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klee 

« (...)  Nous remarquons que plus une raison cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l'homme s'éloigne de vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l'usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu'ils soient assez sincères pour l'avouer, un certain degré de misologie, c'est-à-dire de haine de la raison.

   En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu'ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences ( qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l'entendement), toujours est-il qu'ils trouvent qu'en réalité ils se sont imposé plus de peines qu'ils n'ont recueilli de bonheur ; aussi, à l'égard de cette catégorie plus commune d'hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n'accordent à leur raison que peu d'influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d'envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au contentement de la vie, n'est en aucune façon le fait d'une humeur chagrine ou d'un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu'au fond de ces jugements gît secrètement l'idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c'est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c'est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l'homme doivent le plus souvent se subordonner.

   Puisque, en effet, la raison n'est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l'égard des ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu'elle-même multiplie pour une part) et qu'à cette fin un instinct naturel inné l'aurait plus sûrement conduite ; puisque néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c'est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l'influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même ; c'est par là qu'une raison était absolument nécessaire, du moment que partout ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins. Il se peut ainsi que cette volonté ne soit pas l'unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur.

             Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs. 1785. (Traduction : Victor Delbos)

 

  Admettons que la nature soit un système finalisé, même si ce postulat n'a aucune validité scientifique. Pour la science, en effet, il n'y a pas de finalité des phénomènes naturels, ceux-ci étant conçus comme le résultat d'une causalité aveugle. N'importe, il ne s'agit pas ici de connaître, il s'agit de penser et on approfondira en son temps la distinction kantienne du penser et du connaître.

  Admettons donc qu'il y ait de la finalité dans la nature et osons la question : quelle peut bien être la finalité d'un être doué de raison ?

  Reconnaissons que si cette finalité était le bonheur, c'est-à-dire ce à quoi tendent nos inclinations naturelles, elle aurait été bien plus sûrement assurée par un instinct que par la raison. « Si, dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention. Car toutes les actions que cet être doit accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite, lui auraient été indiquées bien plus exactement par l'instinct, et cette fin aurait pu être bien plus sûrement atteinte de la sorte qu'elle ne peut jamais l'être par la raison ». Kant

    La distinction instinct/raison renvoie à celle d’une conduite automatique obéissant à une loi naturelle et d’une conduite réfléchie se donnant à elle-même sa propre règle.

   De fait, la raison, l'entendement, l'intelligence, est la faculté suppléant en l'homme l'absence d'instinct et lui permettant de comprendre, de juger, de trouver des solutions à ses problèmes, de se représenter la loi morale, d'avoir des aspirations excédant la seule sphère de l'instinct.

   Dans ses Conjectures sur les débuts de l’histoire (1786), Kant insiste particulièrement sur cette propension de la raison à franchir les bornes que l’instinct assigne à la vie animale. C’est elle qui, avec l’aide de l’imagination, est au principe de l’invention de nouveaux besoins, de l’ouverture de possibles entre lesquels l’homme découvre sa liberté de choisir. C’est elle qui le conduit à s’arracher aux limites du présent et à se représenter l’avenir. A l’attendre donc, mais le privilège d’une attente réfléchie de l’avenir se paie cher en souci et en crainte. Car outre l’incitation à l’effort, l’avenir contient  l’éventualité de l’échec et la certitude de la mort. En évoquant le premier couple de l’histoire, Kant écrit : « Avec terreur, tous deux eurent la vision de ce qui, après une vie pénible, se tient au fond du décor, de ce qui arrive pour tous les animaux de façon inéluctable sans cependant les tourmenter : de la mort. Ils parurent alors se reprocher comme un crime et réprouver l’usage de la raison qui leur avait occasionné tous les maux » La philosophie de l’histoire, Médiations/Denoël, p. 116.

   La tentation humaine de la misologie (étymologiquement: haine de la raison) procède donc du coût élevé en souffrances de l’usage de la raison. Car que cette aptitude ne soit pas un brevet de réjouissances, impossible de le nier. La moindre conquête intellectuelle, la moindre réussite pratique coûte cher en efforts, en peines et donne au final des jouissances dont on peut regretter  la brièveté au regard des sacrifices consentis. Ne nous étonnons pas que le savant, le philosophe, le génie de l'art, de la technique ou de la politique ne puissent pas toujours se défendre d'une secrète « envie » à l'égard des êtres dont les aspirations sont plus « communes ».

  Se laissant conduire par leurs inclinations naturelles, ceux-ci semblent bien mieux lotis pour ce qui est de la jouissance de la vie. Ils nourrissent aisément des illusions rassurantes propres à apaiser l'angoisse, à consoler dans les épreuves, à accorder des satisfactions substitutives ou à insuffler le courage d'entreprendre.

  A l'opposé, la culture de l'intelligence rend plus lucide et la lucidité détruit les illusions bienfaitrices. Elle concourt à démultiplier un questionnement qu'elle ne parvient pourtant pas à clore dans des réponses définitives, elle crée des besoins artificiels, elle projette vers des fins souvent difficiles d'accès. Comment ne pas envier, parfois, l'ignorance  préservant d'un savoir attristant ; la modestie d'exigences inclinant à des contentements faciles ; la disposition à se sentir chez soi dans l'ordre naturel des choses ?

 PB : Est-ce à dire que la misologie soit fondée et même, qu'elle soit la vérité du jugement de ceux qui instruisent le procès de la raison comme moyen adapté à sa fin, si celle-ci est le bonheur?

  Non, répond Kant, car la plainte de l’être sensible n’efface pas le sentiment de la dignité que nous attachons au fait d’être porteurs d’une raison. Et si nous « pestons », à juste titre, contre l’inaptitude de la raison à assurer le bonheur de celui qui en est doté, ce n’est pas pour regretter la condition des animaux. C’est au contraire pour avouer secrètement que ce n’est pas entièrement la nôtre et que notre finalité ne se réduit pas à celle de l’instinct. Celle-ci est en effet le bonheur, et en qualité d’être sensible, nous la partageons avec les animaux. Mais la destination d’un être raisonnable est nécessairement d’une autre nature, d’une nature infiniment plus noble car, si ce n’était pas le cas, à quoi bon la raison et qu’est-ce qui fonderait la dignité de l’être humain ? Il s’ensuit que la vocation de la raison n’est pas le bonheur, c’est la moralité. La raison nous a été donnée pour produire une bonne volonté, une volonté morale non pas comme moyen d'une autre fin mais comme fin en soi.

  La destination d'un être raisonnable est  donc d'accomplir la loi de la raison c'est-à-dire de remplir toutes les obligations dont elle est le principe. Développer ses talents,  promouvoir le perfectionnement des dispositions d'une espèce qui n’est d'abord rien mais a le mérite de devenir, par son propre effort, tout ce qu'elle peut être. La raison assigne, à l'être dont elle fait la dignité, le devoir de participer activement aux progrès de la culture, à la civilisation de l'homme et à sa moralisation. Sa tâche est de construire ce que Kant appelle « le règne des fins »,  l’expression signifiant un monde où tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle internationale, les rapports humains seront réglés par le droit universel.

   L'espèce douée de raison est donc une espèce historique, appelée à parcourir un long chemin, semé d'embûches. L'humanité n'est pas donnée. Elle doit se conquérir à la sueur de son front et dans la nostalgie de la tranquillité animale. Mais s'il arrive que les épreuves fassent regretter la paix de l'hébétude, quel est l'homme qui accepterait de déchoir de son  statut moral pour être ravalé au rang des bêtes?  Nul ne veut faire le sacrifice de sa dignité. Or c'est bien ce qui est en jeu dans la misologie car la haine de la raison et la haine de l'humanité sont une seule et même chose. Misologie égale misanthropie.

   L'attachement à notre humanité est ainsi invitation à comprendre que si la raison nous a été donnée, c'est  moins pour être heureux que pour nous rendre dignes de l'être.

 

 

  NB : Il y a dans ce thème kantien un clin d’œil à un passage du Phédon de Platon.

  En 89d on peut lire:

  -"Mais avant mettons-nous en garde contre un danger.

  -Lequel? dis-je.

  -C'est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l'âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu'un que l'on croyait vrai, sain, et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu'il est méchant et faux, et qu'on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s'est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu'on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d'être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu'il n'y a rien de sain chez personne. N'as-tu pas remarqué toi-même que c'est ce qui arrive?

  - Si, dis-je.

  -N'est-ce pas une honte? reprit-il. N'est-il pas clair que, lorsqu'un homme entre en rapport avec les hommes, il n'a aucune connaissance de l'humanité; car s'il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c'est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre?"

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6 Réponses à “La tentation de la misologie. Kant.”

  1. bob dit :

    Bonsoir,
    je viens de lire ce passage cité des Fondements de la métaphysique des moeurs, qui commence à  »plus une raison cultivé s’occupe de poursuivre la juissance de la vie et du bonheur … » et qui se fini à  »…que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée. »
    je ne comprend pas la veritable idée qui se cache derrière cela, pourriez-vous m’éclaircire svp ?

  2. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Les significations sont explicitées dans cet article. Il vous suffit de vous donner la peine de les comprendre.
    Repérez quelles sont les fins de l’existence humaine que Kant distingue.
    Demandez-vous pourquoi il établit que la raison est plus adaptée à l’une qu’à l’autre. etc.
    Voyez le cours sur la morale kantienne et sa réflexion sur le souverain bien.https://www.philolog.fr/la-morale-kantienne-rigorisme-et-formalisme/
    Voyez aussi cet article.https://www.philolog.fr/kant-la-destination-de-letre-dote-dune-raison-et-dune-main/
    PS: Attention à la correction de l’expression.
    Ex: Je ne comprendS pas – qui se finiT – m’éclaircir.
    Bon travail.

  3. Pierre dit :

    Bonjour chère Simone,
    Ne pourrait-on pas objecter à l’analyse kantienne que l’apprentissage de la raison est de nature à procurer des réjouissances que ne saurait offrir une conduite automatique dictée par l’instinct? Si, certes, la vocation de la raison n’est pas la conquête du bonheur, il m’apparaît toutefois que celle-ci est le point de départ d’une liberté permettant de goûter à la plénitude de l’existence.
    Bien à vous
    Pierre

  4. Simone MANON dit :

    Bonjour Pierre.
    Vous avez raison de souligner que l’exercice de la raison donne des satisfactions. Il nous permet de connaître la joie de comprendre, le plaisir de ne devoir qu’à soi-même certaines réussites. C’est la raison qui fonde l’estime de soi, le sentiment de notre dignité, et le plaisir de faire triompher ses exigences dans la conduite morale. Mais cela n’exclut pas que, du point de vue du bonheur, elle se paie cher en souci, angoisse, difficulté etc., comme je le montre dans cet article.
    Kant dit même qu’il faut une grande perfection morale pour éprouver du bonheur à être vertueux et il a parfaitement raison de noter que la vertu ne protège pas le vertueux des souffrances du deuil, de la déception sentimentale, de la maladie, de l’échec professionnel, etc.. Car le bonheur se définit, selon Kant, comme « la totalité des satisfactions possibles ». Il met en jeu nos désirs et l’expérience montre qu’il ne suffit pas d’être vertueux pour être heureux.
    Ainsi il est juste de dire que l’expérience humaine pour autant qu’elle est celle d’un sujet porteur de raison et donc capable de liberté est riche en satisfactions mais il est non moins juste de pointer l’impuissance de la raison à assurer la satisfaction de tous nos désirs et à nous préserver des coups de l’adversité. https://www.philolog.fr/faut-il-etre-vertueux-pour-etre-heureux/
    Bien à vous.

  5. Geyer dit :

    Bonjour,
    Considérez-vous, comme Daniel Epstein dans une de ses conférences, que Léon Chestov serait en quelque sorte « misologue » ?
    Merci

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il me semble que la force de la pensée de Chestov tient à sa manière de pousser à sa limite la tension entre Athènes et Jérusalem. Il faut prendre au sérieux la nécessité rationnelle pour en expérimenter au point où il le fait le caractère insupportable. L’arbre de la science éprouvé comme une offense à l’arbre de vie. La première critique de la raison a été faite par Dieu prophétisant la mort à celui qui mangerait les fruits de l’arbre de la connaissance, rappelle Chestov. Plutôt que de misologie, je parlerais de refus, de révolte contre ce qu’il dénonce comme une résignation coupable. A l’empire de la nécessité, à l’empire de la Raison, à la résignation du philosophe s’oppose le cri de l’existant avec sa nécessité propre, celle à laquelle fait droit la promesse divine ou le « tout est possible ». L’évidence de la prophétie comme une alternative aux évidences de la raison… « Que se réalise la promesse:il n’y aura rien d’impossible pour vous! »
    Qui dit alternative, dit qu’est maintenue dans toute la rigueur de son ordre, la nécessité refusée.
    Voyez: https://www.philolog.fr/athenes-et-jerusalem-leon-chestov/
    Bien à vous.

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