Comme tout grand philosophe, Descartes a toujours joint le souci pratique au souci théorique. Très tôt, il a la profonde conviction qu'ils se rejoignent dans la recherche des principes et qu'à l'égal d'une science rationnellement construite, on doit pouvoir élaborer une morale rationnelle. Un rêve fait dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 est à cet égard, éloquent. Le jeune homme voit, symbolisés par un dictionnaire et un recueil de poèmes latins « toutes les sciences ramassées ensemble » et « la philosophie et la sagesse jointes ensemble ». Le dictionnaire représente le savoir, le recueil de poèmes la morale.
Bien plus tard, en 1647, dans la lettre préface de l'édition française des Principes de la philosophie il réaffirmera l'idée que la philosophie est une et qu'elle inclut la science et la sagesse. « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse ».
En 1637, cependant, à l'époque du Discours de la méthode, la science n'est pas élaborée. Descartes est théoriquement, en situation de doute. Il a déconstruit les savoirs antérieurs en pointant leur caractère douteux, il n'a pas encore reconstruit l'édifice des connaissances sur les principes qu'il s'est donnés et plus fondamentalement, la science œuvre collective, ne peut s'élaborer que très lentement, à une échelle de temps sans commune mesure avec le temps individuel. Or il remarque que, s'il est possible de suspendre son jugement sur le plan spéculatif, il n'en est pas de même sur le plan pratique.
Vivre c'est agir et l'action s'accommode mal des hésitations, de l'irrésolution. Le prix à payer pour des erreurs de jugement en matière de conduite est, par ailleurs très élevé : contrariétés, soucis, troubles de l'âme, ennuis de tous ordres. Tout cela n'est pas compatible avec la tâche que le philosophe s'est assignée. Il veut vaquer commodément à la recherche de la vérité. Aussi « afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part » Discours III Partie.
La morale « par provision » ou morale provisoire est donc un ensemble de principes que Descartes définit pour conduire sa vie avec assurance et tranquillité. Dans la préface des Principes de la philosophie, il dit : « une morale imparfaite qu'on peut suivre par provision (=en attendant) pendant qu'on n'en sait point encore de meilleure ».
L'enjeu de la morale provisoire est donc de vivre le plus heureusement possible et de vaquer en paix à la recherche de la vérité.
1°) Première maxime : « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre ».
On a l'impression que Descartes préconise ici un conformisme étonnant pour un homme faisant de la raison, la seule autorité en matière de jugement. Sans doute, dans l'état actuel des choses, la raison n'a-t-elle pas la lumière pour être en mesure d'être la seule instance législatrice, mais plus fondamentalement il faut comprendre que dans le domaine politique et religieux, la raison ne peut pas et ne pourra jamais être la seule mesure des choses. Pourquoi ?
Pour la religion, c'est facile à saisir. Celle-ci repose, dans le cas du christianisme, la religion de Descartes, sur la Révélation. C'est dire que la vérité religieuse ne relève pas de la lumière naturelle (la raison) mais d'une lumière surnaturelle (la foi).
Pour les lois civiles et les coutumes il convient de se souvenir que ce sont les hasards de notre naissance qui nous ont fait membre d'un groupe et qu'une collectivité n'est pas un monde de purs esprits. Elle a été façonnée par les contingences historiques et ce que l'histoire a irrationnellement produit a une inertie relativement rétive aux exigences de la raison. L'oubli de cette vérité par les réformateurs ou les révolutionnaires est souvent la cause de leurs échecs. « Ces grands corps sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, leurs imperfections, s'ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l'usage les a sans doute fort adoucies ; et même qu'il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne saurait si bien pourvoir par prudence. Et enfin, elles sont quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement : en même façon que les grands chemins qui tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d'être fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre, que d'entreprendre d'aller plus droit, en grimpant au-dessus de rochers, et descendant jusques au bas des précipices ».Discours de la méthode II partie. (L. 94 à 108).
Il y a dans ces remarques, une assez bonne indication de la prudence de Descartes à l'égard de la politique. Les conventions sociales, les mentalités, ne se réforment pas aussi facilement que ses propres opinions, aussi, puisqu'il faut vivre en paix avec les autres pour ne pas compromettre sa tranquillité, convient-il dans sa conduite extérieure, de se conformer aux lois et aux usages. Cela n'engage pas le jugement (c'est-à-dire le for intérieur) et pour toutes les actions qui ne sont pas prescrites par la loi et la coutume, il est sage de les régler sur celles des hommes « les plus sensés avec lesquels j'aurais à vivre ». Descartes énonce ici un principe de modération ayant deux justifications : à défaut de connaître la vérité, on a moins de chance de se tromper en suivant les opinions éloignées des extrêmes car « tout excès a coutume d'être mauvais » et si on se trompe, on se détourne moins « du vrai chemin » en étant modéré qu'en étant extrémiste.
2°) Deuxième maxime: « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées ».
Après la modération, Descartes prescrit la résolution. Certes les nécessités de l'action fondent l'obligation de prendre parti, alors que l'entendement ne sait pas avec certitude quel est le choix le meilleur, mais même si l'option choisie reste douteuse, l'important est de se tenir fermement à sa décision. Il ne s'agit pas pour le philosophe de cautionner une attitude obstinée et opiniâtre qui persévérerait dans l'erreur stupidement, mais de comprendre que la résolution nous empêche de tourner en rond et est en elle-même une solution aux incertitudes de l'action. Comme souvent Descartes recourt à une image pour faire entendre sa pensée. L'image de la forêt est la métaphore de l'obscurité et de la complexité du monde dans lequel s'insère notre action. Quel chemin devons-nous choisir dans toutes les occurrences de la vie ? Nous ressemblons tous au voyageur égaré dans une forêt. La raison ne sait pas quelle est toujours la meilleure voie à suivre (l'homme n'a pas « une science infinie, pour connaître parfaitement tous les biens dont il arrive qu'on doit faire choix dans les diverses rencontres de la vie » (Lettre à Elisabeth. 6 octobre 1645), mais elle peut dire avec certitude qu'un voyageur égaré dans une forêt, changeant sans cesse de direction pour se tirer d'affaire ne trouvera jamais une issue (sauf hasard heureux). Tandis que celui, qui comme le précédent ignore où est le bon chemin mais se tient à celui qu'il a décidé d'emprunter a bien des chances de finir par sortir de la forêt, quand bien même le chemin choisi serait le plus long. Descartes précise que cette règle a l'avantage de le délivrer « de tous les repentirs et remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer, comme bonnes, les choses qu'ils jugent après être très mauvaises ».
3°) Troisième maxime : « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune*, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible ».
Maxime d'inspiration stoïcienne. Cf. dissertation : vaut-il mieux changer ses désirs que l'ordre du monde ?
Son enjeu est « de se rendre content ». Le cartésianisme est comme les morales antiques un eudémonisme. Le souverain bien de l'existence humaine est le bonheur, mais il ne faut pas attendre qu'il nous échoit comme un don du ciel (Cf. étymologie du mot), il faut travailler à en promouvoir les conditions. C'est d'autant plus nécessaire qu'il n'y a pas accord entre le désir et le réel, entre les aspirations humaines et l'ordre des choses. Les hommes désirent vivre en paix mais ils ont parfois à subir les horreurs de la guerre, ils désirent être aimés mais ils sont confrontés à l'épreuve du désamour, ou de la solitude, ils souhaitent jouir d'une bonne santé mais il leur arrive de tomber malade. D'où l'expérience la plus communément partagée du malheur et du désespoir. Or la souffrance, le désespoir sont des maux qu'il faut absolument se donner les moyens de surmonter. Tels sont les présupposés de cette maxime.
La question est de savoir comment. Descartes préconise la solution stoïcienne. Il s'agit d'accorder le désir et le réel soit, si cela est possible, par la transformation du réel, soit, si cela n'est pas possible, par la transformation du désir.
Il convient de ne pas tracer a priori la frontière entre ce qui dépend de soi et ce qui n'en dépend pas. L'impuissance humaine ne s'apprécie, dans de nombreuses situations, qu'après avoir essayé d'intervenir sur l'extériorité. Nous avons un pouvoir partiel sur elle si bien qu'on ne saura ce qui nous est « absolument impossible » qu' « après avoir fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures ». Il ne s'agit ni de renoncer avant d'avoir essayé ni de persévérer en présence de la résistance des choses c'est-à-dire de l'adversité. Une autre voie de salut est alors possible car sur la scène intérieure je dispose d'un pouvoir absolu. Je suis maître de mes représentations (« il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées » écrit Descartes), et donc de mes désirs en tant qu'ils impliquent la représentation. Si, faisant usage de mon entendement (faculté de comprendre) je prends conscience que l'objet de mon désir est absolument inaccessible pour moi (par exemple, je n'ai pas les moyens intellectuels de réussir polytechnique, je n'ai pas la capacité physique de devenir champion du monde dans tel sport, je n'ai pas le pouvoir de ressusciter les morts), je me mets en situation de transformer mon désir en le détournant de ce qui est impossible. Cet effort suppose le passage du plan du désir à celui de la volonté. On peut désirer l'impossible car dans sa spontanéité le désir ignore la loi du réel, mais on ne peut pas le vouloir. « Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles [...]» dit le texte. Par un effort de lucidité je m'affranchis donc des désirs me condamnant à l'échec et au malheur et je me dispose favorablement à l'égard de ce sur quoi je n'ai aucun pouvoir. Je conquiers ainsi la paix de l'âme par un travail de moi sur moi me rendant invulnérable aux coups du sort.
La mauvaise fortune ne peut rien sur celui qui se dispose ainsi à son égard mais il va de soi que cette attitude requiert des efforts :
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D'abord un effort de juste appréciation des choses. Pour aligner son vouloir sur son pouvoir, il faut être capable de se faire une idée adéquate de ses possibilités et de la résistance des choses. Cela suppose de ne pas avoir l'esprit aveuglé par ses passions.
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Ensuite une volonté de rester maître de sa vie. Ce souci n'est pas la chose du monde la mieux partagée. Les hommes préfèrent d'ordinaire s'abandonner à la spontanéité de leurs désirs. D'où le caractère pathétique de la plupart des existences. Elles ne sont heureuses ou malheureuses que selon ce qui leur arrive est favorable ou défavorable.
Le sage veut se gouverner et soustraire sa vie aux caprices de la fortune. Il veut être au principe de son bonheur et de sa liberté.
* Descartes substitue l'idée de la Providence divine à celle de la fortune (ou hasard) dans les Passions de l'âme.II, 146 (1649). « Tout est conduit par la Providence divine, dont le décret éternel est tellement infaillible et immuable, qu'excepté les choses que ce même décret a voulu dépendre de notre libre arbitre, nous devons penser qu'à notre égard il n'arrive rien qui ne soit nécessaire et comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur désirer qu'il arrive d'autre façon ».
Conclusion : Descartes avoue que « les trois maximes précédentes n'étaient fondées que sur le dessein que j'avais de continuer à m'instruire ». Manière de dire que le doute et la morale provisoire ne sont qu'une étape. Là est la grande différence du doute cartésien et du doute sceptique. Les sceptiques ne sortent pas du doute et ne sont jamais résolus dans l'action (« ils doutent pour douter dit Descartes) alors que l'enjeu du doute cartésien est d'être dépassé et il n'exclut pas la ferme résolution. Il n'est qu'un moyen de parvenir à la connaissance vraie, fondement d'une action éclairée. Car Descartes ne cesse de rappeler que le bon exercice de la volonté ou du libre arbitre est tributaire des lumières de l'entendement. « Notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse, pour faire aussi tout son mieux, c'est-à-dire pour acquérir toutes les vertus ». L.165 à 171
Il y a là l'énoncé d'un intellectualisme moral. Rien n'est plus important que la lucidité et la rectitude du jugement. Souvenons-nous de la définition de la vertu de générosité. « Ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures ».
Descartes fait sienne la conception de l'Ecole d'après laquelle « tout pécheur est un ignorant » (omnis peccans est ignorans). Le choix du mal procède d'une erreur sur le bien.
On pense bien sûr à l'affirmation socratique « la vertu est science, la méchanceté est ignorance ».
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Bonjour Merci de votre éclairage par contre j’ai du mal à comprendre ce concept de morale provisoire, car vu que nous serons toujours confrontés à l’urgence d’agir nous aurons toujours besoin de ces principes pour faire face. Cette morale provisoire à donc tout d’une morale définitive. N’est-ce pas?
Bonjour
Votre jugement est tout à fait pertinent, pour la raison que vous indiquez et aussi parce que les limites de la raison ne permettent pas de fonder en toute rigueur une morale rationnelle définitive.
Bien à vous.
Merci chère professeur pour votre éclairage sur la morale cartésienne. j’avoue que cela est vraiment nécessaire dans notre société actuelle qui est en perte des valeurs naturelles. Je suis un séminariste en philosophie dans l’archidiocèse de Cotonou ( BENIN) en Afrique