« Voilà votre métier, dont vous parlez en amant tout à fait heureux. Quant à moi, je n’en connais qu’un, qui n’en est pas un, puisqu’il est essentiellement niable, que tout homme, s’armant d’une plume, peut se targuer d’en être maître; et je ne dis le connaître que pour m’être fait un sens toujours plus exquis, et comme ombrageux, de ses difficultés – et presque – de son impossibilité.
Mais, de cette expérience particulière, j’ai du moins retiré une grande révérence pour toute personne qui sait faire quelque chose, et une singulière considération pour celles qui nous montrent par leur exemple que l’exercice d’une profession peut valoir à son homme un autre avantage que son traitement ou son salaire, son avantage ou son renom; mais un accroissement et une édification de son être. Si j’aimais, plus que je ne fais, les termes considérables, je dirais que tout métier, même très humble, ébauche en nous une éthique et une esthétique, tellement que, à partir de l’obligation de «gagner sa vie » au moyen d’un travail bien défini, quelqu’un peut s’élever à une possession de soi-même et à un pouvoir de compréhension en tous genres, qui surprennent parfois celui qui les observe chez des individus dont il n’eût pas attendu des remarques d’artiste ou des sentences de philosophe, exprimés en termes semi-pittoresques, semi-professionnels. »
Valéry. Métier d’homme. Œuvres II. La Pléiade, p. 1108.
Dans une lettre préface à un livre de l’ingénieur et homme politique Raoul Dautry (1880.1951. Polytechnicien ayant joué un rôle de premier plan dans l’organisation des chemins de fer, de l’électricité et autre secteur clé de la société française), Paul Valéry médite la fonction du métier dans une vie d’homme et commence par en faire un éloge d’une grande profondeur.
Il prend appui sur sa propre expérience du métier d’écrivain et sur celle de Raoul Dautry, pour dégager la signification qu’il retient de la notion de « métier ». Car le terme peut connoter d’autres sens autorisant un renversement de l’éloge en déploration. Ce que d’ailleurs l’étymologie du terme suggère d’abord. « Il signifie dans l’origine service de détail : métier, c’est ministère, (ministerium, dans lequel minus s’entrevoit). Il est intéressant de noter que le langage a utilisé ce mot dans des locutions dont l’une en relève le sens : métier de roi ; l’autre le réduit à désigner une machine : machine à tisser » Ibid. p. 1110.
« Métier » c’est aussi : job, boulot, gagne-pain et c’est bien parce qu’il faut gagner sa vie qu’on exerce un métier. Mais s’il devait être réduit au seul moyen d’obtenir salaire, promotion de carrière ou satisfaction narcissique, il serait servile dans son principe et ne mériterait pas qu’on lui reconnût une valeur en soi. Ce qui est au contraire l’enjeu du texte qui retient notre attention.
Qu’est-ce donc qui fonde la possibilité de faire l’apologie du « métier » ?
Le métier d’écrivain permet au poète, sous forme subtile, de l’établir. Voilà en effet un métier dont on peut discuter la réalité. N’importe qui ne peut-il pas se targuer d’être maître en écriture dès lors qu’il prend une plume ? Il y a, dans cette petite remarque, comme un coup de griffe anticipé à tous les plumitifs qui pullulent aujourd’hui, « écrivains » par autodécret ou sponsoring d’une maison d’édition alimentant jusqu’à la nausée les rayons des librairies. Par contraste, ceux qui ont quelque titre à mériter cette appellation, et Valéry est bien sûr de ceux-là, désespèrent de pouvoir s’en prévaloir. « Je ne dis le connaître, avoue-t-il, que pour m’être fait un sens toujours plus exquis, et comme ombrageux, de ses difficultés – et presque – de son impossibilité. »
Il signifie ici, qu’avoir du métier, exige le talent de surmonter les résistances que le matériau sur lequel il s’exerce, oppose à la volonté humaine et cela n’est pas l’affaire d’un jour. Le métier s’apprend et il y a des apprentissages qui semblent ne jamais devoir finir, comme c’est le cas lorsqu’on ne badine pas avec les exigences du bel ouvrage. Là est sans doute la ligne de partage entre le savoir-faire technicien et le savoir-faire artistique. Celui-ci creuse chez ses plus grands génies le sentiment d’être toujours en deçà de la réussite visée, comme semble le suggérer Valéry en parlant « d’impossibilité ».
Mais dans tous les domaines, pas de métier sans l’intelligence des lois de la matière qu’il affronte, la capacité d’en contourner les contraintes afin de transformer l’obstacle en auxiliaire de liberté. Peu importe la nature de ce avec quoi il met aux prises, mots pour le poète, bois pour le menuisier, terre et cépage pour le vigneron etc., il s’agit toujours de se mesurer avec modestie, patience et persévérance à une forme d’adversité et d’apprendre d’elle à la fois la pesanteur du réel et l’étendue de sa propre liberté humaine. L’homme de métier apprend à se connaître en même temps qu’il accroît sa connaissance des choses. Sans cesse mis en situation de résoudre des problèmes, il doit savoir ruser avec les éléments. De ce point de vue il n’y a pas de différence de nature entre les activités libérales et les autres. Même dans les métiers traditionnellement liés aux opérations mécaniques, il faut des initiatives de l’esprit pour résoudre un problème imprévu, un tour de main pour plier l’outil ou adapter la règle générale à la situation particulière. Et l’exercice réussi ne laisse pas l’ouvrier inchangé.
Acquérir du métier va de pair avec « un accroissement et une édification de son être » ; « tout métier même le plus humble, ébauche en nous une éthique et une esthétique, tellement que […] quelqu’un peut s’élever à une possession de soi-même et à un pouvoir de compréhension en tous genres ».
Valéry souligne ici la fonction éducative de la conquête de l’habileté technique. Elle passe par le déploiement des vertus du caractère et de l’intellect. Le courage pour ne pas baisser les bras au premier échec ; l’intelligence pour comprendre la nécessité des choses, la lucidité pour mesurer correctement la marge de manœuvre dont on dispose, la tension de la volonté pour surmonter ses maladresses, domestiquer le geste et parvenir à force d’expérience à une certaine maîtrise des opérations.
Il s’ensuit que tout métier est une école de la volonté, ce que connote l’idée d’éthique ou de morale ; une école du goût aussi et c’est ce que connote l’idée d’esthétique. Il suppose le souci de la chose bien faite ; celle qui donne cette satisfaction profonde d’avoir inscrit en elle une certaine idée de ce que l’on doit être. Combien de reprises pour parvenir à ce point de convenance ? Il y a du perfectionniste dans tout véritable homme de métier. Il ne peut se satisfaire de l’à peu près et s’il remet l’ouvrage sur le métier, c’est que sa sensibilité aussi est engagée dans l’appréciation de son travail. Il y cherche la jouissance qui est la récompense de la forme réussie, celle qu’aucune règle ne peut définir a priori, celle qu’on ne peut que sentir et donner à sentir au terme de son effort.
Enfin le métier est une école de l’intelligence. Idée profonde. Tout se passe comme si de toute habileté conquise dans un domaine se dégageait une leçon d’universalité. D’où cet étonnant bon sens des hommes de métier. Ni artistes, ni philosophes, ils peuvent rivaliser avec eux lorsqu’il s’agit de juger de manière générale. Certes ils n’ont ni la rigueur conceptuelle des uns, ni le jargon professionnel des autres mais si la forme de leur discours les trahit, le fond en impose par la pertinence.
On ne peut donc que déplorer d’assister avec les nouvelles organisations du travail au recul du métier au sens noble de telle sorte que peu de travailleurs sont encore des ouvriers, c’est-à-dire des personnes oeuvrant à proprement parler. Avec la rationalisation des méthodes de production, la part des automatismes s’est accrue. L’âge de la civilisation artisanale est révolu. Dans la civilisation industrielle on travaille, on ne fait pas œuvre. Et le prix de cette mutation est élevé en terme de déshumanisation de l’acte de produire. L’ouvrier ne conçoit pas le projet; celui-ci est compétence de l’ingénieur, ce dernier ne l’exécute pas; c’est compétence du technicien et comme plusieurs opérations sont nécessaires, chacun est réduit à une tâche parcellaire, abstraite, mécanique. Il y a là une mutilation de l’humaine nature, privée de la possibilité d’exercer les diverses aptitudes sans lesquelles elle ne peut s’accomplir. La division du travail est en ce sens une malédiction. Toute assignation à une activité unique, répétitive, mécanique empêche l’homme de s'’épanouir, d'actualiser ses virtualités. Elle l’appauvrit et l’abêtit.
A la fin de sa lettre, Valéry fait allusion à ce drame en rappelant que « le langage a utilisé le mot dans des locutions dont l’une en relève le sens : métier de roi : l’autre le réduit à désigner une machine : métier à tisser ».
Le roi peut être pensé comme la métaphore de ce que Marx appelait « l’homme total ». Celui qui exerce la totalité de ses puissances, aussi bien intellectuelles que manuelles et artistiques. Celui dont la totalité n’est pas brisée, mutilée par la division du travail et qui pourrait « chasser le matin, pêcher l’après-midi, pratiquer l’élevage le soir, faire de la critique après le dîner, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » (Marx. Idéologie allemande, La Pléiade III, p. 1065).
Le métier à tisser est la métaphore de ce à quoi le travail est réduit lorsqu’il a cessé d’être une œuvre.
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Bonsoir Madame,
Nous venons d’apprendre que votre absence sera prolongée jusqu’au vacances, mes camarades et moi même sommes bien attristés, revenez nous vite madame. Bien à vous.
Ariane.
C’est mon voeu le plus cher Ariane. Merci pour ce petit message.
J’en profite pour vous demander, à vous et à toute la classe, d’étudier les deux chapitres que je voulais faire avant les vacances :l’art et la religion.
Avec toute ma sympathie.
Je transmettrai le message à la classe.
En espérant vous retrouver après les vacances.
Ariane.
Bonjour Madame,
Revenez nous vite et prenez soin de vous !
A bientôt !
il est vrai nous déplorons tous votre abscence
revenez nous en forme
à très vite!
Je suis très touchée par vos petits messages. Merci pour cette gentille attention.
Vous imaginez bien que j’enrage de ne pouvoir remplir le contrat. Aussi suivez bien mes conseils.
Faîtes des fiches à partir du blog et de votre manuel sur les deux thèmes indiqués. Ne perdez surtout pas votre temps pendant que le mien est comme suspendu… Il y a tant de choses à apprendre pour le plus grand plaisir de l’esprit et il faut boucler le programme. Si vous avez des difficultés de compréhension, demandez-moi des éclaircissements. Pour autant que c’est possible je vous répondrai.
Ce qui est vrai pour votre classe l’est aussi pour les autres. Pensez à faire circuler l’information.
Pour la classe de S que devons nous faire et qu’avons nous à préparer ?
En espérant votre rapide retour !
La même chose que les autres. Travailler par vous-mêmes le thème de l’art et de la religion. Ce n’est pas difficile: les cours sont en ligne et pour vos fiches vous pouvez compléter avec votre manuel.
Vous aviez un travail sur deux textes de Hegel en vue d’un exercice sur table. Deux articles sont en ligne correspondant au corrigé: art et apparence.
Bon courage.
Madame bonjour,
je viens de lire le texte de P.VALERY et votre commentaire de mars 2009.
Je suis touché par ce que vous exprimez du métier: beaucoup de sensibilité, et de justesse.
Le métier serait la réalisation d’un devoir, effort volontaire qui libère; en opposition au travail, souffrance imposée, qui enchaîne?
Bien à vous
Bonjour
Non, il ne me semble pas que la distinction s’énonce dans les termes où vous le faîtes.
Le travailleur peut travailler dans des conditions où il fait œuvre. Il déploie dans son activité ses talents, il mobilise sa volonté dans une tâche ayant un sens pour lui, celui de produire quelque chose lui permettant d’inscrire dans l’extériorité une dimension positive de sa personne (son habileté, son goût de la chose bien faîte, etc.)
Toute possibilité dont est privé le travailleur dont l’activité se réduit à des opérations mécaniques, répétitives.
Faire œuvre n’exclut pas la souffrance mais celle-ci est rédimée par le sens tandis que l’absence de sens est pour l’autre une dimension constitutive de sa souffrance.
Dans les deux cas, on travaille parce qu’il faut gagner sa vie (contrainte vitale et sociale), dans les deux cas cette contrainte peut être vécue comme un devoir (ne pas se sentir autorisé à vivre du travail des autres, prendre sur soi une part du fardeau du travail) mais les conditions d’épanouissement de la personne ne sont réalisées que dans un cas.
Bien à vous.