--- « En revanche, j'espère qu'on devient plus... profond?
--- Je n'ai pas cette impression. D'ailleurs, - profond?... J'ai grand'peur qu'il n'y ait de grandes illusions dans les tentatives que nous faisons pour nous creuser... Les uns croient pénétrer dans les couches primaires de leur existence... Ils y cherchent généralement des fossiles obscènes.
--- Ils ne les chercheraient pas s'ils ne les avaient pas déjà trouvés.
--- Bien entendu. Les autres imaginent qu'ils approchent ainsi de... ce qu'ils sont, au prix d'une contention et d'une sorte de... négation extérieure très pénible... Ils ne voient pas qu'ils ne font que s'infliger une déformation particulière... Ils essaient d'accommoder la sensibilité de leur conscience à je ne sais quelle vision retournée, à des choses en deçà... En somme, il y a peut-être des profondeurs accessibles, (mais ce que l'on y trouve ne vaut guère la peine d'y descendre), et des profondeurs insondables... Si même on y pouvait se risquer et y apercevoir quelque chose, on ne comprendrait rien à ce qu'on y trouverait.
- Quant à moi, je suis simpliste. Si je m'observe, je trouve... qu'il y a des choses que l'on peut dire aux autres ; et d'autres, qu'on ne peut dire qu'à soi-même... et d'autres, qu'on ne peut même pas se dire à soi-même. Il y a quelques saletés, évidentes, - et d'ailleurs universelles... Cela n'a donc pas un immense intérêt. Et il y a encore des choses.., qui semblent puissantes, indistinctes...
---Tout à fait d'accord. Des choses qui ne ressemblent rien... J'entrevois ici la vie des viscères...
- Halte. Défense d'entrer. Danger de mort... Restons à la surface... A propos de surface, est-il exact que vous ayez dit ou écrit ceci : Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme, c'est la peau ?
- C'est vrai.
- Qu'entendiez-vous par là?
--- C'est simplicissime... Un jour, agacé que j'étais par ces mots de profond et de profondeur...
- Que nous venons d'employer à notre aise... Ecoutez : je constate que vous manifestez une sensibilité exagérée à l'endroit des mots. Vous vous cabrez à chaque instant. Ce sont des expédients, que diable !...La vie n'a pas le temps d'attendre la rigueur. On se débrouille. Napoléon disait qu'à la guerre, on s'engage de partout, et puis l'on voit...
- Oh ! sur la guerre, il en a dit de toutes les couleurs... D'ailleurs, tous ceux qui ont pratiqué quelque chose, quand ils veulent exprimer ou transmettre leur expérience... Règle générale, ils émettent les préceptes les plus contradictoires... Vous en trouverez jusque dans l'Evangi1e...
- J'avoue qu'en médecine même...
--- Même dans Hippocrate... Essayez de combiner Principiis obsta, avec : Quieta non movere...
- On fait ce qu'on peut. Mais j'en reviens à vous. Vous butez à chaque mot... On ne peut pas parler tranquillement avec vous. On verse à chaque instant. Vous arrivez à ne plus pouvoir causer avec vous-même. Comment diable pouvez-vous parvenir à former la moindre pensée, dans ces conditions? Je me le demande!
--- Mon cher docteur, j'aime mieux n'arriver à rien consciemment, que de n'arriver à rien... sans m'en douter... Donc, j'étais agacé. Profond et profondeur m'exaspéraient.
--- Je parie que vous aviez lu quelque article sur Pascal.
--- Je ne tiens pas ce pari. Pas plus que celui de Pascal...
- Et alors ?
- Alors ?... Il m'est souvenu de ce qu'on trouve dans les livres de médecine au sujet du développement de l'embryon. Un beau jour, il se fait un repli, un sillon dans l'enveloppe externe...
--- L'ectoderme. Et cela se ferme...
- Hélas !... Tout notre malheur vient de là... Chorda dorsalis ! Et puis, moelle, cerveau, tout ce qu'il faut pour sentir, pâtir, penser..., être profond : Tout vient de là...
--- Et alors ?
--- Eh bien, ce sont des inventions de la peau !... Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes... ectoderme.
- Oui, mais... il y a des prolongements.
--- Nous poussons jusque dans les viscères... Mais, de ce côté, nous n'avons pas d'appareils très perfectionnés. Rien qui ressemble aux combinaisons de mécanismes, à l'étalement de sensations qui se trouvent dans l'oreille et dans l'oeil. Tout est grossier. Brutal. Cela ne sait guère dire que: Bon, ou mauvais.
- Généralement: mauvais.
- Mais rien de plus puissant, n'est-ce pas ?... Il y a là quelques gros tyrans qui agissent sans s'expliquer... La vie serait supportable sans les viscères
- Vous voulez me réduire à la mendicité!
--- Bref, la poussée de la sensibilité est fort inégale, ses moyens bien différents selon qu'elle s'épanouit vers... l'extérieur, ou qu'elle plonge dans les masses...
--- Laborieuses ! Je suis sûr que vous digérez capricieusement, et que nous avons le foie un peu gros...
- Je n'en doute pas. Et c'est pourquoi je complète na formule: Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme, c'est la peau, - en tant qu'il se connaît. Mais ce qu'il y a de... vraiment profond dans l'homme, en tant qu'il s'ignore... c'est le foie... Et choses semblables... Vagues ou... sympathiques »
Valéry. L'Idée fixe. La pléiade, Œuvres II, p. 215,216.
Corps ? La grande énigme d'où émerge le pouvoir réfléchissant d'une fonction par laquelle advient un Soi. Un néant de sens, un chaos, un empâtement de ce qui cherche à se libérer de la nuit pour inventer le poème du jour, toujours à réécrire contre les forces de dissolution de la vie obscure, mouvante, indistincte, prisonnière du silence de ce qui n'a pas de nom.
Caractère insondable de ce qui est en deçà du langage ! Dire ou l'effort de donner forme à l'informe, de mettre un peu d'ordre dans le désordre, de porter à l'expression, la pensée entrevoyant furtivement la clarté qui la hante.
Il n'y a pas d'autre identité que celle qui se conquiert sur un fond obscur se déployant sans profondeur comme jeu de forces anonymes et aveugles. Alors malheur à celui qui n'a pas été armé pour cette conquête ! Le corps pâteux, le corps morcelé, pulvérisé, le corps aérien parfois est l'expérience commune. L'aventure humaine commence au-delà avec la possibilité de dire Je, c'est-à-dire avec le passage de la muette cénesthésie à l'expression linguistique ou artistique.
D'où ce paradoxe que formule ce texte de Valéry : Ce qu'il y a de plus profond en l'homme en tant qu'il est conscient de lui, ce n'est pas l'opaque épaisseur organique, le foie, c'est l'être qu'il fait exister à la surface du vide d'où il émerge et qu'il met momentanément en échec. Chacun est pour lui-même son propre poème ou selon l'étymologie grecque sa propre création. Un poème toujours à recommencer, un poème toujours menacé par le néant sur lequel il s'arrache et qui attend implacablement d'achever son œuvre corrosive.
J'aime les auteurs qui ne racontent pas des histoires et ne masquent pas le tragique de l'existence humaine. Valéry est de ceux-là.
Oserais-je dire que David Le Breton devrait se mettre à son école? Cela nous éviterait bien des platitudes psychologisantes sur « les blessures de soi », sous-titre de son livre : La Peau et la Trace, que je voulais présenter pour enrichir la culture de mes élèves, mais dont j'avoue qu'il me tombe des mains. Comme s'il était possible de porter au langage (ou à la forme) à un autre niveau que le langage (ou la forme), la difficulté d'être et le fragile sentiment de son identité ! Alors pourquoi ne pas tirer les leçons de ce qui est, à la fois, avoué page 35 du livre et dénié par tout un bavardage insipide, à savoir que « le recours au corps marque la défaillance de la parole et de la pensée, la dérobade du sens » ?
Les mutilations du corps, la souffrance expérimentée comme manière de se sentir exister ne sont pas des poèmes : c'est encore la sinistre geste de ce qui est en deçà du poème. Le malheur d'exister, le flottement du sentiment d'identité sont la vérité universelle de l'humaine condition, mais il y a ceux qui ont été armés pour une conquête par la pensée et la parole d'eux-mêmes et de leur monde et les laissés pour compte, les victimes des infralangues, ceux que l'école de la République a l'air de produire à la pelle si l'on en croit ce détestable film : « Entre les murs ».
On ne saurait trop se pénétrer de ce que Valéry affirme ici. Une psychologie des profondeurs devient vite creuse. J'avoue être, comme lui, exaspérée par ces mots de profond et de profondeur. Et ce n'est pas rien de se sentir cautionnée par un esprit de cette trempe. Le moi profond, le sujet un et identique à soi, sont les effets incertains du texte d'une existence qui s'écrit avec courage et lucidité, ils n'en sont pas les auteurs donnés antérieurement à cet effort.
Est-ce déjà ce que l'embryologie préfigure lorsqu'elle nous apprend que « la peau apparaît dans le développement embryonnaire avant les autres systèmes sensoriels, répondant à cette loi biologique selon laquelle plus une fonction est précoce, plus elle a des chances d'être fondamentale. Au stade de la gastrula, l'embryon prend la forme d'un sac par invagination d'un des pôles et présente deux feuillets, l'ectoderme et l'endoderme. Cet ectoderme forme à la fois la peau (incluant les organes des sens) et le cerveau. En outre les différents éléments qui la constituent ont une représentation importante dans le cerveau, comme le révèlent les homonculi sensoriels et moteurs qui montrent la représentation proportionnelle des fonctions tactiles dans le cortex, par l'importance de la main et des lèvres » Article : La Peau, Evelyne Sechaud, dans le Dictionnaire du corps.
S'il en est ainsi, il faut donc dire que « ce qu'il y a de plus profond en l'homme c'est la peau ». Le plus fondamental est ce qui affleure à la surface non par quelques mécanismes qui s'opéreraient en nous sans nous mais par l'action d'une réceptivité ne parvenant à la conscience d'elle-même que par l'effort lucide de donner sens et de s'approprier par là, ce qui la traverse anonymement.
Si j'ai choisi d'illustrer les deux papiers précédents par Lucian Freud et Francis Bacon, c'est précisément parce que ces grands peintres ne montrent pas autre chose. Pour l'un et pour l'autre, le réel n'est pas ça, champ de forces, chair muette, mais ce à partir de quoi la réalité se construit. Il s'agit toujours de capter le mystère de l'apparence dans le mystère de la facture disait Bacon. Cité par Philippe Muray dans "Les cadavres dans le triptyque." Art Press n° 59.
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Tout à fait d’accord pour la critique de D. Le Breton ! Par contre, quelques intéressantes ouvertures psychanalytiques dans les théories de Didier Anzieu sur le Moi-Peau et les enveloppes psychiques et le Corps de l’Oeuvre.
Il est toujours rassurant de constater que son jugement est partagé. Merci pour ce plaisir et pour la suggestion de lecture. Le mérite des psychanalystes de talent est de proposer une véritable poétique du psychisme. Là pas de doute on ne patauge pas dans les platitudes ennuyeuses. Je lirai cet auteur dès que je le pourrai.
Ne sachant pas si j’étais d’accord ou pas avec cette citation de Valéry, je suis tombé (sans me faire mal) sur votre site et sur cet article qui offre à lire ce qu’entendait Valéry par ses mots. Merci déjà pour cela.
Je sais maintenant que je ne suis pas d’accord avec lui. Mon cœur, mon estomac, mes veines, etc. sont source de connaissance. Ma peau n’est pas une frontière. La sensibilité est autant connectée vers l’intérieur. Les viscères sont vivants. Ce qu’il y a de plus profond n’est pas la peau, c’est le vide dans l’atome qui me constitue maintenant.
Quant à la psychanalyse, c’est tranché : C’est, au mieux, de la sous-poésie.
J’ajoute que « dire » n’est pas mettre de l’ordre dans le désordre.
« Dire » c’est faire parler l’ordre qui Est.
C’est le « mental » qui voit (et donc crée) du désordre là où il n’y a que de l’ordre.
Bien à vous. Et merci encore.
Cédric.
J’ai découvert cette citation, pour ma part, dans Logique du sens de Gilles Deleuze (citée en 4è de couverture d’ailleurs), qui en tire une interprétation particulière (théorie de la surface).
Merci pour cette information.
[…] “Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme c’est la peau.” Paul Valéryhttps://www.philolog.fr/ce-quil-y-a-de-plus-profond-en-lhomme-cest-la-peau-valery/ […]
[…] Pour une explication de cette citation, cliquez ici. […]
Ce qu’il voulait dire, c’est que quoi qu’on cherche ou on creuse pour connaître l’autre ou même pour se connaître soi même, on ne pourra aller plus profond que la peau, ceci dit que l’être humain restera toujours face au « Superficiel ». Merci pour ce passage.