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 Je ne sais pas si l'on trouve dans cet ouvrage une « Réponse à une société désorientée » comme le précise le sous-titre, mais à coup sûr les auteurs nous offrent une description féconde de certaines tendances lourdes du monde auquel nous appartenons. Cette intelligence de l'esprit du temps présent est sans doute le privilège d'intellectuels en consonance avec ce qu'ils décrivent. On sent que les auteurs ont de la sympathie pour l'époque dont ils dessinent les grands traits avec le recul du spectateur attentif à sa poésie, ses ambiguïtés, ses menaces et ses horreurs mais aussi le consentement à l'orientation qu'ils voient se profiler.

   La réflexion a deux versants. Elle s'efforce de dresser l'état des lieux et elle le fait avec bonheur mais genre plus périlleux, elle propose certaines anticipations historiques et s'aventure à donner quelques conseils pour accompagner et réguler le mouvement en marche. Le propos est prudent. Ce qui frappe, c'est le soin pris à nuancer chaque affirmation par le rappel des discours opposés comme s'il fallait couper l'herbe sous le pied de toutes les critiques que ne peuvent manquer de susciter, à la fois, les descriptions et leurs interprétations. On a parfois l'impression que les auteurs se font l'écho d'une chose et de son contraire et s'ils sont exempts de toute forme d'incohérence, c'est que sous le foisonnement chaotique des apparences, ils discernent un processus à l'œuvre permettant de surmonter les contradictions. Par exemple on peut concilier le principe de l'universalisation de la culture, conceptualisé sous l'expression « Culture-monde » et celui du relativisme culturel, ou bien le triomphe de l'individualisation et le phénomène qui en semble être la négation, à savoir la revendication communautaire.
   Le mérite de ces deux témoins de l'actualité est d'en proposer une grille de lecture en rupture avec les nostalgiques de la « culture cultivée ». D'où les foudres d'un Marc Fumaroli et, je l'avoue, ma perplexité devant tant de complaisance pour l'air du temps.
    Car est-il légitime de voir dans ce qui se passe l'accomplissement du mouvement de la modernité comme l'affirment Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ? Il faudrait, bien sûr déjà s'entendre sur ce que recouvre la notion de modernité car selon les définitions qu'on en donne, il ne va pas de soi que ce qu'il est d'usage d'appeler la postmodernité en soit la continuation. Bref le débat s'articule autour de cette interprétation. A quoi assistons-nous ? A l'exténuation et à la trahison des idéaux de la modernité ou bien à la poursuite de leur charge dynamique sous une forme qu'il faut désormais qualifier d'hypermodernité ?
   La thèse des auteurs est affirmée sans état d'âme tout au long du livre.
   Page 14 : « Ce livre fait l'hypothèse qu'un troisième modèle s'est mis en place depuis deux ou trois décennies, qui constitue l'horizon culturel des sociétés contemporaines à l'âge de la globalisation. Dans celui-ci, les grandes utopies, les contre-modèles de société se sont évaporés, ils ont perdu l'essentiel de leur crédibilité. Ainsi la survalorisation du futur a-t-elle cédé le pas au surinvestissement du présent et du court terme. En même temps l'éradication du passé n'est plus à l'ordre du jour: l'époque est à la réhabilitation du passé, au culte de l'authentique, à la remobilisation des mémoires religieuses et identitaires, aux revendications particularistes. Autant de bouleversements qui autorisent à parler d'un nouveau régime de la culture, celui de l'hypermodernité, où les systèmes et valeurs traditionnels qui ont perduré dans la période antérieure ne sont plus structurants, où ne sont plus véritablement opératoires que les principes mêmes de la modernité. Par-delà la revitalisation des identités collectives héritées du passé, c'est l'hypermodernisation du monde qui gagne, remodelé qu'il est par les logiques de l'individualisme et du consumérisme. »
   Page 73 : « La dynamique hypermoderne est ce qui radicalise et porte à l'extrême les principes constitutifs de l'âge moderne. Ce qui est vrai du marché et de l'individualisme l'est tout autant du domaine proprement culturel. De même que se construit un hypercapitalisme tentaculaire et globalisé, de même voyons-nous se développer ce qu'on peut appeler une hyperculture, une culture- monde. On la définit premièrement par la fin de la disjonction de la culture et de l'économie, deuxièmement par l'excroissance de la sphère culturelle, troisièmement par l'absorption de celle-ci par l'ordre marchand. La culture qui caractérise l'époque hyper- moderne n'est plus l'ensemble des normes sociales héritées du passé et de la tradition (la culture au sens anthropologique) ni même le « petit monde» des arts et des lettres (la haute culture), elle est devenue un secteur économique en pleine expansion, à ce point considérable qu'on en vient à parler, non sans raison, de « capitalisme culturel ». La culture-monde désigne le système économico-culturel de l'hypercapitalisme globalisé. »
 
   L'aspect descriptif du propos me séduit : comment ne pas souscrire à l'observation que notre monde se caractérise par une quadruple tendance : triomphe du capitalisme, de la technoscience, de l'individualisme et du consumérisme ? Avec leur goût de l'hyperbole, les auteurs parlent d'hypercapitalisme, d'hypertechnicisation, d'hyperindividualisme et d'hyperconsommation. Comment ne pas leur donner raison lorsqu'ils soulignent l'absorption des objets culturels dans l'univers de la marchandise et l'équivalence généralisée qu'il induit ? La culture est devenue une industrie dont les chefs d'orchestre ne sont plus les lettrés et les adeptes du culte de l'esprit mais des chefs d'entreprise talentueux sacrifiant aux deux idoles de la « culture-monde » : le cachet, hyper lui aussi, et la célébrité fût-elle d'un jour.
   D'accord donc pour la description.

   En revanche j'ai peine à voir dans ces phénomènes:

  •  « une revanche de la culture »  : «  A l'heure où l'économisme triomphe sans partage, cette part du culturel constitue néanmoins par l'importance même qu'elle prend, une sorte de revanche de la culture, redonnant aux hommes une prise sur leur propre vie que réduit précisément la puissance des marchés globalisés. Revanche de la culture qui n'a pas à être identifiée à une « guerre des civilisations » (S. Huntington) mais pensée davantage, paradoxalement, comme un nouveau viatique de la dynamique d'individualisation et de particularisation gagnant le monde » p. 31.
  • et l'émergence d'une culture à part entière  : «  Pourtant l'hypertechnicité et l'hyperéconomie ne produisent pas seulement un monde matériel-rationnel : elles créent à proprement parler une culture, un monde de symboles, de significations et d'imaginaire social qui a ceci de spécifique qu'il est devenu planétaire » p.34.
   Les auteurs me semblent jouer sur la confusion du sens anthropologique et du sens humaniste du mot culture. Dans cette dernière acception la culture est ce qui arrache l'homme à ses conditionnements culturels au sens ethnique, ce qui le restitue à la vérité de sa condition en suspendant le divertissement, autrement dit ce qui déploie ses ressources en spiritualité et configure le monde en lui donnant le visage des aspirations humaines les plus nobles. Il y a quelque chose d'aristocratique dans la culture humaniste et il me semblait que le rêve de la modernité avait été d'universaliser et de démocratiser ce qui n'avait été, dans l'histoire, que le privilège de quelques uns.    C'est peu de dire que nous sommes à des années lumières de ces exigences. Les auteurs le reconnaissent clairement. « Si la culture est ce qui échappe à l'usure du temps en créant des oeuvres éternelles, la culture de masse ne mérite pas le nom de culture: elle n'est qu'une des pièces de l'univers marchand généralisant le transitoire et le périssable, la facilité et l'immédiateté consumériste» p. 78. Tout est désormais business ou promotion narcissiqueReste que la critique humaniste n'est évoquée que pour être aussitôt disqualifiée. « On a tout lieu de penser que les industries culturelles ont réussi à créer elles aussi une culture qui, n'ayant rien à voir avec les transgressions avant-gardistes, n'en est pas moins révolutionnaire, absolument inédite dans l'Histoire. Car pour la première fois, voilà une culture produite non plus pour une élite sociale et intellectuelle mais pour tout le monde, sans frontières de pays ni de classes » ?
   Je vois bien que nous devons prendre acte d'un nouveau régime de la culture et de l'art. Dans son livre L'art à l'état gazeux, Yves Michaud ne disait pas autre chose:  «Mondialisation et commercialisation font entrer dans un monde où l'art est plus proche de la mode, du clip et des loisirs touristiques. On célèbre alors une profusion, un changement accéléré, une diversité bariolée qui étourdissent et divertissent plus qu'ils n'éclairent et n'élèvent». Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ne s'en privent pas.   Et il est bien vrai que l'époque offre à ses membres des possibilités nouvelles de liberté, d'ouverture d'esprit, de jouissance etc. mais enfin je répugne à accoler le beau nom de culture à ce qui  est ainsi décrit : « C'est une nouvelle grammaire qui se met en place et qui se caractérise avant tout par la facilité d'accès. Les nouveaux biens culturels s'accompagnent en effet d'une rhétorique de la simplicité, propre à solliciter le moins d'effort possible de la part du public. Aux antipodes des avant-gardes hermétiques et élitistes, la culture de masse cherche à offrir des nouveautés produites avec la plus grande accessibilité possible et pour la distraction du plus grand nombre. Il s'agit de divertir, donner du plaisir, permettre une évasion facile et accessible à tous, ne requérant aucune formation, aucun repère particulier et savant. Ce que les industries culturelles inventent n'est rien d'autre qu'une culture transformée en articles de consommation de masse » p. 77.
 
  En revanche je souscris aisément à l'idée que l'enjeu du siècle est moins de « changer le monde » que de « civiliser la culture-monde ». Gilles Lipovetsky  et Jean Serroy consacrent le dernier chapitre de leur livre à donner des pistes pour cette noble tâche. Ils soulignent la nécessité d'armer intellectuellement les individus afin qu'ils puissent se repérer dans la prolifération des informations et des sollicitations dont ils sont la cible et résister à la désorientation induite par la mondialisation économique, l'effondrement des autorités structurantes et l'angoisse de l'homme moderne confronté à la mort de Dieu. Le propos est courageux car il ne se prive pas d'épingler la panne de l'école et son inadaptation au monde comme il va.
   Il m'invite surtout à souhaiter beaucoup de courage aux futurs acteurs de ce dessein civilisateur !  
   

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6 Réponses à “La Culture-monde. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy.”

  1. David dit :

    L’axiome est à mi-chemin entre la fiction et la description du réel; il participe de nous, parce qu’il schématise; il participe du réel, parce qu’il le recherche. Amicalement! David

  2. Jon K. dit :

    Au sujet de l’hyper-sollicitation (voir du parasitage) dont l’individu contemporain est victime voir l’article suivant :

    http://jonkoskas.wordpress.com/2009/08/08/noyes/

    Merci d’avance pour vos commentaires.

  3. Simone MANON dit :

    La nécessité d’armer intellectuellement les individus afin d’être autre chose que des consommateurs et des machines à ingérer de l’information va de soi. La question est de savoir comment.

  4. Jon K. dit :

    Tout à fait.

    Et c’est d’ailleurs ce sur quoi travaille entre autres Bernard Stiegler et Ars Industrialis.

    Abolir ce face à face déshumanisant entre producteurs de masse d’un coté et consommateurs de l’autre, au profit d’un mode d’échange collaboratif où l’individu se voit doter des moyens techniques lui permettant de devenir acteur de sa propre existence.

    L’utilisation des logiciels libres ou des plateformes de blogging qui sont à la fois utilisés ET enrichis par les utilisateurs, constitue peut etre un début de réponse.

  5. Y dit :

    Une autre manière de retrouver de l’orientation serait d’essayer de tracer les réseaux qui font le tissu de plus en plus complexe de notre monde. Outre les gains de connaissance, ce pourrait être une voie pour rebâtir un projet politique : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/01/04/cartographier-le-contemporain/

  6. Simone MANON dit :

    Les solutions proposées par les auteurs des deux messages précédents me laissent perplexe. On peut utiliser des logiciels libres, intervenir massivement dans les échanges, tracer le tissu des réseaux constituant notre monde sans que cet usage et cette connaissance ne soient garants de véritable lumière et d’une authentique liberté. Etre un acteur de la futilité et de l’aliénation propre au monde de la mode, des tendances, des images ne sauve ni de la futilité, ni de l’aliénation.

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