« Il reste que la science sociale doit prendre acte de l'autonomie de la langue, de sa logique spécifique, de ses règles propres de fonctionnement. On ne peut en particulier comprendre les effets symboliques du langage sans prendre en compte le fait, mille fois attesté, que le langage est le premier mécanisme formel dont les capacités génératives sont sans limites. Il n'est rien qui ne puisse se dire et l'on peut dire le rien. On peut tout énoncer dans la langue, c'est-à-dire dans les limites de la grammaticalité. On sait depuis Frege que les mots peuvent avoir un sens sans référer à rien. C'est dire que la rigueur formelle peut masquer le décollage sémantique. Toutes les théologies religieuses et toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l'intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. Les rituels représentent la limite de toutes les situations d'imposition où, à travers l'exercice d'une compétence technique qui peut être très imparfaite, s'exerce une compétence sociale, celle du locuteur légitime, autorisé à parler et à parler avec autorité : Benveniste remarquait que les mots qui, dans les langues indo-européennes, servent à dire le droit se rattachent à la racine dire. Le dire droit, formellement conforme, prétend par là même, et avec des chances non négligeables de succès, à dire le droit, c'est-à-dire le devoir être. Ceux qui, comme Max Weber, ont opposé au droit magique ou charismatique du serment collectif ou de l'ordalie, un droit rationnel fondé sur la calculabilité et la prévisibilité, oublient que le droit le plus rigoureusement rationalisé n’est jamais qu’un acte de magie sociale qui réussit.
Le discours juridique est une parole créatrice, qui fait exister ce qu'elle énonce. Elle est la limite vers laquelle prétendent tous les énoncés performatifs, bénédictions, malédictions, ordres, souhaits ou insultes : c'est-à-dire la parole divine, de droit divin, qui, comme l'intuitus originarius que Kant prêtait à Dieu, fait surgir à l'existence ce qu'elle énonce, à l'opposé de tous les énoncés dérivés, constatifs, simples enregistrements d'un donné préexistant. On ne devrait jamais oublier que la langue, en raison de l'infinie capacité générative, mais aussi, originaire, au sens de Kant, que lui confère son pouvoir de produire à l'existence en produisant la représentation collectivement reconnue, et ainsi réalisée, de l'existence, est sans doute le support par excellence du rêve de pouvoir absolu ».
Pierre Bourdieu. Ce que parler veut dire. Fayard, 1982, p. 20.21.
Harari, le langage créateur de fictions.
« Comment Homo sapiens a-t-il réussi à […] fonder des cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets ? Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs.
Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un Etat moderne, d’une Eglise médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. Les Églises s'enracinent dans des mythes religieux communs. Deux catholiques qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins partir en croisade ensemble ou réunir des fonds pour construire un hôpital parce que tous deux croient que Dieu s'est incarné et s'est laissé crucifier pour racheter nos péchés. Les États s'enracinent dans des mythes nationaux communs. Deux Serbes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent risquer leur vie pour se sauver l'un 1'autre parce que tous deux croient à l'existence d'une nation serbe, à la patrie serbe et au drapeau serbe. Les systèmes judiciaires s'enracinent dans des mythes légaux communs. Deux juristes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins associer leurs efforts pour défendre un parfait inconnu parce que tous deux croient à l'existence des lois, de la justice, des droits de l'homme – et des honoraires qu'ils touchent.
Pourtant, aucune de ces choses n'existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. I1 n'y a pas de dieux dans l'univers, pas de nations, pas d'argent, pas de droits de l'homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.
Nous comprenons aisément que les «primitifs» cimentent leur ordre social en croyant aux fantômes et aux esprits, et se rassemblent à chaque pleine lune pour danser autour du feu de camp. Ce que nous saisissons mal, c'est que nos institutions modernes fonctionnent exactement Sur la même base. Prenez l'exemple du monde des entreprises. Les hommes d'affaires et les juristes modernes sont en fait de puissants sorciers. Entre eux et les shamans tribaux, la principale différence est que les hommes de loi modernes racontent des histoires encore plus étranges. La légende de Peugeot nous en offre un bon exemple.
[… ] Raconter des histoires efficaces n’est pas chose facile. La difficulté n’est pas de raconter l’histoire, mais de convaincre tous les autres d’y croire. Une bonne partie de l’histoire tourne autour de cette question : comment convaincre des millions de gens de croire des histoires particulières sur les dieux, les nations ou les sociétés anonymes à responsabilité limitée ? Quand ça marche, pourtant, cela donne à Sapiens un pouvoir immense, parce que cela permet à des millions d’inconnus de coopérer et de travailler ensemble à des objectifs communs. Essayez donc d’imaginer combien il eût été difficile de créer des Etats, des Eglises ou des systèmes juridiques, si nous ne pouvions parler que de ce qui existe réellement comme les rivières, les arbres et les lions.
Au fil des ans a été tissé un réseau d’histoires d’une incroyable complexité. Dans ce réseau, des fictions comme Peugeot non seulement existent, mais elles accumulent un immense pouvoir.
Dans les cercles universitaires, le genre de choses que les gens créent à travers ce réseau d’histoires portent le nom de « fictions », de « constructions sociales » ou de « réalités imaginaires ». Une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. Je mens quand je dis qu’il y a un lion près de la rivière alors que je sais parfaitement qu’il n’y en a pas. Mentir n’a rien de très particulier. Les singes verts et les chimpanzés peuvent mentir. On a observé un singe vert crier : « Attention, un lion ! » alors qu’il n’y avait pas de lion dans les parages. L’alerte avait l'avantage d'effrayer un comparse qui venait de trouver une banane, que le menteur put conserver pour lui seul.
Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde. Très probablement, le sculpteur de la grotte Stadel pouvait sincèrement croire à l'existence de l'esprit tutélaire homme-lion. Certains sorciers sont des charlatans, mais la plupart croient sincèrement à l'existence de dieux et de démons. La plupart des millionnaires croient sincèrement à l'existence de l'argent et des sociétés anonymes à responsabilité limitée. La plupart des défenseurs des droits de l'homme croient sincèrement à l'existence des droits de l’homme. Personne ne mentait quand, en 2011, les Nations unies exigèrent du gouvernement libyen qu'il respecte les droits de l'homme de ses citoyens, alors même que les Nations unies, la Libye et les droits de l'homme sont des fictions nées de notre imagination fertile.
Depuis la Révolution cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D'un côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions; de l'autre, la réalité imaginaire des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-Unis ou Google »
Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015, Traduction par Pierre-Emmanuel Dauzat, p.39 à 45.
Le langage n’est créateur de fictions qui réussissent que dans des conditions d’effectuation données, dans des conditions sociales de pouvoir des locuteurs.
"La question des énoncés performatifs s’éclaire si l’on y voit un cas particulier des effets de domination symbolique dont tout échange linguistique est le lieu. Le rapport de forces linguistique n'est jamais défini par la seule relation entre les compétences linguistiques en présence. Et le poids des différents agents dépend de leur capital symbolique, c’est-à-dire de la reconnaissance, institutionnalisée ou non qu'ils reçoivent d'un groupe : l'imposition symbolique, cette sorte d’efficace magique que l'ordre ou le mot d'ordre, mais aussi le discours rituel ou la simple injonction, ou encore la menace ou l'insulte, prétendent à exercer, ne peut fonctionner que pour autant que sont réunies des conditions sociales qui sont tout à fait extérieures à la logique proprement linguistique du discours. Pour que l’importance du philosophe soit reçue comme il demande à l'être, il faut que soient réunies les conditions sociales qui font qu'il est en mesure d'obtenir qu'on lui accorde l'importance qu'il s'accorde. De même, l'instauration d'un échange rituel tel que celui de la messe suppose entre autres choses que soient réunies toutes les conditions sociales nécessaires pour assurer la production des émetteurs et des récepteurs conformes, donc accordés entre eux ; et de fait, l'efficacité symbolique du langage religieux est menacée lorsque cesse de fonctionner l'ensemble des mécanismes capables d'assurer la reproduction du rapport de reconnaissance qui fonde son autorité. Cela vaut aussi de toute relation d'imposition symbolique, et de celle-là même qu’'implique l'usage du langage légitime qui, en tant que tel, enferme la prétention à être écouté, voire cru et obéi, et qui ne peut exercer son efficacité spécifique que pour autant qu’il peut compter sur l'efficacité de tous les mécanismes, analysés ci-dessus, qui assurent la reproduction de la langue dominante et de la reconnaissance de sa légitimité. On voit en passant que c'est dans l'ensemble de l'univers social et des relations de domination qui lui confèrent sa structure que réside le principe du profit de distinction que procure tout usage de la langue légitime, et cela bien qu'une des composantes, et non des moindres, de ce profit réside dans le fait qu'il paraît fondé sur les seules qualités de la personne.
L'enquête austinienne sur les énoncés performatifs ne peut se conclure dans les limites de la linguistique. L'efficacité magique de ces actes d'institution est inséparable de l'existence d'une institution définissant les conditions (en matière d’agent, de lieu ou de moment, etc.) qui doivent être remplies pour que la magie des mots puisse opérer. Comme l'indiquent les exemples analysés par Austin, ces « conditions de félicité » sont des conditions sociales et celui qui veut procéder avec bonheur au baptême d'un navire ou d'une personne doit être habilité pour le faire, de la même façon qu'il faut, pour ordonner, avoir sur le destinataire de l’ordre une autorité reconnue. […]
N'importe qui peut crier sur la place publique : « Je décrète la mobilisation générale ». Ne pouvant être acte faute de l'autorité requise, un tel propos n’est plus que parole ; il se réduit à une clameur inane, enfantillage ou démence. L'exercice logique qui consiste à dissocier l'acte de parole de ses conditions d'effectuation fait voir, par les absurdités que cette abstraction permet de concevoir, que l'énoncé performatif comme acte d'institution ne peut exister socio-logiquement indépendamment de l'institution qui lui confère sa raison d'être et qu'au cas où il viendrait à être produit malgré tout il serait socialement dépourvu de sens. Parce qu'un ordre, ou même un mot d'ordre, ne peut opérer que s'il a pour lui l'ordre des choses et que son accomplissement dépend de toutes les relations d'ordre qui définissent l'ordre social, il faudrait, comme on dit, être fou pour concevoir et proférer un ordre dont les conditions de félicité ne sont pas remplies. Les conditions de félicité anticipées contribuent à déterminer l'énoncé en permettant de le penser et de le vivre comme raisonnable ou réaliste. Seul un soldat impossible (ou un linguiste « pur ») peut concevoir comme possible de donner un ordre à son capitaine. L'énoncé performatif enferme « une prétention affichée à posséder tel ou tel pouvoir », prétention plus ou moins reconnue, donc plus ou moins sanctionnée socialement. Cette prétention à agir sur le monde social par les mots, c'est-à-dire magiquement, est plus ou moins folle ou raisonnable selon qu'elle est plus ou moins fondée dans l'objectivité du monde social : on peut ainsi opposer comme deux actes de nomination magique très inégalement garantis socialement, l'insulte (« tu n'es qu'un prof ») qui, faute d'être autorisée, risque de se retourner contre son auteur, et la nomination officielle (« je vous nomme professeur »), forte de toute l'autorité du groupe et capable d'instituer une identité légitime, c'est-à-dire universellement reconnue. La limite vers laquelle tend l’énoncé performatif c'est-à-dire n l'existence d'un pouvoir normatif est l'acte juridique qui, lorsqu'il est prononcé par qui de droit, comme il convient, c'est-à-dire par un agent agissant au nom de tout un groupe, peut substituer au faire un dire qui sera, comme on dit suivi d'effet : le juge peut se contenter de dire « je vous condamne » parce qu'il existe un ensemble d'agents et d'institutions qui garantissent que sa sentence sera exécutée. La recherche du principe proprement linguistique de la « force illocutionnaire » du discours cède ainsi la place à la recherche proprement sociologiques des conditions dans lesquelles un agent singulier peut se trouver investi, et avec lui sa parole d’une telle force. Le principe véritable de la magie des énoncés performatifs réside dans le mystère du min, c’est-à-dire de la délégation au terme de laquelle un agent singulier, roi, prêtre, porte-parole, est mandaté pour parler et agir au nom du groupe, ainsi constitué en lui et par lui ; il est, plus précisément, dans les conditions sociales de l'institution du ministère qui constitue le mandataire légitime comme capable d'agir par les mots sur le monde social par le fait de l'instituer en tant que médium entre le groupe et lui-même ; cela, entre autres choses, en le munissant des signes et des insignes destinés à rappeler qu'il n'agit pas en son nom personnel et de sa propre autorité.
Il n'y a pas de pouvoir symbolique sans une symbolique du pouvoir. Les attributs symboliques – comme le montrent bien le cas paradigmatique du skeptron et les sanctions contre le port illégal d’uniforme – sont une manifestation publique et par là une officialisation du contrat de délégation : l’hermine et la toge déclarent que le juge ou le médecin sont reconnus (dans la reconnaissance collective) à se déclarer juge ou médecin ; que leur imposture – au sens de prétention affirmée dans les apparences – est légitime »
Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 68 à 74.
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