spirituelle de la France » (p. 9). Mais si la Résistance fut notre dernière grande expérience fondatrice, il est clair qu’elle a épuisé depuis longtemps ses vertus régénératrices de la santé morale de notre peuple. La plupart de nos concitoyens sont plutôt des enfants de mai 68, et s’il faut voir dans les événements de 68, un moment fondateur, il est significatif qu’il ait « partie liée à une société qui défait ses liens, non plus à une nation qui s’efforce au rassemblement et à l’indépendance » (p.10). A l’opposé d’un réarmement moral, mai 68 rime donc plutôt avec le relâchement des vertus civiques. « Après le citoyen agissant, l’individu jouissant » (p.11), et avec le triomphe de  l’individu anomique et hédoniste, la porte ouverte au « grand retrait d’allégeance à la chose commune dont le déroulé allait occuper les années suivantes » (p.11).

   Manent pointe dans ce fait une des données majeures de notre problème politique. La société des individus est une société atomisée dans laquelle  l’idée d’une chose commune, a cessé de faire sens pour la plus grande partie de ses membres. Ceux-ci se vivent essentiellement comme des êtres déterritorialisés, titulaires de droits subjectifs qui, de droit, doivent faire loi, même s’ils mettent en péril la cohésion de la totalité sociale et la cohérence de nos institutions. Exit le souci de la chose commune. Pire, toute mesure indexée sur lui est reçue comme vexatoire et liberticide. Il s’ensuit que « les gouvernements sont incités à se faire valoir non plus par l’orientation et l’énergie qu’ils donnent à la vie commune mais par de « nouveaux droits » qu’ils accordent aux individus et aux groupes » (p. 11).

   Manent n’hésite pas à voir dans  la tendance des politiques à ne plus être les gardiens des promesses des Pères fondateurs de notre nation une des causes profondes de la désaffection des Français pour leur classe politique. « Le face à face devient de plus en plus tendu et épineux quand nos représentants, incapables de donner à voir la nation, ne montrent plus qu’eux-mêmes » (p.12). Si l’on rajoute que le corps politique ne se dissout pas seulement par le bas avec l’atomisation de ses membres mais aussi par le haut avec les transferts de souveraineté à l’Europe, on comprend qu’il se caractérise par sa faiblesse, une faiblesse n’ayant pas échappé à ceux qui se donnent pour mission de le détruire. En témoigne le fait que les attentats de janvier n’ont pas modifié en profondeur le paysage moral et politique de notre pays. « La bulle d’émotion suscitée par l’événement fut cette fois immense, il est vrai, mais elle se révéla aussi insubstantielle que les précédentes. Nos représentants répétèrent avec la même ardeur les mêmes phrases creuses, et nous les récompensâmes par un sursaut de popularité également improductif. Gouvernants et gouvernés jouèrent dûment leurs rôles respectifs dans la tragédie d’un grand pays qui refuse obstinément de se mettre en défense pour ne pas avouer qu’il s’est mis en danger » (p.15). Manent a-t-il raison de dire que notre immobilité jusqu’au 13 novembre procède en grande partie de notre difficulté à penser la situation ? Depuis, il semble que les choses soient en train de changer, mais le propos de notre auteur est antérieur à la tragédie que nous venons de vivre.

   Nous  sommes donc, selon son analyse, paralysés par un déficit de compréhension. Peut-on le suivre sur ce point ?

   Il me paraît avoir raison lorsqu’il pointe notre perplexité devant le phénomène religieux, envisagé dans ce qu’il est essentiellement, selon sa position doctrinale, à savoir un fait social et politique et pas seulement une option spirituelle relevant de la sphère privée. Embarras qui ne serait pas uniquement induit par notre régime politique caractérisé par le principe de laïcité. Plus profondément il découlerait d’une croyance solidement ancrée dans les consciences qui se pensent « éclairées » et « progressistes » consistant à considérer que « la religion comme motivation puissante ou significative des hommes appartient au passé. Que la religion, celle-ci ou une autre, puisse motiver les hommes aujourd’hui, leur donner énergie et direction aujourd’hui, c’est ce qui est proprement inconcevable pour l’Européen éclairé. L’humanité est irrésistiblement emportée par le mouvement de modernisation, et l’humanité enfin « majeure », c’est une humanité qui est sortie de la religion » (p.18).

   Notons le petit coup de griffe donné au passage à la thèse de Marcel Gauchet, la question demeurant néanmoins de savoir si cette dernière est vraiment remise en cause  par la revitalisation de l’islam dans des sociétés qui, avec le socialisme et le nationalisme arabes avaient pourtant connu elles aussi un processus de modernisation. Manent ne semble pas en douter. Et c’est pourquoi il nous adresse cette requête : « Ne serait-il pas prudent, aussi bien scientifiquement que politiquement, de réviser, ou du moins de suspendre le postulat selon lequel la religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes ou en voie de modernisation » (p. 20).

  Il prend acte du réveil de l’islam comme puissance conquérante et attractive pour de nombreuses personnes dans le monde et chez nous et il souligne que ce qui nous rend perplexes, c’est que cette religion formule ses exigences, non dans le langage, familier pour nous, des droits de l’homme mais, a contrario,  dans celui de la loi religieuse. Il nous est impossible de comprendre que des hommes puissent ainsi exiger que la Loi de Dieu gouverne le monde. La constatation est ici d’une grande pertinence. Nous n’avons aucune difficulté à légitimer la foi comme expérience intime mettant en jeu une personne dans sa liberté personnelle. En revanche, il est énigmatique pour nous qu’un peuple consente politiquement à une soumission dans laquelle nous voyons une forme de servitude. Pierre Manent ne pose pas du tout le problème en ces termes puisqu’ils sont, à ses yeux, surdéterminés par le postulat qu’il  nous demande de suspendre. Il accepte donc l’idée que la domination politique de l’islam sur certaines populations s’enracine dans l’adhésion pleine et massive des consciences concernées, qu’elles trouvent dans cet archaïsme « une ressource aujourd’hui, qu’il a donc du sens pour des hommes appartenant à notre monde et familiers de ses instruments, qu’ils y trouvent énergie et direction, et que la religion n’est pas ce reste inactif ou cette trace vaine que nous voulons y voir exclusivement » (p.21).

   Remarquons qu’à ce moment de l’analyse, Pierre Manent ne décrit plus, il interprète. Car il est possible de donner une tout autre explication au phénomène en le déchiffrant, en terre d’islam, comme le symptôme de la faillite du processus de la modernisation ( réaction à la corruption, à la dictature etc.), et chez nous comme la cristallisation de multiples facteurs : intégration ratée, réaction à un sentiment de discrimination, repli identitaire chez des êtres en perte de repères, etc. Notre auteur anticipe ces objections mais il les met d’emblée hors-jeu parce que, de toute évidence, c’est sa propre interprétation qui lui paraît opératoire. Et le fait qu’il lui donne l’alibi d’être plus en prise avec la configuration présente de notre monde, et la caution de « l’opinion moyenne musulmane » ne la rend pas moins contestable. Mais cela lui permet de mettre en scène la distinction radicale du monde occidental et du monde islamique.

   « Partons donc de la configuration présente des choses dans notre partie du monde. S’il fallait désigner son trait le plus saillant dans l’ordre international comme à l’intérieur de nos nations, je soulignerais le désaccord entre l’opinion moyenne occidentale et l’opinion moyenne musulmane. L’opinion moyenne dont je parle enveloppe bien sûr une disposition, une manière de vivre, une conscience de soi individuelle et collective. Ce désaccord me semble un fait considérable et constatable, quelle que soit par ailleurs l’ampleur des divergences entre spécialistes sur le sens de la modernité occidentale ou sur le «vrai islam ». Je crois que l’on peut résumer sommairement mais impartialement les choses en disant ceci: tandis que, « pour nous »,  la société est d’abord l’organisation et la garantie des droits individuels, elle est, «pour eux», d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle concrète de la vie bonne. Ces deux perspectives sur la vie collective sont également pensables et vivables, nous en sommes les uns et les autres la preuve. Elles ont l’une et l’autre leurs forces et leurs faiblesses, celles-ci étant le revers de celles-là. Nommons plutôt les faiblesses, comme il convient aux êtres faibles que nous sommes les uns et les autres. Les sociétés européennes ont un principe de cohésion faible; les sociétés musulmanes ont un principe de liberté faible. On pourrait dire aussi: nous tendons à séparer radicalement des choses qui sont naturellement réunies; ils tendent à réunir, à solidariser des choses qui gagneraient à être séparées » (p.24).

  Toute la suite du propos consiste à déployer les conséquences de ces deux manières proprement antinomiques de concevoir les principes de l‘association humaine.

   Du côté occidental, cela conduit à établir que si la règle de la vie bonne s’est traduite comme construction d’un Etat respectueux des droits de la personne humaine, ce n’est pas indépendamment de l’assise sociale d’où il a émergé. C’est dire que l’Etat souverain et libéral a tiré sa force passée d’une conception du bien commun portée par une culture et des mœurs irriguées par le christianisme et l’héritage gréco-romain. Le principe de la neutralité religieuse de l’Etat, n’est pas sorti d’une société éviscérée spirituellement. Il a consisté à désintégrer la collusion de l’Eglise et de l’Etat mais si  la Séparation de 1905 ou l’institution de la laïcité accomplie par la III° République a neutralisé politiquement la religion, elle ne l’a pas neutralisée socialement. La société française est restée une société de marque chrétienne dans laquelle les partis opposés s’entendaient implicitement jusque dans les années 60 environ, sur une certaine idée de la nation. La cohésion sociale plus ou moins réussie était assurée par un enseignement soucieux de transmettre les valeurs communes, d’éduquer  les élèves dans l’esprit des Lumières, d’apprendre l’histoire de France, la littérature et la langue française. Le service militaire contribuait à inscrire le citoyen dans l’espace commun et à lui donner le sens de ses devoirs civiques. C’est tout ce support d’un Etat laïque fort qui s’est peu à peu délité, vidant le citoyen français de sa substance concrète, le réduisant à une pure abstraction, n’ayant plus ni détermination sexuelle, ni détermination culturelle, du moins s’il est de tradition chrétienne, ni détermination nationale. Sujet sans identité occupé à faire société avec les autres sur la base de la revendication de droits subjectifs illimités. D’où le constat : « Le fait majeur de la situation, […] c’est donc la perte radicale d’autorité de l’instrument principal et décisif de la politique moderne qu’est l’Etat, ou si l’on veut, dans le contexte spécifiquement français, la République. On pourrait dire, en employant le langage de la physique politique, que l’Etat républicain n’a plus la force de réduire les groupes constituants de la France en ces éléments primordiaux de la politique moderne qui sont les individus-citoyens, ni d’offrir à ces derniers un élément commun assez nourriciers et porteurs pour qu’ils puissent être vraiment citoyens, c’est-à-dire membres du commun » p. 54). Ce constat en enveloppe un autre : il est parfaitement illusoire de croire que la laïcité est actuellement en situation de faire avec l’islam ce qu’elle a fait avec le catholicisme. Cette croyance tenace partagée par de nombreux  Français, dont je reconnais faire partie, est donc dénoncée comme une des œillères dont il faut nous libérer. L’islam ne se laissera pas neutraliser comme fait social et politique pour être relégué dans la sphère privée au même titre que les autres choix confessionnels.

   Du côté du monde musulman, le propos consiste donc à pointer la résistance de cette religion au principe laïque, et conséquemment de prendre acte de la singularité de la manière d’être d’une grande partie de la population musulmane à l’intérieur de la nation. Elle constitue, de fait, un élément ne participant pas activement à sa vie politique (« si ce n’est à titre de population sujette ou de main-d’œuvre longtemps subalterne » p. 36) Elle brouille la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, par son sentiment d’appartenance à une communauté transnationale, l’Oumma, et sa porosité aux interventions  (financières et idéologiques) des Etats musulmans sur le sol français.

   Alors, sur fond d’un diagnostic aussi pessimiste, que faire ?

   Je répète qu’on n’est pas tenu de suivre Pierre Manent dans le constat qu’il fait.

   Il me paraît juste d’être sensible à la faiblesse de l’Etat laïque, à la responsabilité dans cet affaiblissement de tous ceux dont l’acharnement à disqualifier l’idée d’une identité de la France ou de l’Europe n’a eu d’égal que la complaisance à défendre l’identité de nouveaux venus, à l’endroit desquels, il fallait n’être rien pour qu’ils puissent être tout ce qu’ils sont, (selon la formule de Pierre Manent. https://www.philolog.fr/pierre-manent-la-religion-de-lhumanite/ [1]  Cf. aussi https://www.philolog.fr/idee-de-nation/ [2]).

   En revanche il me paraît contestable de privilégier dans les populations musulmanes, un profil dont « l’opinion moyenne » est peut-être représentative, mais pourquoi considérer qu’il est vain de vouloir la réformer ? Si les Républicains des années 1880 s’étaient pliés à l’opinion moyenne des Français d’alors, 1905 eût été impossible. Il y a dans le monde musulman, à l’intérieur de nos frontières et à l’extérieur, des forces progressistes qui en sont tout autant une expression que les forces conservatrices.

   Pourquoi aussi considérer que notre désarmement politique et moral est sans remède ? L’immobilité du pouvoir après les attentats de janvier invitait en effet à le penser. Mais ceux du 13 novembre ne constituent-ils pas cet « événement extrinsèque » propre à nous faire retrouver notre âme, de même que la victoire du 6 décembre du Front national dans les urnes ? N’y a-t-il pas dans ces séismes matière à initier le processus de régénération de l’esprit républicain. Car il n’est pas mort, et c’est pour avoir trop méprisé la réalité nationale, en faisant le jeu des minorités, qu’on a installé durablement dans le paysage politique des forces ayant su capitaliser sur le sentiment d’une appartenance nationale, sur l’identité chrétienne, sur l’exaltation de la France plutôt que sur la haine de soi. Qu’il y ait une certaine imposture à s’approprier des idéaux républicains de la part d’un parti proclamant la légitimité d’une discrimination entre les membres du corps social, cela va de soi. Mais à trop humilier les uns au profit des autres, on prépare le balancier dans l’autre sens. Et c’est ainsi qu’on engage la spirale des violences dont rien de bon ne peut sortir. Cette situation désespérante fera-t-elle émerger les nouvelles élites dont nous avons tant besoin? En tout cas, il me semble qu’elles ne seront crédibles qu’autant qu’elles ne  nous inviteront pas à céder sur la laïcité, comme le suggère Pierre Manent dans cette stupéfiante proposition : « Nos concitoyens musulmans sont désormais trop nombreux, l’islam a trop d’autorité et la République, ou la France ou l’Europe, trop peu d’autorité pour qu’il en soit autrement. Je soutiens donc que notre régime doit céder, et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens » (p. 69).

   Certes, notre auteur prend bien soin de préciser que l’enjeu de sa proposition n’est pas de renoncer à la République, de suspendre la laïcité, il est, au contraire, de ranimer nos valeurs. Mais là, j’avoue ne plus comprendre car je crois profondément que ce sont les défenseurs intempérants du multiculturalisme, enfin les défenseurs de toutes les cultures sauf de la nôtre, les artisans de la terreur idéologique que font régner dans l’espace médiatique ceux qui agitent à tout propos le drapeau de  « l’islamophobie » ou de « la lepénisation des esprits » qui, des années durant ont été les fossoyeurs de la République, non ceux qui courageusement ont été les gardiens de ses idéaux. Bien loin d’être un remède, la solution préconisée par Pierre Manent me paraît donc une façon d’alimenter la maladie.

   Certes encore, il n’est pas question, pour lui, d’autoriser le voile intégral, la polygamie ou de remettre en cause le principe de la liberté d’expression. Mais enfin, donner droit de cité aux  mœurs d’une communauté qui ne reconnaît pas l’égalité de l’homme et de la femme, qui compromet l’autonomie spirituelle et morale de l’être de raison en en faisant un mineur dans son rapport à la transcendance, qui a un projet impérial voire totalitaire, n’est-ce pas consacrer le renoncement plutôt que le refus du renoncement ?

   Il se peut que ma foi en une cité où des êtres ayant des origines, des religions différentes peuvent cohabiter en paix, dans le respect des personnes ( ce qui ne signifie pas respect de toutes les croyances), sous l’autorité des lois d’une République laïque m’empêche d’avoir une vue claire de la configuration présente de notre monde. Il est bon de douter parfois de ses convictions. D’où le mérite de l’analyse de Pierre Manent. Il nous exhorte à la sincérité avec nous-même. Mais j’ai beau me mettre à son écoute, je ne crois pas que le souci de la vie bonne soit le monopole des croyants, musulmans ou chrétiens. Il est  la préoccupation de l’être de parole et de raison parce que, comme l’a bien montré Aristote, les définitions de l’homme comme « animal raisonnable », « animal parlant » et « animal politique » sont réciproquables. Mais il faut bien sûr développer les potentialités humaines, ce qui suppose une école qui soit autre chose qu’un conditionnement idéologique, une clôture ethnique ou une fabrique de fanatiques. Le salut de notre République passera par une véritable refondation de l’école. Seule une éducation libérale peut former des hommes capables de mettre en échec les forces du chaos, de la régression et de la barbarie à l’œuvre dans notre monde. La solution aux maux qui suscitent aujourd’hui notre désarroi n’est donc pas dans le renoncement à ce que nous avons de meilleur, fût-ce par souci d’inscrire dans la communauté nationale une population qui n’y est pas encline, elle est dans le ressaisissement et la fidélité aux Pères fondateurs de la République laïque.