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Giacometti. L'homme qui marche. Propriété de la fondation Beyeler. Bâle. 

 

 « Il importe essentiellement de ne pas confondre, il faut essentiellement distinguer le vrai du savant du réel du philosophe. Ou plutôt il faut distinguer généralement d'une part le vrai du savant et d'autre part le réel du philosophe ; et particulièrement les vrais (particuliers) des savants (particuliers) d'une part, et d'autre part le réel du philosophe. Et il ne faut pas les distinguer seulement, d'une toute petite distinction de semaine ordinaire. Il faut les distinguer en grand. Il y faut introduire la grande distinction des dimanches. Et jours de fête. Une distinction non pas seulement de simple distinction, mais d'opposition peut-être essentielle et sans doute de contrariété.

   Pour le mathématicien par exemple, pour le vrai du mathématicien tous ces moments que nous avons cru devoir préalablement distinguer, d'égal, de superposable, de superposition plus ou moins feinte ou plus ou moins faite ou plus ou moins réelle ou plus ou moins factice reviennent pour ainsi dire exactement au même, reviennent à être la même chose, sensiblement, exactement, ils ne savent pas bien, ils n'aiment pas à bien savoir. Ils n'aimeraient pas, ils aimeraient mieux ne pas en parler. Parler d'autre chose. Penser à autre chose. Travailler. Car enfin pour eux cela n'est pas du travail. Cela en effet n'est pas (de) leur travail. Pour eux cela revient sensiblement au même. Et il n'est pas  intéressant, au contraire, qu'il y ait à distinguer pour ainsi dire entre ces différents individus. Réels, Entre ces divers temps. Entre ces divers moments. Non seulement cela n'est pas intéressant pour eux, mais c'est le contraire, cela les empêche de travailler. C'est le contraire qui est intéressant pour eux, le contraire suivant : qu'on puisse tout de même travailler sans (les) distinguer, que ce travail, qui est proprement le travail mathématique, réussisse tout de même. Aboutisse. Donne des résultats. Et alors ils créent, ils inventent, ils imaginent, ils feignent ce qu'ils veulent, une sorte d'identité, peu difficile, d'égalité, pas délicate, entre tout cela, entre tous ces moments que nous autres nous sommes forcés de distinguer ; une équivalence ; tacite, sourde, sournoise ; un revient au même. Dont d'ailleurs on ne parle généralement pas. Au lieu que nous, mais nous au contraire, nous sommes contraints d'en parler.

   Parce que c'est notre métier d'en parler. Notre fonction même, notre office, notre situation ; notre institution propre. Notre raison d'être. Notre excuse. Notre justification. Sans cela nous serions insupportables. Et avec cela nous sommes encore insupportables. De sorte que nous sommes toujours insupportables. C'est notre position, notre situation sociale. Ce sont toutes nos recommandations. Il faut que nous en parlions. Il faut que nous soyons indiscrets. Il faut que nous nous arrêtions, même un peu peut-être complaisamment, aux difficultés ; (très complaisamment.) aux impossibilités. Il faut que nous nous arrêtions, au lieu de marcher, comme les autres. Marcher est le propre des autres. Marcher eux-mêmes complaisamment, très complaisamment, de connivence avec ce qu'ils font. En complices de ce qu'ils font. Nous arrêter au contraire est le propre de nous. Nous arrêter complaisamment, au contraire, très complaisamment, au contraire d'eux et comme eux. Avec une secrète indulgence pour l'arrêt, pour la difficulté, pour la complication, pour l'hésitation. Avec une admiration secrète pour la difficulté, quand elle devient enfin l'impossibilité, quand poussée à sa fin, à son terme, à sa limite elle obtient enfin d'être et nous aussi enfin nous obtenons qu'elle soit une impossibilité, qu'elle soit devenue enfin à sa propre limite l'impossibilité. Qui est pour nous comme une souveraine. Absolue. Comme une reine secrètement aimée, royale, secrètement royalement admirée. Inespérée. Non seulement avec (cette) indulgence, mais avec une inclination, une inclinaison même, une secrète faiblesse, une connivence, tacite, autonome originaire, plus qu'originelle, éternelle ; une secrète complaisance ; une affection occulte; une dilection ; une prédilection ; une effusion secrète; une diligence élue. Une complicité. Une délectation.

   Nous il faut que nous soyons lourds. Il faut que nous soyons patauds.

   Il faut que nous insistions, lourdement sur les difficultés; sur des difficultés limites, sur les impossibilités. Il faut, il n'est pas seulement inévitable, il est nécessaire, il est bien, il est décent que nous soyons lourds. Telle est notre destination, nous l'avons dit, telle notre part de l'héritage ; et telle aussi notre disgrâce. J'entends notre disgrâce temporelle, Car il est bien porté d'être léger; et il est très mal porté d'être lourd.

   C'est la grâce temporelle au contraire de tous les autres ensemble que de pouvoir, non seulement que de pouvoir être légers mais que de devoir être légers. C'est bien ainsi, La légèreté, qui est pour nous le plus grand des vices, devient pour eux la première des vertus, presque la seule vertu. Ce sont eux tous ensemble, eux tous les autres, qui marchent toujours et qui chantent toujours en marchant ; Marchons légère légère ; Marchons légèrement, Et ils n'ont en effet qu'à faire la route, allègres marcheurs éternels, temporellement éternels, toute l'imagination pleine, l'ambition pleine, l'invention pleine, l'esprit: plein, l'âme demi-vide, le coeur plein ou vide, généralement vide de ce qui seul est nécessaire.

   Et nous nous sommes ingrats (temporellement), nous siégeons dans l'ingratitude temporelle,

   Ils vont la route, ils font la route, d'un coeur léger, sans s'attarder, sans hésiter, sans buter, sans broncher aux difficultés, aux impossibilités de la route. Ils ne le peuvent pas seulement; mais ils le doivent. Telle est en effet leur destination. Leur office. Ce n'est pas une liberté qui leur est donnée, une licence qui leur est laissée. Qui leur est ouverte. Ce n'est point seulement cela; ni même ce n'est pas cela du tout. C'est peut-être même au contraire la seule astreinte qu'ils aient, à subir, la seule obligation qui leur soit, qui leur ait été imposée. D'aller vite. Et avant tout d'aller sur le chemin de leurs découvertes, de leurs inventions, de leurs imaginations, de leurs fabrications. II faut qu'ils aillent. Ce sont littéralement des Juifs errants. On ne leur demande que d'aller. Mais il faut qu'ils aillent. Et d'aller vite.

   Nous au contraire il faut nous arrêter aux difficultés des routes, aux impossibilités de la route. C'est cela qui nous est demandé. Il faut hésiter, nous arrêter, avancer, reculer, nous arrêter, reculer souvent beaucoup plus, beaucoup plus loin que le peu que nous avons pu avancer, tarder, retarder, broncher, avancer, buter, reculer, tomber. Quelques fois tituber, rouler comme des hommes soûls. C'est notre secret honneur. C'est notre destination secrète. Et c'est pour cela que temporellement nous sommes à peu près universellement méprisés. Au fond par tout le monde. Au moins par tous les autres. Et celui qui nous méprise le plus est encore au fond Mangasarian* quand il dit : C'est un jeune homme intéressant, et qu'il faudra suivre. Heureux encore quand ils ne  nous veulent pas encourager. 

   Nous sommes au moins, quand nous sommes le mieux, au regard du monde, quand nous sommes le plus honorable, des hommes de station. Tout au plus. Des sortes de chefs de gare, qui n'ont point donné leur démission. Est-ce que je voyage, moi? redit ce chef de gare. Aussi pourquoi voyagez-vous ? Est-ce que je voyage, moi?

   Car ne voyant pas, ne soupçonnant pas même ces destinées contraires, ils trouvent, ils voient que nous avons, disent-ils d'eux-mêmes, nous avons beaucoup de courage; et ils trouvent, ils voient en effet, ils sont sûrs que nous autres nous n'en avons pas du tout. Ça sert, chantent-ils encore au long de leurs longues routes.

Ça sert à donner du courage

A ceux qui n'en ont pas du tout.

 

   (Pour se moquer de nous, pour continuer l'ancien canular. Ils raillent. Ils (se) rient de nous.)

 Oui pas du tout (bis) (ter) (quaterque) (beati) et autres, reprennent-ils en choeur au refrain, parce qu'ils sont nombreux et qu'ils forment un choeur. Et pour se consoler le solitaire philosophe reprend en sourdine (parce que le pauvre philosophe ne chante jamais qu'en lui- même) :

   (Il a généralement la voix fausse (j'entends la voix temporelle).

 

Ça sert à donner du courage

A ceux qui n'en ont pas besoin.

 

   Il faut qu'ils avancent, qu'ils donnent du rendement. Ils avancent, avec célérité. Avant tout ils sont célères. Avant tout, sur tout, en tout, uniquement il faut qu'ils aillent, qu'ils passent leur chemin, qu'ils fassent leur chemin.

   Et alors nous sommes toujours assis; l'air sot, sur notre borne kilométrique. Et nous ne disons rien, parce que le philosophe a la voix fausse, au moins quand il chante, au moins pour chanter. La voix désagréable. Seulement quand il dit quelquefois quelque chose, rarement, en bafouillant, en balbutiant, sans éloquence, bon Dieu, surtout sans éloquence, dans une hésitation perpétuelle, nullement orateur, surtout nullement orateur, nullement oratoire, on entend tout de même qu'il a la voix juste; qu'il dit des paroles justes; que sa parole est juste ; et non seulement qu'il n'y a peut- être que lui qui parle juste, mais même qu'il est peut être le seul, qu'il n'y a peut-être que lui qui dit quelque chose »

 

       Charles Péguy. Deuxième élégie XXX, 1908, dans Péguy tel qu'on l'ignore, Idées Gallimard 1973. p.239 à 244. Textes présentés par Jean Bastaire.

 

 

 

 

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