Heures suspendues des vacances !
Egalité de l’être et du temps enfin ; nos pas au même rythme accordés. Loisir de lire, d’écrire, de partager et la miraculeuse offrande du jour comme un éclat d’éternité.
J’aime retrouver mes sentiers familiers. Entre mer et montagne, inchangés, sauvages encore, témoins nostalgiques d’un terroir disparaissant sous l’OPA que des hommes venus d’ailleurs ont lancée sur cette terre aimée.
Je les parcours allégrement, corps délié, vibrant d’une fraternité charnelle avec les couleurs de l’air et les senteurs de la lumière.
Je suis persuadée que chaque existant a son éco-patrie, pas forcément celle où il est né mais nécessairement celle qu’il a choisie.
Ici, je suis chez moi.
Au détour du chemin le village surgira. Symphonie de pierres, ramassée autour de son totem.
Les Anciens l’ont composée en résonance avec le ciel. Elle scintille dans le soleil, paisible, orgueilleuse, comme une promesse de bonheur qui jamais ne déçoit.
J’ouvrirai bientôt la porte de mon île aux trésors, le désir en émoi, comme pour un rendez-vous amoureux.
C’est ainsi que j’ai retrouvé la trace de Sophie Rocco.
Bien des années auparavant, je l’avais rencontrée à Paris où elle exposait à la FIAC. Elle présentait alors, une toile de grand format où la même tête, obsessionnellement déclinait son inquiétante présence. Je m’étais permis de lui dire combien sa peinture était sombre. Elle m’avait insultée avec la violence inouïe d’une femme meurtrie et sa colère avait ajouté une harmonique à la puissance de sa toile.
Là aussi était mon pays.
J’ai plaisir aujourd’hui à présenter une toile intitulée « l’ange blanc ».
La matière est épaisse. Secouée de secousses telluriques, elle recouvre la surface du tableau. Fond sombre, comme une hémorragie de sang noir. Le magma chaotique contient avec peine ses débordements. Il boursoufle, craquelle, frémissant d’une forme en gestation. Enfin, au centre de la toile, il accouche d’une silhouette hiératique.
Fantôme, sortant des confins de la mémoire, il exhibe sa présence-absence dans les tons gris blancs d’une texture pierreuse.
Comme les esclaves de Michel-Ange, la forme humaine ne parvient pas à s’arracher à la matrice originelle. Elle surgit comme une épiphanie furtive, si proche déjà de son effacement à venir.
Sophie Rocco sait figurer la tension secrète où l’on ne sait jamais qui, de Dionysos ou d’Apollon va l’emporter. Et toujours l’émergence de la forme s’impose dans un effet de sacralité. Ses personnages esquissés tiennent du pénitent abîmé dans sa prière ou du corps momifié.
Comme toute expression talentueuse, cette peinture éclaire la visibilité des choses et s’étonne inlassablement qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Elle fait apparaître l’être dans son événementialité, dévoilant l’existence comme don menacé de l’exister. Ses concrétions de matière immobilisent de brèves victoires sur la dissolution imminente. On peut aussi bien voir en elles un hymne à la matérialité de l’être qu’une réminiscence des opacités nocturnes ruinant la transparence du jour. Ce qui me séduit dans le travail de Sophie Rocco, c’est sa manière de mettre en scène une espèce de sidération métaphysique.
Présence glorieuse de l’œuvre d’art ! On se cogne à son énigmatique réalité. Matière, rien que matière et pourtant rayonnante d’esprit ; muette, souverainement silencieuse et pourtant signifiante. Sa puissance d’émotion se recueille dans cette étrangeté. Plus de distance en elle entre le signe et le sens, entre le sensible et l’intelligible. Ce que le discours est condamné à disjoindre, elle le fait tenir ensemble.
Je crois que c’est là, le secret de la fascination que l’art exerce, tout particulièrement sur le philosophe. La densité signifiante d’un objet sensible le met en échec. Il sent bien qu’il y a là quelque chose de résistant à sa tentation de s’en assurer la maîtrise par le logos. Sarah Kofman a dit cela superbement en évoquant la « mélancolie » de l’œuvre belle. « Elle est, écrit-elle, en deuil de philosophie ».
Dois-je avouer que ce n’est pas du tout ce qui m’attriste ? Au contraire, la logorrhée à laquelle donne lieu, si souvent l’œuvre d’art, a tôt fait de m’apparaître creuse et dérisoire.
En revanche, sur mon île aux trésors, le logos fait, d’une manière autrement plus essentielle, l’expérience du deuil, en s’éprouvant impitoyablement exilé de la réussite propre, à ce que Malraux appelait les « voix du silence ».
N’en déplaise à Hegel, il arrive ainsi au philosophe de s’incliner devant la supériorité de l’artiste. Car, à lui seul appartient le génie de réconcilier le corps et l’âme, l’émotion et l’intelligence, la terre et le ciel.
Pour ce bonheur là, il a droit aux hommages du philosophe, surtout de celui qui n'a pas eu le talent d'élever la pensée à la dimension d'un art.
Salut l’artiste !
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Je suis très sensible à la beauté de cet hymne aux vacances. J’apprécie (entre autres choses) la très belle figure de style que vous employez: « les couleurs de l’air et les senteurs de la lumière ». Je ne sais plus si c’est cela que l’on appelle un chiasme mais c’est bien trouvé.
Et quel est ce village que vous décrivez avec tant de passion? J’aimerais bien le savoir, par simple curiosité. Mais après tout, ma question est peut-être un peu trop indiscrète…
Bonsoir,
Quelle poétique récréation vous m’offrez là Madame Manon dans ce calme du soir retrouvé.
Je m’accorde un moment de pause et au hasard de votre blog, je pioche et je m’émerveille à la lecture de ce délicat hymne à l’art…et aux vacances.
Moi si désespérément peu sensible à la peinture, je m’émeus de la lecture du tableau de votre propos.
C’est une jolie soirée qui commence.
« …surtout de celui qui n’a pas eu le talent d’élever la pensée à la dimension d’un art » : je n’en suis pas si sure….
J’espère que vous allez bien Madame Manon et que vous appréhendez au mieux vos premiers mois de retraite car à la lecture de votre blog j’ai cru comprendre que votre cessation d’activité était récente.
Bien à vous
aurélie
Bonjour Aurélie
Oui, j’ai la chance de jouir, avec un émerveillement chaque jour renouvelé, du temps privilégié de la retraite. Plus de contrainte, plus de regard stressé sur la montre, plus de copies …., bref le temps des vacances indéfiniment continué.
Je ne regrette pas l’époque de l’activité professionnelle même si je l’ai vécue avec bonheur (sauf les trois dernières années où il était impossible d’être insensible aux transformations négatives de l’institution: perte du goût du travail pour beaucoup, démagogie ambiante, confusion de la transmission du savoir et de l’animation etc.)
A chaque âge ses plaisirs et je remarque que ceux qui se sont sentis aliénés dans leur travail ne sont pas ceux qui sont les plus heureux lorsque celui-ci prend fin. Cela me confirme dans la conviction que c’est la manière de se disposer à l’égard des événements qui en détermine la couleur.
Bien à vous.
je comprends très bien votre dernière phrase, c’est ce que j’avais pauvrement essayé d’exprimer lors du message sur l’aliénation du travail.
Cela dépend de la proporsion de chacun à pouvoir être heureux et à fuir l’ennui.
je ne peux donc que me réjouir pour vous,
à bientôt sur ce blog, ou peut-être au hasard d’une rencontre en Savoie (même si le hasard fait plus souvent se rencontrer les moins bons souvenirs), puisque je suis revenue depuis quelques années dans la ville de mes études secondaires, que j’avais pourtant fuie à grands pas…mon parcours est de toute façon truffé d’incohérences pour ceux qui pensaient me connaître, mais pour moi tout est assumé dans la plénitude de la liberté prise lors de mes choix non pas dictés par une stratégie de carrière mais par l’écoute de soi et de l’autre.
aurélie
bonjour
j’adore quand vous dites »une éco-patrie pas forcément là où il est né »
personnellement j’en ai deux Venise et Kyoto
merci
j’ai validé avant de finir mais j’aime bien aussi le terme « écho-patrie »
pour vous taquiner un peu….
amitiées
Oui, l’expression est intéressante car la vraie demeure se définit aussi comme celle qui bruisse d’une musique sans que l’on puisse en assigner la source.
Est-ce quelque chose d’intérieur qui fait écho dans l’extériorité ou l’inverse?
J’ai tendance à penser qu’il y a là une dialectique subtile caractérisant en propre le miracle d’une harmonie.
Bien à vous.
Bonjour, c’est à la suite de la lecture d’un autre de vos hymnes, au beau titre (« Hymne inconséquent à la jeunesse et à la beauté. Oscar Wilde ») — au beau contenu, aussi — que je découvre cette page émouvante et lumineuse. Merci.