« Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action le remède ne vient pas d’une autre faculté éventuellement supérieure, c’est l’une des virtualités de l’action elle-même. La rédemption possible de la situation d’irréversibilité — dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait — c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les « fautes » sont suspendues comme l’épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux.
Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. Si nous n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités; nous serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur — dans des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit. »
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, p. 302, 303. Traduction de Georges Fradier.
Thème : L’action humaine et le temps.
Questions : Qu’est-ce qui dans la temporalité constitutive de l’existence expose le projet humain à être mis en échec ?
Thèse : Hannah Arendt souligne que c’est l’irréversibilité et l’imprévisibilité.
Ce qui a été fait ne peut pas être défait. Il est impossible de revenir en arrière pour faire que ce qui a été n’ait pas été. L’irréversibilité fixe le passé dans une forme figée et confronte la volonté à une impuissance irréductible. A l’opposé l’avenir est ouvert mais il est imprévisible. Impossible d’anticiper avec certitude toutes les conséquences de ses actes, impossible de se représenter les changements qui ne manqueront pas de survenir en soi, en l’autre et dans l’état du monde à un autre moment du temps. Tout devient, rien ne demeure identique à soi. Le monde est « une branloire pérenne » disait Montaigne et Platon soulignait que le mobilisme héraclitéen est de nature à donner le vertige.
Questions : Comment dans ces conditions sauver la liberté ainsi que l’identité des hommes et du monde dans lequel s’insère leur action ?
Ne faut-il pas qu’il soit possible de mettre en échec la fatalité de l’irréversibilité afin que le présent et l’avenir soient autre chose que l’impossible solde des comptes du passé, la répétition d’un passé qui ne passe pas, tire en arrière et obstrue l’horizon ? Car l’idée de destin, c’est-à-dire d’un sort auquel on ne peut échapper n’est peut-être que l’allégorie de la malédiction de la faute passée, dont le fantôme vient inlassablement hanter le présent, empoisonner les rapports humains et enfermer la capacité d’agir « dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever; (restant) à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme ».
De même ne faut-il pas qu’il soit possible de lier le présent, le passé et l’avenir dans une continuité à défaut de laquelle on ne voit pas ce qui fonderait le sentiment de la permanence de son être et de son monde et le courage d’œuvrer dans une communauté?
Qu’est-ce donc qui nous délivre des conséquences de ce que nous avons fait et nous assure « des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux » ?
Thèse : Hannah Arendt répond que c’est le miracle du pardon et de la promesse.
L’un défait magiquement ce qui a été fait, en décidant de laver la faute, de ne pas garder de ressentiment et de restaurer l’autre dans une virginité morale ouvrant pour chacun un avenir commun. Le pardon est "la rédemption possible de la situation d’irréversibilité". Avec la notion de rédemption, l'auteur indique que le pardon ouvre une voie de salut. Si la faute est une chute, celle-ci n'est pas irrelevable. La grâce du pardon sauve de la fatalité, elle libère du poids du passé et offre une nouvelle chance à la liberté.
L’autre prend un engagement pour demain et enchaîne le temps à une décision permettant aux hommes de compter les uns sur les autres et de construire ensemble leur monde avec une relative assurance. Avec l'expression: "des îlots de sécurité", Hannah Arendt souligne que la promesse ne supprime pas l'incertitude de l'avenir; elle ne permet que de disposer "d'îlots de sécurité", qu'il s'agisse de celui constitué par une institution politique (les promesses inhérentes au contrat social), une institution familiale (celles inhérentes à l'engagement conjugal) ou autre.
Si le pardon est une rédemption, la promesse est "un remède". Dans les deux cas l'homme déploie des ressources pour se rendre supérieur à ce qui le diminue.
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[…] L’analyse d’Arendt est citée et expliquée ici. […]
Bonjour madame,j’ai été très édifié par votre article et je consulte régulièrement votre blog,je vous remercie de votre formidable travail.
Par ailleurs,je travaille en ce moment sur la question du pardon chez Arendt,je suis tombé une phrase de Arendt sur le pardon : » le pardon est certainement l’une des grandes faculltés humaines……inaugure un nouveau commencement ,là ou tout semblait avoir pris fin »
le problème,je n’ai pas pu retrouver la reference bibliographique( quel ouvrage et quel paragraphe).
je vous prie de bien vouloir m’aider.
Bien à vous
Bonjour
Cette phrase se trouve au début du chapitre « compréhension et politique » dans « Nature du totalitarisme ».
Je ne l’ai pas dans ma bibliothèque, je ne peux donc préciser la page.
Bin à vous.
Merci pour tout Madame.
bonne semaine
Bonjour Madame Manon,
permettez moi tout d’abord de vous souhaiter une belle et heureuse année 2024 et de vous remercier pour ce merveilleux blog que je consulte très régulièrement dans le cadre de mes recherches bibliographiques.
Je suis entrain de mener une réflexion en vue d’un article sur les aspects éthiques et psychologiques du dépistage pour une maladie chronique auto immune. Dépistage qui permet seulement de « prédire » un risque de développer cette maladie sans pouvoir « prédire » quand. La guérison n’est dans tous les cas pas possible. C’est dans le cadre de cette incertitude que la thèse d’Hannah Arendt à propos de la promesse m’a énormément intéressée. Pensez vous qu’il est pertinent de pouvoir qualifier une proposition médicale qu’est le dépistage comme une forme de promesse face à l’incertitude et l’imprévisibilité d’une maladie auto immune? Ce terme de promesse me paraît d’autant plus juste car le dépistage ne supprime pas l’incertitude de l’avenir c’est à dire l’incertitude d’avoir ou pas la maladie. Pour des questions éthiques il me paraît effectivement important de considérer qu’un dépistage doit être compris comme une promesse face à la difficulté de l’incertitude et non comme une véritable « assurance » médicale qui permettrait de rassurer les parents sur l’avenir de leurs enfants.
Pensez vous que mon parallèle entre dépistage et promesse peut être une bonne base de réflexion ou est ce que je dénature les propos de Hannah Arendt en occultant la question du pardon?
Je vous remercie par avance.
Bien à vous,
Diana
Bonjour Madame
Merci pour vos vœux. Recevez en retour les miens pour la nouvelle année.
J’ai de la peine à vous suivre dans votre assimilation d’une prédiction à une promesse. Certes il y a bien dans les deux cas une manière de déjouer l’absolue imprévisibilité du temps mais une promesse est un engagement d’une personne à l’égard d’une autre ou d’elle-même.Y a-t-il sens à dire qu’un médecin interprétant un résultat d’analyse s’engage à l’égard de celui qu’il informe? Y a-t-il sens à dire qu’il ligote l’avenir à sa volonté présente?
Bien à vous.
Merci beaucoup Madame pour votre réponse.
Vous avez raison de me recentrer, effectivement cette notion de promesse ne peut pas « s’appliquer » au domaine médical. Ce que m’a apporté en revanche la lecture de votre texte c’est cette idée que le risque ou l’écueil peut être que des parents puissent se tourner vers un dépistage en espérant qu’il s’agit d’une promesse qui pourrait les rassurer face à l’absolue imprévisibilité de cette maladie auto immune. Je devrais sans doute justement définir un dépistage comme n’étant justement pas une promesse.
Bien à vous.