Il ne nous reste que quelques fragments des écrits d’Héraclite. (Diels-Kranz en recensent 129, Marcel Conche, 136). Leur interprétation ne va pas de soi et ce n’est pas sans raison qu’on appelait Héraclite, l’Obscur, ou que Socrate disait qu’il fallait un plongeur de Délos pour trouver la perle cachée dans la parole d’Héraclite. Parole inspirée se voulant transparente au logos disant la vérité des choses pour les hommes éveillés.
Mais que faut-il entendre par logos ? Clémence Ramnoux recense les nombreuses acceptions du terme (de recueil de phrases, de formules à leçon en passant par compte et calcul, loi du devenir, raison, explication etc.) et conclut modestement : « La meilleure solution ne consiste-t-elle pas à adopter en français le terme de Logos en lui laissant l’envergure de ses sens, et l’aura de son mystère ?» (Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, Les Belles Lettres, 1968, p. 317)
Marcel Conche en revanche se veut plus directif. Il considère que le mot ne doit pas être compris, à la manière stoïcienne, comme la raison immanente, la loi de l’être mais dans son sens premier. Logos pour les Grecs, signifie raison, discours ayant valeur universelle, parole non entachée de subjectivité, de particularisme et donc adéquat à son objet.
« Qu’est-ce que le logos ? » On peut en donner une interprétation ontologique : le « logos », ici, serait la raison réelle indépendamment de l’homme, immanente à toutes choses, les gouvernant, les unifiant : ce serait la raison cosmique. Mais comment dire, en ce cas, que l’on « écoute » le logos ? Il faudrait […] personnifier le Logos ou entendre le mot « écouter » métaphoriquement : solutions désespérées – et qui ne s’imposent pas. Le logos est le discours. Il peut et il doit être écouté. C’est donc le discours d’Héraclite. Mais l’écouter comme logos signifie ne pas l’écouter comme venant simplement d’Héraclite. Dans ce cas, il n’exprimerait que les opinions d’Héraclite. Ce serait le langage de l’opinion et du désir, le langage humain habituel, un langage particulier parmi d’autres. Le discours (d’Héraclite), non écouté comme tel, renvoie à Héraclite. Comme logos, il ne renvoie qu’à lui-même » Marcel Conche, Héraclite, Fragments, PUF, 1986, p. 23.24.
Or que dit ce logos ? Que tout est un.
Cf. Le fragment B 50 (Diels-Kranz) ou 1dans la traduction et la classification de Marcel Conche : « Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un ».
La totalité inclut le monde humain et le monde naturel. Pas de séparation chez Héraclite entre la cosmologie, l’anthropologie ou la politique. Tout ce qui s’observe du réel, s’offre comme multiple (les données du réel dans leur pluralité), comme incluant des oppositions (le jour, la nuit ; la vie, la mort ; le bien, le mal ; la justice, l’injustice ; la guerre, la paix ; la maladie, la santé ; le chaud, le froid etc.), comme mouvant (métamorphose des êtres dans le temps) et cependant toutes les choses sont unes et les mêmes. « De toutes choses, une et, d’une toutes choses » dit le fragment B10.
(127 dans la classification et la traduction de Marcel Conche : « Nœuds : touts et non-touts, rassemblé séparé, consonant dissonant ; de toutes choses l’un et de l’un toutes choses »).
Le réel est un dans la multiplicité de ses aspects, harmonieux dans l’opposition des contraires, éternel dans son incessant mouvement. Unité, harmonie, éternité, invisibles aux hommes car ils ne savent pas recueillir le logos et sont au sage, qui en est le médium, ce que les endormis sont aux éveillés. Aveuglés par la particularité de leur situation, par leurs désirs et leurs préjugés, ils ne voient qu’un aspect des choses et sont prisonniers d’un monde imaginaire. Ils croient que les choses ont une identité stable alors qu’elles se résolvent en processus, en devenir en sens contraires. Ils ne veulent pas convenir que ce qu’ils opposent, ce qu’ils condamnent, ce qui les fait souffrir, en un mot le négatif est lié essentiellement au positif. L’harmonie d’ensemble, la geste cosmique faite de tensions, de confrontation et d’ajustement des contraires leur échappe. Mais pour qui sait se mettre à l’écoute de sa propre expérience et de la parole du maître l’éveil est possible. La sagesse, qui est la plus grande vertu, consiste précisément à parler pour dire les choses vraies et pour agir en conséquence.
C’est sur fond de cette intuition cosmique que prennent sens les célèbres fragments B80 (128) et B53 (129) où est affirmée l’universalité de polemos comme principe de mouvement et de génération de toutes choses.
Non point que Polemos soit exclusivement la guerre. Polemos connote aussi l’idée de conflit, de querelle, de discorde et l’on a compris qu’il est la loi de l’être parce que celui-ci n’est pas immobile dans l’identité du même mais en mouvement dans l’opposition du même et de l’autre. Pour l’Ephésien ce principe de genèse et de maintien dans l’existence est nommé feu sous sa forme matérielle et polemos sous forme figurée. Il se caractérise par son éternité et sa nécessité. Ni les dieux, ni les hommes n’échappent à sa loi. (Cf. B 30 (80) « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure »). Il est la vie dans son affirmation innocente et l’harmonie résultant à l’échelle du tout de la confrontation et de l’ajustement des contraires.
Par exemple, la justice est discorde car elle met provisoirement fin à un différend entre les hommes (Cf. B23 « S’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de justice » traduction Voilquin); la paix est discorde car elle implique la guerre, l’accord des esprits est discorde car il suppose au principe du dialogue socratique le conflit des opinions.
C’est donc folie de souhaiter, comme Homère dans l’Iliade « que la discorde disparaisse d’entre les dieux et les hommes » car l’harmonie n’existerait pas sans l’aigu et le grave, ni les animaux sans les contraires que sont le mâle et la femelle » ainsi que le rapporte Aristote (Ethique à Eudème, VII, I, 1235a, 26,)
Il s’ensuit que « Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la belle harmonie ; tout se fait par discorde » (B8 traduction Voilquin) L’être inclut la multiplicité des contraires s’affrontant et s’ajustant les uns avec les autres dans un équilibre sans cesse menacé de dislocation et cela sans répit car le réel est mobile. Tout devient, se transforme dans une métamorphose où l’unité est dans le multiple et le multiple dans l’un.
Lisons donc les fragments B80 et B53 et comprenons que la thèse héraclitéenne n’est en aucun cas la formule du bellicisme. Héraclite ne fait pas l’éloge de la guerre, qui n’est qu’une expression particulière de la loi cosmique, il s’efforce simplement de comprendre le monde et l’action humaine au sein de ce monde.
Le commentaire de Marcel Conche étant limpide, le mieux est de se mettre à son école.
CELSE dans ORIGENE, Contre Celse, VI, 42 (p. 278 Borret)
« Il faut savoir que la guerre est universelle, et la joute justice, et que, engendrées, toutes choses le sont par la joute, et par elle nécessitées » 128 (80)
Hésiode oppose la paix qui s’épanouit grâce à la justice, et la guerre douloureuse. Pour Héraclite aussi, guerre et paix s’opposent comme des contraires (B 67) mais alors qu’Hésiode conçoit une paix sans guerre, une guerre sans paix ; Héraclite voit l’unité des contraires : la guerre inclut en elle-même la paix ; la paix la guerre. Dès lors, il peut concevoir, avec Anaximandre, la guerre comme universelle. Toutefois, il se sépare immédiatement de lui. Car il s’agit d’une guerre qui recèle intimement la paix, c’est-à-dire la justice – comme le veut Hésiode. C’est pourquoi elle est féconde, comme l’est la paix chez Hésiode (Tr., 230.235), non pas destructrice, annihilatrice comme chez Hésiode la guerre accompagnée de démesure et d’injustice, mais génératrice des êtres. Il n’y a, il ne saurait y avoir, ni démesure ni injustice dans la nature. Les êtres ne peuvent outrepasser leur droit ni prédominer abusivement, car il n’y a pas « d’abus » pour un être à aller jusqu’au bout de ce qu’il peut. Il faut savoir le vrai nom de ce polemos universel qui recèle en lui-même la paix. Ce nom est éris qui est justice (dikè), la bonne éris d’Hésiode. Pour les commentateurs en général cette éris serait la mauvaise éris d’Hésiode qui « fait grandir la guerre et les discords funestes » (Tr., 14). Ils vont (tels Solovine, Vuia, Bollack-Wismann etc.) jusqu’à traduire éris par discorde ! Or l’éris d’Héraclite, suivant « laquelle tout vient à l’existence » est évidemment la même qu’Hésiode place « aux racines du monde » (Tr., 19), la bonne Eris : « C'est la bonne Eris d'Hésiode érigée en principe universel, c'est la conception de la joute propre à l'homme grec et à la cité grecque », écrit Nietzsche (in Ecrits posthumes, 1870-1873, Gall., 1975, p. 231, trad. Haar-de Launay). Cl. Ramnoux (p. 253) traduit polemos et éris également par « Guerre ». Effectivement la guerre et la lutte, ou joute, se confondent dans la nature; mais l'homme les sépare. Il introduit dans le polemos la démesure, l’excès, la pure violence ne respectant aucune règle, et qui, alors, en supprime la fécondité. La bonne Eris est intimement réglée comme la lutte athlétique : la conception d'Héraclite « prend sa source dans les gymnases et les palestres, dans les joutes artistiques », dit Nietzsche (loc. cit.) - n'ajoutons pas avec lui « dans les luttes des partis politiques et des cités » -, mais « elle est portée au plus haut degré d'universalité, au point qu'elle est alors l'élément où se meut l'axe du monde ».
Selon Aristote (Eth. Eud., VII, l, 1235a26) : « Héraclite blâme le Poète pour avoir dit (Il., XVIII, 107) : Puisse l'Eris disparaître et d'entre les dieux et d'entre les hommes, car l'ajustement (harmonie) n'existerait pas sans l'aigu et le grave, ni les animaux sans les contraires que sont le mâle et la femelle.» L'éris est immédiatement justifiée par la seule éris féconde, dans l'opposition même et l'antagonisme (la « lutte des sexes », par exemple), porteuse de justice, c'est-à-dire de proportion, de mesure. La paix universelle dont rêve Homère, paix non pas une avec son opposé mais exclusive de son opposé, signifierait la mort universelle, car il ne se passerait plus rien et plus rien ne viendrait au jour. Homère ne voit pas, dit Plutarque (De Is-, 370 d), qu' « il prononce une malédiction contre la génération de tous les êtres, car tous tirent leur origine « de la lutte et de l'antagonisme. De la lutte des contraires, comprise comme joute, provient toute génération. La notion de joute signifie que les contraires ne s'anéantissent pas mutuellement, mais, au sein même de leur opposition se respectant comme des athlètes, s'accordent pour créer. L'accouplement du mâle et de la femelle est fécond si chacun laisse son opposé être lui-même, dans une égalité qui maintient les différences; et il est alors de la nature d'une joute athlétique.
Ainsi, c'est à cause de l'éris, et par elle, que des choses viennent à se produire, qu'il y a quelque chose plutôt que rien. Cela, « il faut le savoir ». Ce savoir est une condition de la vraie sagesse – sagesse de l'athlète et du héros, sagesse tragique qui ne considère pas la lutte et le combat comme des maux inessentiels à la vie et évitables, mais qui les pense comme constitutifs de tout réel en sa réalité. Les choses qui viennent à l'existence par l'éris sont aussi « nécessitées » par elle. Il faut entendre par là que la structure oppositionnelle n'est pas seulement ce dont elles sont issues, mais ce qui les constitue en leur être. La joute qui les a fait venir à l'existence est aussi, ensuite, ce qui les fait actives et vivantes. De même que tout ce dont le discours commun dit ; « cela est » - parce que cela parait stable, constant et calme - est issu du non-repos et de la lutte des origines, de même c'est sur ce non-repos qu'il repose, c'est cette lutte qu'il recèle, lutte qu'il faut supposer juste et régulière comme une joute (Ménage faisait venir « joute » de justus ; justa pugna, combat régulier (Littré) dès lors qu'elle aboutit non pas à rien mais à l'existence. Cependant l'être n'est rien par lui-même. Il n'est que la figure de l'équilibre, de l'exact ajustement des tensions et des forces opposées. Comme le dit Nietzsche (ibid., p. 232), « les choses elles-mêmes à l'assurance et à la constance desquelles croit l'intelligence bornée de l'homme et de l'animal n'ont absolument aucune existence propre; elles ne sont que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d'épées brandies, elles sont les lueurs de la victoire dans la lutte des qualités qui s'opposent ». Lutte des « qualités » ? Cela peut être (cf. la lutte du froid et du chaud, de l'humide et du sec), mais aussi lutte des « êtres », adversaires et complices l'un de l'autre (tels le mâle et la femelle), ou opposition des deux aspects, ou côtés, ou constituants, d'un même être.
Si la guerre est universelle, cela signifie qu'elle n'est ni un phénomène purement humain, ni un phénomène pathologique étranger à la nature des choses. Elle est coextensive à toute la nature, réglant aussi bien les rapports des êtres entre eux que de chaque être avec lui-même, et, dès lors qu'elle est le grand phénomène naturel, elle est normale et fatale. L'apport de l'homme est seulement d'introduire l’hybris dans la guerre : alors la guerre destructrice, dévastatrice, n'a plus de justice, car l'un des côtés vise à l'abolition de l'autre »
Marcel Conche. Héraclite, Fragments. PUF, 1986, p. 437 à 440.
HIPPOLYTE, Réfutations de toutes les hérésies, IX, 9, 4 (p.242 Wendland)
La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, elle les fait esclaves, les autres, libres. 129 ; B 53.
L'opposition, la lutte, la rivalité sont universelles, et toutes choses, nous le savons (fr. B 80), sont engendrées par elles. Il n’est donc pas étonnant que Polemos - non pas un polemos qui serait pure violence, mais le polemos intimement réglé et « juste » - soit dit le père de toutes choses, où panton est au neutre et non au masculin - comme l'a cru Gigon, p. ll9 (avant d'abandonner cette façon de voir), suivi par Kirk, Marcovich, etc. En effet : a) Polemos est bien, pour Héraclite, le père de toutes choses : dès lors si Héraclite avait voulu que panton fût entendu particulièrement, il l'eût déterminé ; comme tel, sans autre détermination, il ne peut être que le génitif de panta ; b) d'après Philodème, Chrysippe disait que Zeus et polemos sont un seul et même être selon Héraclite; or le Zeus d'Héraclite, Zeus cosmique, un avec Hadès (cf. B 32), ne saurait être seulement « Père des dieux et des hommes », comme le Zeus d'Homère (Il., l, 544) : il est Père de tout, donc aussi polemos qui ne fait qu'un avec lui; c) on trouve dans Pindare (Olymp., II, 18) la formule : « le temps, père de toutes choses », (comme la II' Olympique a été provoquée par la victoire du tyran Théron d'Agrigente à la course des chars en 476, elle est à peu près certainement postérieure au livre d'Héraclite, que Pindare a pu connaître).
Polemos n’est pas seulement le père de toutes choses mais le roi. Cela signifie qu'elles ne lui doivent pas seulement d'être venues à l'existence mais de continuer à exister. C'est grâce à la « guerre », à une lutte incessante, qu’elles continuent de participer à la vie du monde. On a vu que la lutte est constitutive de leur être, de sorte que, si elle cessait, elles se dissoudraient en choses de néant. Le basileus est ici simplement celui qui maintient constamment son pouvoir sur tout ce qui dépend de lui. … La guerre fait des esclaves. Elle force les dieux à se révéler », écrit Cl. Ramnoux (p. 108). Non. La guerre est le père des dieux. Or engendrer n'est pas révéler, dévoiler, montrer ce qui était déjà là avant. … Le Combat produit continuellement au jour les hommes et les dieux par leur antagonisme même. Les dieux ne se définissent que comme s'opposant aux hommes, les hommes que comme s'opposant aux dieux. Les dieux ne sont que le corrélat des hommes, et les hommes se conçoivent comme dépendant des dieux et leur corrélat. Ou : les hommes sont hommes par rapport aux dieux et contre eux, les dieux sont dieux par rapport aux hommes et contre eux. On a vu cela (ad B 62) en tant que les dieux sont les Immortels, les hommes les Mortels. Mais un autre attribut fondamental des dieux est la puissance. Qu'est-ce, en effet, que le dieu? celui qui vient dire à l'homme : arrête, ne va pas plus loin. Ainsi Athéna s'adressant à Achille qui tirait son glaive pour abattre Agamemnon, l'oblige à « se contenter de mots » [d'injures) (Il., 1, 211 s.). Et Achille obéit, car « qui obéit aux dieux, des dieux est écouté » (ibid., 2l8). La puissance est d'un côté, la faiblesse de l'autre. Le dieu peut faire souffrir l'homme, le faire mourir; l'homme n’a pas semblable pouvoir sur le dieu. Il est vrai que l'homme ne se contente pas de sa condition, il veut « s'élever », voire s'égaler aux dieux; mais alors il se heurte à la « jalousie » (phtonos) et à la « justice » niveleuse des dieux, lesquels, étant les maitres de ce qui nous arrive, se plaisent à rabaisser ceux qui s'élèvent. Le sage est celui qui, entre dieu et l’homme, est du côté du dieu, qui intériorise le point de vue du dieu. Alors la lutte dieu-homme devient intérieure à l'homme. Le sage, s'opposant à l'homme, est devenu dieu, et les dieux ne sont plus que des projections inutiles auxquelles le sage ne croit plus. Car les dieux n'étant tels que par le Polemos, par leur opposition aux hommes, comme le sage ne s’oppose plus à eux, il n'y a plus de guerre pour les produire toujours à nouveau, et ils ne sont plus que des fictions poétiques. Pour Héraclite, les dieux grecs se sont évanouis.
Polemos fait certains hommes esclaves, d'autres libres. Chez Homère, les esclaves ont été généralement acquis par la violence, au titre de butin. Les captifs sont au service de leur vainqueur, sans statut juridique. Au temps d'Héraclite, il en va de même; la notion de « prisonnier de guerre » n’existe pas encore. Pour Aristote encore, « l'esclavage suit toujours une guerre malheureuse » (Pol., V, 10, 1310 à 37). La défaite des uns, qu'elle fait esclaves, même s'ils étaient libres, est la victoire des autres, qu'elle fait libres même s'ils ne l'étaient pas. Mais Héraclite ne veut pas dire seulement ni même essentiellement cela. C’est d’une manière continue, continuelle, que la guerre fait certains hommes esclaves, et d'autres, corrélativement, libres. Cette « guerre » ne se livre pas avec la lance ou l'épée, ce n'est pas la bataille d'un jour, mais la lutte quotidienne, larvée, du maître et de son esclave, de l’esclave et de son maître, qui se traduit, à l'échelle collective, sinon par une « lutte des classes » (celle-ci se constate plutôt, aux temps archaïques, chez les hommes libres, entre les riches et les pauvres), du moins par une lutte de tous les maîtres contre tous les esclaves, et réciproquement. Or, chaque jour, les esclaves se font esclaves par le fait d’obéir aux maîtres, les maîtres se confirment dans leur maîtrise par le fait d'être obéis sans obéir, ce qui est la liberté : guerre continuellement perdue par les uns, gagnée par les autres, mais aussi toujours à recommencer. Les esclaves sont esclaves par rapport aux maîtres qui les dominent et leur refusent la liberté qu'ils veulent, et les libres libres par rapport aux esclaves dominés, comme ayant cela même que ces derniers n’ont pas - le pouvoir de n'obéir qu'à eux-mêmes, d'agir selon leur caprice. Le non-libre a la loi de son agir hors de lui, en un autre; le libre est celui dont la volonté fait loi. Cela est ainsi parce que la guerre maintient un certain rapport de puissance : le maître est barrière et limite pour l'esclave, l'esclave est pour le maître extension de son être et de son pouvoir. Guerre : le mot est très justifié. Ce sont les armes, en effet, qui font la différence, car elles sont d'un seul côté, l'homme libre ayant seul la vertu de porter les armes.
Marcel Conche. Héraclite, Fragments. PUF, 1986, p.441 à 443.
Partager :
Share on Facebook | Pin It! | Share on Twitter | Share on LinkedIn |
[…] Cours de philosophieIl ne nous reste que quelques fragments des écrits d’Héraclite. (Diels-Kranz en recensent 129, Marcel Conche, 136). Leur interprétation ne va pas de soi et ce n’est pas sans raison qu’on appelait Héraclite, l’Obscur, ou que Socrate disait qu’il fallait un plongeur de Délos pour trouver la perle cachée dans la parole d’Héraclite. […] […]
merci pour les informations sur le concept d’Héraclite qui determine le combat comme conflit generateur et organisateur de toute chose
[…] nuits d’une demoiselle de Colette Renard, les couloirs trop étroits, les citations d’Héraclite. Entre un ministre survolté qui n’en fait qu’à sa tête, des conseillers qui ont […]
Chère Madame,
Merci pour la clarté de vos propos et la qualité de votre blog.
Sincères salutations.
retrouvailles, toujours beaucoup de plaisir à vous lire. En fait je recherchais le texte en grec ancien que traduit « Polemos est le père de toute chose » pas trouvé, mais lu ce qui se rapporte à Héraclite..Merci.
Bonjour Mme MANON
Je souhaiterais bénéficier de vos lumières concernant un problème de traduction, à noter que mon souci est plus une préoccupation mystique et théologique, bien qu’à de multiples reprises vous vous gardez de prétendre à une quelconque autorité dans ce domaine.
Le prologue de l’évangile de Jean commence ainsi : » Au commencement était le Verbe (le Logos), et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » ( » Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. « , que St-Jérôme choisit de rendre par » In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum. « , )
Les différentes traductions en langue vernaculaires ne semblent pas diverger concernant la traduction du Logos ( soit » Verbe « , soit » Parole » )
Mon inquiétude est donc la suivante :
Luther disait de façon outrancière : » La raison est la putain du Diable »
Comme vous l’indiquez dans un de vos articles, le logos signifie à la fois parole et raison.
La Bible invite à sa façon à une certaine forme de » misologie » : » Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ. »
» Car la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force des hommes »
Au nom de la foi , on a commis bien des horreurs, mais du côté de la raison on ne s’en tire pas mieux ( légitimation de l’esclavage par Aristote, ou l’application fondamentaliste du marxisme qui a pu donner naissance au génocide cambodgien)
Pourtant il me semble bien qu’entre Abraham et Socrate, il soit plus judicieux de suivre la méthode d’Abraham qui » partit sans savoir où il allait » ( pourtant Abraham n’était ni fou, ni » misologue » )
Et en même temps je ne peux me résoudre à » instruire le procès de la raison « , puisqu’il faut bien utiliser la » raison » pour rendre intelligible des énoncés dogmatiques, des discours théologiques etc…
J’en reviens donc à mon problème de traduction : pourrait-on traduire sans trahir le prologue de l’évangile de Jean par » au commencement était la Raison » ?
Voilà pardonnez le côté quelque peu hermétique et obscur de ma démarche mais elle est source d’un grand tracas existentiel
Bien à vous
Bonjour
Je constate avec plaisir que vous n’ignorez pas que je n’ai aucune autorité pour répondre avec pertinence à votre question.
Il me semble néanmoins qu’on ne peut pas traduire « au commencement était la Raison »
Cela renvoie trop à la cosmogonie grecque : cf. Anaxagore « Au début était le chaos, puis vint l’Esprit, (la Raison) qui mit tout en ordre ». Ici pas de création comme dans la Bible, où la parole est la parole vivante, créatrice de Dieu: « Dieu dit que la lumière soit! et la lumière fut », seulement une mise en ordre.
Logos, c’est parole sensée et par extension la rationalité.
Vous soulignez avec justesse qu’on peut instruire un procès de la Raison, que par cette faculté l’homme peut se croire l’égal de Dieu. Avec l’idée de parole on échappe à ces difficultés Le terme ouvre un horizon beaucoup plus vaste car si l’idée de Raison est antinomique d’un refus de l’ordre du monde, l’idée de parole autorise le refus de la mort, de la nécessité rationnelle comme on le voit dans l’existentialisme d’un Chestov par exemple.
https://www.philolog.fr/athenes-et-jerusalem-leon-chestov/
https://www.philolog.fr/existentialisme-et-pensee-existentielle-benjamin-fondane/
Bien à vous
Bonjour,
Cette perception des réalités sensibles en couples qui seraient féconds par la « lutte » interne nécessaire que leurs deux termes mèneraient entre eux du fait de leur « opposition » me semble discutable : Que des opposés se fassent la guerre, juste ou injuste, paraît légitimement concevable ; une dispute entre opinions opposées peut être qualifiée analogiquement de féconde quand les parties se reconnaissent, s’accordent et se reposent dans un énoncé consensuel qui fait cesser toute lutte. Par contre, affirmer qu’une réelle « fécondité » puisse en découler dans le système philosophique d’Héraclite semble aventureux : On ne comprend pas bien en effet quel serait le produit de cette fécondité, l’engendrement d’un tiers « stable », synthèse ? dépassement ? des opposés étant exclu, puisqu’avec lui cesserait cette lutte érigée en principe universel de sa doctrine, où le repos ne peut exister ; il faudrait trouver un mot spécifique pour décrire ce processus dans lequel le produit de la lutte n’a justement pas de terme. De plus, concrètement la lutte d’opposés ne produit jamais rien d’autre qu’une dissolution dans un moyen terme (le tiède à partir du chaud et du froid).
De fait, la simple observation de la réalité permet d’affirmer que la vraie fécondité vient, non pas de l’opposition des termes d’un couple, mais de leur complémentarité ; cette notion empreinte de finalité est plus à même d’expliquer une attirance qui, par l’union qu’elle suscite, produit ce fruit qui caractérise le concept de fécondité. L’attirance universelle, qui est le vrai moteur à l’œuvre dans cette réalité permet de prétendre que l’amour (agapé) est le père (mère) de toute chose… et je trouve cela bien plus réjouissant !
Bien à vous