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   Ce n’est pas de la grande littérature et pourtant ce livre a du souffle. Ce qui explique, sans doute, son fabuleux succès. Véritable phénomène de société aux Etats-Unis, The Help  (Les Bonnes), paraît en février 2009, figure sur la liste des meilleures ventes pendant des mois, s’écoule à des millions d’exemplaires et fait déjà l’objet d’une adaptation cinématographique. Pour un premier roman, c’est un coup de maître. De quoi se dire que les ateliers de « Creative Writing » fréquentés par l’auteur sont efficaces. Quelques bonnes recettes de construction d’une intrigue avec ses rebondissements, ses suspens et voilà la gloire assurée.

 

   Heureusement les choses ne sont pas si simples et il ne suffit même pas d’exploiter un thème porteur pour réussir ce que Kathryn Stockett réussit avec La couleur des sentiments. Elle nous offre un vrai moment de plaisir. Impossible d’interrompre la lecture de ce livre, à la fois drôle et grave, contant les aventures mêlées d’une riche blanche et de deux bonnes noires sur fond de la grande histoire. Celle qui, brisant les conditions de possibilité d’un monde commun, finit par colorer l’expérience des uns et des autres de la pigmentation de leur peau. On ne peut donc que saluer la réussite de la traduction du titre américain. A l’évidence, les sentiments des uns et des autres sont au diapason du fossé qui les sépare et j’apprécie les réserves que l’auteur exprime à la fin du livre sur la possibilité d’une riche blanche de se mettre dans la peau de bonnes noires. C’est pourtant ce qu’elle tente dans une partition à trois voix où l’auteur fait parler à  la première personne ses héroïnes : la jeune blanche de bonne famille : Skeeter et deux domestiques noires : Aibileen et Minny.

 

    L’histoire se passe à Jackson dans le Mississipi et on a peine à croire qu’elle se déroule en 1962. Martin Luther King va bientôt marcher sur Washington pour défendre les droits civiques, Kennedy est à la Maison blanche mais le sud semble immobilisé dans un passé sécessionniste qui n’en finit pas. Tout se passe comme si cette même chaleur qui fige la société dans les réflexes ségrégationnistes enveloppait chacun des personnages dans une torpeur qu’il n’est possible de secouer qu’en surmontant la peur et ses propres complicités. Et c’est ce qui fait l’intérêt de ce livre à mes yeux.

  • Son refus du manichéisme (il n’y a pas d’un côté les innocents et de l’autre les coupables).
  • Sa manière de pointer les ambiguïtés des uns et des autres (Skeeter, la blanche révoltée contre les préjugés de sa caste, courageuse dans son entreprise subversive mais aussi soumise à une mère dominatrice et fleur bleue dans ses rêves amoureux; Minny, la bonne noire aussi forte en gueule avec ses employeurs que prompte à encaisser sans regimber les coups de son ivrogne de mari, la caricaturale Miss Hilly à la tête d’une croisade pour l’installation de toilettes séparées pour les Blancs et leurs domestiques noires mais organisatrice par ailleurs d’une œuvre de charité en faveur d’enfants africains etc.
  • La peinture d’une atmosphère lourde sur laquelle s’arrache le cocasse de nombreuses situations. La peur est omniprésente dans ce récit. Les différentes menaces ne sont qu'évoquées:  un claquement de portière, un bruit insolite, un silence et on se met à imaginer le pire dans cette ville où le Ku Klux Klan fait encore des victimes.
  • Enfin la vérité d’une expérience où l’on découvre ce qu’il en coûte en culpabilité, en sentiment d’un irrémédiable gâchis lorsqu’on a été une petite fille blanche élevée par une bonne noire et que, devenue grande, on ne lui a pas encore payé sa dette en remords et en amour.

 

   Le souffle de ce livre vient de là. On en a la certitude dans la confession finale de l’auteur. Comme Skeeter, la journaliste blanche qui est au cœur du récit, a un lien privilégié à Constantine, sa bonne noire bien-aimée, Kathryn Stockett écrit dans le clair-obscur de sa relation à celle qui l’a baignée de tendresse mais dont elle était séparée par les rapports viciés qu’un système sociopolitique inique ne peut manquer d’induire entre des êtres humains.

   Voici ce qu’elle écrit :

 

   « Dans l’ensemble, La Couleur des sentiments est une fiction. En l’écrivant, toutefois, je me suis beaucoup demandé ce qu’en penseraient les miens, et aussi ce qu’en aurait pensé Demetrie, bien qu’elle soit morte depuis longtemps. J’ai eu très peur, à maintes reprises, d’outrepasser une terrible limite quand j’écrivais en prenant la voix d’une Noire. Je craignais d’échouer à décrire une relation qui avait si fortement influencé ma propre vie, une relation faite de tant d’amour mais si souvent réduite à de grossiers stéréotypes dans l’histoire et la littérature américaines.

   J’ai été vraiment reconnaissante de lire dans l’article intitulé “Grady’s Gifi” du Prix Pulitzer Howeil Raines:

   « Il n ‘est pas de sujet plus risqué pour un écrivain du Sud que l’affection qui unit une personne noire et une blanche dans le monde inégalitaire de la ségrégation. Car la malhonnêteté sur laquelle est fondée une société rend toute émotion suspecte, rend impossible de savoir si ce qui s’est échangé entre deux personnes était un sentiment loyal, de la pitié ou du pragmatisme ».

   J’ai lu cela et j’ai pensé: Comment a-t-il trouvé le moyen de dire cela en si peu de mots ? C’était bien la question périlleuse avec laquelle je me colletais et qui me glissait entre les mains comme un poisson sorti de l’eau. Mr Raines avait réussi à la fixer en quelques phrases. J ‘ai été heureuse d’apprendre que je n’étais pas seule dans mon combat.

   Tout comme pour le Mississippi, j‘éprouve pour La Couleur des sentiments des sentiments contradictoires. Concernant les limites entre Noires et Blanches, je crains d’en avoir trop dit, On m’a appris à ne pas parler d’une chose aussi embarrassante parce que c’était vulgaire, impoli, et qu’elles risquaient de nous entendre.

   Je crains de ne pas en avoir assez dit. De ne pas avoir assez dit que non seulement la vie était beaucoup plus dure pour nombre de femmes travaillant chez les Blancs dans le Mississippi, mais aussi qu’il y avait infiniment plus d’amour entre les familles blanches et les domestiques noires que je n’avais d’encre ou de temps pour le décrire.

   Ce dont je suis certaine, c’est cela : je n’irai pas jusqu’à penser que je sais ce qu’on ressent quand on est une Noire dans le Mississippi, surtout dans les années 1960. Je ne pense pas que n’importe quelle Blanche qui verse un salaire à une Noire pourra jamais réellement y comprendre quoi que ce soit. Mais tenter de comprendre est vital pour l’humanité. II y a une phrase dans La Couleur des sentiments à laquelle je tiens particulièrement:

  « N’était-ce pas le sujet du livre ? Amener les femmes à comprendre. Nous sommes simplement deux personnes. Il n’y a pas tant de choses qui nous séparent. Pas autant que je l’aurais cru. »

   Je suis à peu près certaine de pouvoir dire qu’aucun membre de notre famille n’a jamais demandé à Demetrie ce qu’on ressentait quand on était une Noire travaillant pour une famille de Blancs dans le Mississippi. Il n’est jamais venu à l’idée d’aucun d’entre nous de lui poser cette question. C‘était la vie de tous les jours. Ce n’était pas une chose sur laquelle les gens se sentaient obligés de s’interroger.

   J ‘ai regretté, pendant bien des années, de ne pas avoir été assez âgée et assez attentionnée pour poser cette question à Demetrie. J’avais seize ans à sa mort. J’ai passé des années à imaginer ce qu’aurait été sa réponse. Et c’est pour cela que j’ai écrit ce livre. »

  La couleur des sentiments. Kathryn Stockett. 2010. Jacqueline Chambon. Traduction de l’américain : The Help, 2009, par Pierre Girard.

 

   A lire donc comme une vraie récréation en ce début de vacances pascales.

   Mais aussi comme une invitation à lire ou à relire la grande littérature des écrivains du Sud, en particulier Lumières d’août de Faulkner. Ici on a affaire à la vraie littérature et celle-ci, à la différence de l’autre, est indemne de toute complaisance pour les bons sentiments, trop bons pour être vrais.

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4 Réponses à “La couleur des sentiments. Kathryn Stockett.”

  1. Mijak dit :

    Merci de votre analyse de cet ouvrage qui, s’il reste en-deçà de la vraie littérature, a le mérite de la sincérité. Personnellement, je l’ai trouvé en étrange consonance avec l’actualité de ces dernières semaines. Voir sur mon blog :
    http://mijak.over-blog.fr/article-shame-on-you-un-cri-pour-rompre-le-silence-76635934.html

  2. Anis dit :

    J’ai beaucoup aimé la chronique que vous faites de ce livre tout en nuances. Quant à la question de la littérature, de la vraie, et de l’autre, je me demande si cette question est pertinente tant on sait que le choix de ce qu’est la littérature est un choix institutionnel, politique donc. Ce livre est un livre d’amour mais aussi un livre intelligent qui décrit bien l’ambiguïté des sentiments, la condition des femmes aussi. Je regrette souvent que ces livres qui sont aussi de grands succès populaires soient traités toujours avec cette forme de mépris. On peut connaître parfaitement ses classiques sur les bouts des doigts, Faulkner et les autres, et apprécier réellement la valeur de ces livres.

  3. Simone MANON dit :

    Prendre du plaisir à la lecture d’un livre n’exclut pas que l’on puisse faire la différence entre un grand écrivain et un écrivain mineur. Avec les uns, on se sent immédiatement introduit dans le temple de l’esprit, avec les autres, on reste à l’extérieur, même si les alentours ne sont pas dénués d’intérêt.
    Il n’est pas question de mépris, seulement de sens des hiérarchies même si ce n’est pas politiquement correct de s’en réclamer.
    Bien à vous.

  4. Anonyme dit :

    Super livre qui émeut et qui nous raconte qu’il y a de l’humanité dans le mississippi en 1962.
    Super livre !!

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