Cf. Dissertation.
Lire Le Sermon sur la montagne, Evangile selon St Matthieu, en particulier : 6. « Voici comment vous prierez : NOTRE PERE, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, et que ton règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour, pardonne nos offenses à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal. Car, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous les pardonnera ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus ».
Kant
« [...] le pardon (placabilitas) est un devoir de l'homme ; mais il ne doit pas être confondu avec la veule patience à supporter les offenses (ignava iniuriarium patientia), comme renonciation aux moyens rigoureux (rigorosa) pour prévenir l'offense répétée d'autrui ; car ce serait jeter ses droits aux pieds des autres et violer le devoir de l'homme envers lui-même ».
Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, Vrin, p. 138. Traduction d'A. Philonenko.
« Contre l'irréversibilité et l'imprévisibilité du processus déclenché par l'action le remède ne vient pas d'une autre faculté éventuellement supérieure, c'est l'une des virtualités de l'action elle-même. La rédemption possible de la situation d'irréversibilité - dans laquelle on ne peut défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce que l'on faisait - c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les « fautes » sont suspendues comme l'épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle; l'autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d'incertitude qu'est l'avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux.
Si nous n'étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d'agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l'apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. Si nous n'étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités; nous serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur - dans des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment l'identité de l'homme qui promet et de l'homme qui accomplit. »
Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, p. 302, 303. Traduction de Georges Fradier.
Vladimir Jankélévitch
« [...] l'extermination des Juifs est le produit de la méchanceté pure et de la méchanceté ontologique, de la méchanceté la plus diabolique et la plus gratuite que l'histoire ait connue. Ce crime n'est pas motivé, même par des motifs « crapuleux ». Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime « métaphysique » ; et les criminels de ce crime ne sont pas de simples fanatiques, ni seulement des doctrinaires aveugles, ni seulement d'abominables dogmatiques : ce sont, au sens propre du mot, des « monstres » Lorsqu'un acte nie l'essence de l'homme en tant qu'homme, la prescription qui tendrait à l'absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale N'est-il pas contradictoire et même absurde d'invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque, ce crime contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain » p 25.
« Faire du savon ou des abat-jour avec la peau des déportés...il fallait y penser. Il faut être un vampire-métaphysicien pour faire cette trouvaille. Qu'on ne s'étonne donc pas si un crime insondable appelle en quelque sorte une méditation inépuisable. Les inventions inédites de la cruauté, les abîmes de la perversité la plus diabolique, les raffinements inimaginables de la haine, tout cela nous laisse muets, et d'abord confond l'esprit. On n'en a jamais fini d'approfondir ce mystère de la méchanceté gratuite.
A proprement parler, le grandiose massacre n'est pas un crime à l'échelle humaine ; pas plus que les grandeurs astronomiques et les années-lumière. Aussi les réactions qu'il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un sentiment d'impuissance devant l'irréparable. On ne peut rien. On ne redonnera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables. On ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à son crime : car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent ; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne sait même plus à qui s'en prendre, ni qui accuser. » p, 29.
« Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? C'est la détresse et c'est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d'être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le «miracle économique », le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n'est pas fait pour les porcs et pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort. Notre horreur pour ce que l'entendement à proprement parler ne peut concevoir étoufferait la pitié dès sa naissance ... si l'accusé pouvait nous faire pitié. L'accusé ne peut jouer sur tous les tableaux à la fois: reprocher aux victimes leur ressentiment, revendiquer pour soi-même le patriotisme et les bonnes intentions, prétendre au pardon. Il faudrait choisir! Il faudrait, pour prétendre au pardon, s'avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes. C'est aujourd'hui la première fois depuis 1945 que des Allemands font mine de s'excuser; ils découvrent qu'ils ont peut-être certains comptes à nous rendre, et on nous fait l'aumône de quelques explications. Si nous n'avons pas entendu plus tôt un mot de compréhension, c'est, paraît-il, que nous avons fui le contact avec les Allemands ... Était-ce à l'offensé à chercher ce contact? Les Allemands et les Allemandes n'y ont donc pas pensé tout seuls? Auraient-ils eu l'idée d'écrire tant de belles lettres émues aux hebdomadaires si nous n'avions pas protesté contre la prescription ? Rien ne prouve mieux, en tout cas, le manque de spontanéité d'une certaine jeunesse allemande, son peu d'empressement à aller au-devant des victimes sa foncière bonne conscience. Devancer sa victime, c'était cela: demander pardon! Nous avons longtemps attendu un mot, un seul, un mot de compréhension et de sympathie ... L'avons-nous espéré, ce mot fraternel ! Certes nous ne nous attendions pas à ce qu'on implorât notre pardon... Mais la parole de compréhension, nous l'aurions accueillie avec gratitude, les larmes aux yeux. Hélas ! en fait de repentir, les Autrichiens nous ont fait cadeau du honteux acquittement des bourreaux. [...] Et j'ajoute encore ceci: Je ne vois pas pourquoi ce serait à nous, les survivants, à pardonner. Craignons plutôt que la complaisance à notre belle âme et à notre noble conscience, craignons que l'occasion d'une attitude pathétique et la tentation d'un rôle à jouer ne nous fassent un jour oublier les martyrs. Il ne s'agit pas d'être sublime, il suffit d'être fidèle et sérieux. Au fait, pourquoi nous réserverions--nous ce rôle magnanime du pardon? Comme me l'écrivait en termes admirables un chrétien pravo--slave, M. Olivier Clément, c'est aux victimes à pardonner. En quoi les survivants ont-ils qualité pour pardonner à la place des victimes ou au nom des rescapés, de leurs parents, de leur famille? Non, ce n'est pas à nous de pardonner pour les petits enfants que les brutes s'amusaient à supplicier. Il faudrait que les petits enfants pardonnent eux-mêmes. Alors nous nous tournons vers les brutes, et vers les amis de ces brutes, et nous leur disons : demandez pardon vous-mêmes aux petits enfants. »
L'imprescriptible, Seuil, 1986, p. 52. p. 55.
Primo Levi.
« Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné ?
La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison ; c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage ; or comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule rencontre de l'auteur-protagoniste avec un SS - pp. 167-168 - et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui-ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus.
D'ailleurs, à l'époque où ce livre a été écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage ; on aurait dit - et cela paraissait juste et mérité - qu'ils étaient retournés au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux ?
Dès les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté : le fascisme était loin d'être mort, il n'était que caché, enkysté ; il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapté à ce nouveau monde, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée. Je dois avouer que face à certains visages, à certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment. Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instrument suprême de progrès, et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine. C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles, qu'elles apparaitraient plus objectives et dépassionnées ; c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c'est vous.
Toutefois, je ne voudrais pas qu'on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n'ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé - faits à l'appui et pas avec des mots ou trop tard - qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l'étranger, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi ; mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi » (1976)
Si c'est un homme, Appendice, Julliard, 1987, p. 190-191,
Jacques Derrida.
« Dans un texte polémique justement intitulé « L'imprescriptible », Jankélévitch déclare qu'il ne saurait être question de pardonner des crimes contre l'humanité, contre l'humanité de l'homme : non pas contre des « ennemis », (politiques, religieux, idéologiques), mais contre ce qui fait de l'homme un homme - c'est-à-dire contre la puissance de pardonner elle-même. De façon analogue, Hegel, grand penseur du « pardon » et de la « réconciliation », disait que tout est pardonnable sauf le crime contre l'esprit, à savoir contre la puissance réconciliatrice du pardon ».
« En principe, donc, toujours pour suivre une veine de la tradition abrahamique, le pardon doit engager deux singularités : le coupable (le « perpetrator », comme on dit en Afrique du Sud) et la victime. Dès qu'un tiers intervient, on peut encore parler d'amnistie, de réconciliation, de réparation, etc. Mais certainement pas de pur pardon, au sens strict ».
« quand la victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand rien de commun et d'universel ne leur permet de s'entendre, le pardon semble privé de sens, on a bien affaire à cet impardonnable absolu, à cette impossibilité de pardonner dont nous disions pourtant tout à l'heure qu'elle était, paradoxalement, l'élément même de tout pardon possible. Pour pardonner, il faut d'une part s'entendre, des deux côtés, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable de quel mal envers qui, etc. ».
« Le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n'avoir aucun « sens », aucune finalité, aucune intelligibilité même. C'est une folie de l'impossible »
Elie Wiesel
«Ne pas oublier, ne rien effacer : voilà la hantise des survivants. Plaider pour les morts, défendre leur mémoire, leur humanité. »Gandhi
« C'est le pardon qui est supérieur à tout. La vengeance n'est que faiblesse, née de la peur réelle ou imaginaire de subir un tort. »Paul Ricœur.
« Il est difficile de situer correctement l'idée de pardon sur la trajectoire dessinée par les trois termes: sanction - réhabilitation - pardon. On peut dire de lui deux choses contradictoires, mais peut-être également nécessaires, voire complémentaires, concernant le lien entre le pardon et toutes les formes juridiques englobant la sanction, la réhabilitation, la grâce et l'amnistie. D'un côté, en effet, le pardon n'appartient pas à l'ordre juridique; il ne relève même pas du plan du droit. Il faudrait en parler comme Pascal parle de la charité dans le fameux passage sur les «trois ordres»: ordre des corps, ordre des esprits, ordre de la charité. Le pardon échappe en effet au droit aussi bien par sa logique que par sa finalité. D'un point de vue, qu'on peut dire épistémologique, il relève d'une économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l'articule et qu'il faut bien opposer à la logique d'équivalence présidant à la justice; à cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique mais supra-éthique. Mais il n'échappe pas moins au droit par sa finalité. Pour le comprendre il faut d'abord dire qui peut l'exercer. Absolument parlant, ce ne peut être que la victime. A cet égard, le pardon n'est jamais dû. Non seulement il ne peut être que demandé, mais la demande peut être légitimement refusée. Dans cette mesure, le pardon doit d'abord avoir rencontré l'impardonnable, c'est-à-dire la dette infinie, le tort irréparable. Cela dit, bien que non dû, il n'est pas sans finalité. Et cette finalité a rapport avec la mémoire. Son «projet» n'est pas d'effacer la mémoire; ce n'est pas l'oubli; bien au contraire, son projet, qui est de briser la dette, est incompatible avec celui de briser l'oubli. Le pardon est une sorte de guérison de la mémoire, l'achèvement de son deuil; délivrée du poids de la dette, la mémoire est libérée pour de grands projets. Le pardon donne un futur à la mémoire.
Cela dit, il n'est pas interdit de se demander si le pardon n'a pas quelque effet secondaire sur l'ordre juridique lui-même, dans la mesure où, lui échappant, il le surplombe.
Je dirai deux choses à cet égard. D'un côté, en tant qu'horizon de la séquence sanction-réhabilitation - pardon, ce dernier constitue un rappel permanent du fait que la justice est seulement celle des hommes, et qu'elle ne saurait s'ériger en jugement dernier ; en outre ne peut-on tenir pour des retombées du pardon sur la justice toutes les manifestations de compassion, de bienveillance, à l'intérieur même de l'administration de la justice, comme si la justice, touchée par la grâce, visait dans sa sphère propre à cet extrême que depuis Aristote nous nommons équité.
Enfin je voudrais, pour finir, suggérer l'idée suivante: ne revient-il pas au pardon d'accompagner la justice dans son effort pour éradiquer sur le plan symbolique la composante sacrée de la vengeance à laquelle nous avons fait une fois allusion en commençant? Ce n'est pas en effet seulement de la vengeance sauvage que la justice cherche à se dissocier, mais de la vengeance sacrée, en vertu de laquelle le sang appelle le sang et qui prétend elle-même au titre de justice.
Au plan symbolique le plus profond, l'enjeu est celui de la séparation entre Dithé, justice des hommes, et Thémis, ultime et ténébreux refuge de l'équation entre Vengeance (avec une majuscule) et Justice (également avec une majuscule). N'appartient-il pas au pardon d'exercer sur ce sacré malveillant la catharsis qui en fera émerger un sacré bienveillant ? La tragédie grecque, celle de l'Orestie, au premier chef, nous a appris que les Erinyes, les Vengeresses, et les Euménides, les Bienveillantes, sont les mêmes. Dans un raccourci fulgurant, Hegel note dans les Principes de la philosophie du droit : « Les Euménides dorment, mais le crime les réveille » ».
Le juste, Seuil p. 206.207.208.
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Bonjour Madame, je voulais vous demander s’ il était possible de rendre notre dissertation sous forme de traitement de texte et non sur une simple copie écrit à la main?
Avec tout mes remerciements
Je vous demanderais demain si je n’ai pas de réponse, mais je comptais commencer à rédiger ce soir.
Bonsoir Ariane.
D’accord pour cette fois mais il faut aussi que je veille à la correction de l’expression de mes élèves et à la lisibilité de leur écriture. Il ne faudra donc pas systématiquement utiliser votre ordinateur. Bon travail et à demain.
Introduction :
D’où vient notre difficulté à pardonner tel tort dont nous sommes victimes, lorsque par ailleurs, nous en pardonnons d’autres? Pourquoi celui-là résiste-t-il? Est-ce l’importance du dommage, ou la personnalité du criminel qui font lobstacle au pardon? Peut-on tout pardonner ? La question suppose que le pardon nous est un acte connu, mais qui parfois excède notre capacité. « Jamais je ne pourrais pardonner ». Le fait ne doit pas nous empêcher de nous poser la question de droit: est-il légitime de ne pas pardonner ? (et ceci quand bien même, dans les faits, le pardon nous semblerait impossible). Y a-t-il un domaine de légitimité du pardon? Mais la légitimité du pardon est-elle délimitable? Ne semble-t-il pas que le pardon soit légitime par lui-même, indépendamment du toute condition particulière? Le pardon paraît difficile à soumettre à des conditions particulières, n’est-ce pas plutôt notre difficulté à pardonner, comme à aimer ou à respecter? N’est-ce pas notre capacité ou notre incapacité à pardonner qui est soumise à l’influence des conditions, plutôt que la légitimité du pardon? Notre problème est au fond le suivant: qu’est-ce que pardonner ? Sous cette recherche d’un éventuel fondement de l’impardonnable, se cache une inquiétude profonde: la reconnaissance de l’injustice. La peur qui nous tient, lorsqu’on envisage de lever toute condition au pardon, donc de nier toute légitimité à l’impardonnable, c’est que l’injustice ne soit par reconnue, en particulier, et peut-être primordialement, par le coupable lui-même.
Partie 1 :
« Qui sommes-nous pour pardonner? » « Qui sommes-nous pour ne pas pardonner? » Accorder ou non son pardon, jouir de cette alternative fut un privilège du plus haut pouvoir politique. La tradition biblique en fait un acte divin par excellence. Pourquoi cette éminence du pardon ? La seconde formule souligne très précisément l’idée que le refus du pardon est un acte réservé. Seul le pardon est de notre compétence, la question de son refus ne nous concerne pas, elle est renvoyée vers une instance supérieure, voire transcendante. Ces deux formules se ramènent à cette unique affirmation: l’impardonnable n’est pas de notre ressort. A nous de nous limiter strictement au pardon. Qu’est-ce que cette conception traditionnelle dévoile quant à la nature du pardon? Ce simple constat en deux volets: d’une part c’est un acte qui nous est difficile, quand il ne nous est pas impossible, d’autre part, que c’est un acte nécessaire. Pourquoi nécessaire ? Refuser le pardon, c’est laisser persister la rancœur, la haine, le désir de violence, de vengeance. Faire taire la haine, à l’échelle d’un individu ou d’un groupe, d’une ethnie, d’une nation, c’est une difficulté que la transmission possible à la descendance accroît. Le refus du pardon, transmissible à travers les générations, constitue un état de violence latent, un terreau pour le conflit brutal. D’où l’idée de retirer à chacun la légitimité de décider s’il doit ou non pardonner. Exiger inconditionnellement le pardon apparaît comme une exigence de paix sociale: sans le pardon, sans l’exigence inconditionnelle de lever les rancœurs, déliminer les haines, la vie commune serait tout simplement impossible. Pardonner est une nécessité pour envisager un futur; sous le reproche permanent, celui-ci n’est pas envisageable. La construction de l’Europe exige que soient pardonnées les souffrances réciproquement infligées par les guerres et l’idéologie nazie. Nous comprenons alors pourquoi, par sagesse, la faculté de disposer du pardon (« qui sommes-nous pour pardonner ») et en particulier de disposer de la possibilité de le refuser (« qui sommes-nous pour ne pas pardonner ») est placée si haut, jusqu’à la seule compétence d’un être transcendant. Il s’agit de la placer le plus loin possible des individus, de nous. La paix, c’est-à-dire la vie commune, exige que le pardon ne soit pas une chose laissée à notre discrétion. Proclamer l’impardonnable, c’est entretenir la déchirure, laisser le lien brisé, c’est obscurcir le futur des relations sociales à toutes les échelles. Parce que le chef politique veut la paix civile comme le chef religieux veut l’amour du prochain (c’est-à-dire la paix de la communauté religieuse), le libre usage du pardon est retiré aux individus. A la place est posée la stricte exigence du pardon. « Pardonnez à ceux qui vous ont offensés ». Dieu saura plus tard reconnaître les siens, comme le pouvoir politique user de colère et de violence; mais ce n’est pas à nous de le faire. A nous seulement le pardon. Nous venons de voir que le pardon se présente traditionnellement comme une exigence destinée à préserver la vie commune. Mais pardonne-t-on pour que la paix revienne? Est-ce pardonner que de viser autre chose que le pardon lui-même? Notre expérience nous dit non. Nous savons bien que nous soumettre à l’exigence de la paix, ce n’est pas pour autant pardonner. On « tourne la page », on « passe l’éponge », on fait en sorte que les choses soient de nouveau comme avant, comme si de rien n’était. On s’efforce d’oublier, on laisse le temps estomper les souvenirs, on efface les traces du crime. La rancœur, la haine s’amenuisent, cela ressemble au pardon. Mais ça n’en est pas un: pardonner, ce n’est pas oublier.
Partie 2 :
Bien sûr, et la tradition, nous l’avons vu, le sait, pardonner est un acte difficile. Au mieux, on peut m’aider à oublier: les traces de l’attentat seront vites effacées, on supprimera la proximité avec le fautif. Mieux vaut l’oubli qu’une haine entretenue, et c’est tout ce que peut l’État ou la doctrine religieuse: différer la vengeance jusqu’à ce que l’oubli la supprime. Mais reste qu’il y a eu injustice, et l’oubli de l’injustice n’est pas acceptable. C’est pourquoi l’oubli n’est jamais parfait, et le passé resurgit parfois lorsqu’on ne s’y attend pas, sous des formes violentes. Pardonner, c’est supprimer la haine, mais faire face au passé. Par quel effort, effort intime, parvient-on à pardonner ? Il s’agit de puiser dans nos impératifs de conduite, nos règles morales. Mon exigence morale veut le respect d’autrui. L’injustice que l’on dénonce et que l’on ne veut pas oublier, ne doit pas nous rendre injuste. Il ne faut pas que se brouille la distinction entre la victime et le bourreau. On se souvient de l’analyse kantienne de la moralité: est-on sûr de la qualité morale de ses intentions? Pourquoi refuser le pardon? Parce que la faute de l’autre permet d’exprimer mon penchant pour la violence? Peut-on accorder exigence intime de moralité, et entretien de la colère, du ressentiment, de la volonté de détruire? Il s’agit de rester juste face à l’injustice. L’impardonnable peut-il exister en toute justice?
Le respect du fautif exige de le considérer comme une personne, c’est-à-dire un individu responsable. Reconnaître un humain comme une personne, c’est ne pas le confondre avec la chose ou l’animal. Une chose est ce qu’elle est, son comportement est invariable et suit les lois de la physique. De même l’animal obéit à un ensemble de comportements instinctifs ou acquis, mais déterminés: les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. La personne humaine est responsable de ses actes, cela veut dire qu’il en est la libre source, que son comportement n’est pas soumis à une détermination: le coupable aurait pu ne pas faire ce qu’il a fait. Une personne humaine ne se réduit donc pas à un comportement donné: il peut changer de comportement, le regretter, le juger. Refuser le pardon, c’est refuser de considérer l’autre au-delà d’une action donnée, c’est l’identifier à un acte donné. Il a volé, c’est donc un voleur. Nous tous qui avons déjà fauté, que réclamons-nous en réclamant le pardon? Qu’on ne nous identifie pas à un geste malheureux, qu’on ne nous étiquette pas à l’aide de cette faute, qu’on ne nous réduise pas à un acte accompli. Nous sommes des personnes humains, nous sommes plus que tel comportement. Et c’est ce que nous voulons retrouver dans le regard de notre victime: la reconnaissance de notre humanité. Il ne s’agit pas d’oublier: en demandant le pardon, nous ne demandons pas l’ignorer le passé. Nous l’assumons. Mais nous demandons à ne pas être réduit à lui.
Pardonner, comme acte moral de respect, n’est pas oublier. Bien plus, pardonner n’est pas non plus lever les sanctions. La sanction devra être levée en signe de pardon si celle-ci n’est que l’expression d’une vengeance; mais nous parlons ici de sanctions légitimes, dont la finalité n’est pas d’exprimer la violence de la victime ou de ses proches. A ce titre, la sanction est indépendante de la rancœur de la victime, et n’est pas liée à son pardon.
Ne peut-on néanmoins envisager moralement l’impardonnable? Pour justifier le pardon nous avons décrit les sentiments avec lesquels on le recherche lorsque l’on est fautif: ne pas être identifié à sa faute. Le pardon ne serait-il pas lié à la demande du pardon, c’est-à-dire à la manifestation du repentir? Comment la faine ne s’étendrait-elle pas devant celui qui, par son repentir, nous rappelle qu’il est une personne, qu’il est autre chose que son acte, et que ce malfaisant que l’on veut détruire, ce n’est pas exactement lui? Et inversement, l’impardonnable serait-il justifié par l’absence de repentir, le criminel cynique? Celui-ci ne réclame pas qu’on le considère au-delà de son crime, il s’y réduit lui-même: il a tué, il se veut tueur, violé, il se veut violeur, commis des actes racistes, il se veut raciste. Le fautif perd alors le visage de la personne humaine pour prendre celui du monstre, abdiquant sa personne pour ne plus être que haine, violence sourde et aveugle. Avons-nous là le fondement de l’impardonnable: le fautif non repentant? Mais ainsi dominé par sa monstruosité, il apparaît tellement peu humain, peu libre de ses actes, que la question du pardon devient ridicule. On ne cherche pas à savoir s’il faut pardonner à l’animal féroce ou à l’arbre qui s’est abattu sur votre maison, c’est absurde. On ne pardonne qu’à une volonté libre. Face à toute autre chose, on prend des mesures matérielles, sans rancœur, ni haine, on se protège et on protège les autres. L’exigence morale de respect donne sa limite au sens du pardon. Le pardon n’a de sens que face à une personne. Face à une mécanique aveugle de violence et de haine, il n’a plus de sens. Aussi le refus du repentir, en tant qu’il trahit l’abdication par le fautif, de sa personne, son enfoncement dans une action systématique, aveugle, mécanique, ne permet pas de justifier l’impardonnable, l’entretien de la rancœur, de la haine. Haïr l’animal sauvage qui vous a amputé d’un bras est absurde. (Cela manifeste seulement, dirait Spinoza, notre ignorance.)
Conclusion :
Pardonner, c’est éteindre la haine sans oublier l’injustice. Le pardon n’a de sens qu’en face d’une personne, d’un être responsable de ses actes.
Nous arrivons à cette conclusion que, là où la question du pardon n’est pas absurde, c’est-à-dire face à la personne humaine, refuser le pardon n’est pas justifiable. Ce serait en effet manquer de respect envers une personne, ce serait être à son tour injuste. L’injustice ne doit pas triompher. Et mieux vaut l’oubli, les crimes effacés que la haine entretenue.
Merci de vos contributions sur mon blog. Je vais publier prochainement le corrigé de la dissertation.
Bien à vous.
[…] citations philosophiques sur le […]