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   « Le nom même de votre profession, Messieurs, met ce faire en évidence, car Faire est le propre de la main. La vôtre, experte en coupes et en sutures, n’est pas moins habile et instruite à lire, de la pulpe de sa paume et de ses doigts, les textes tégumentaires, qui vous deviennent transparents; ou, retirée des cavités qu’elle a explorées, elle peut dessiner ce qu’elle a touché ou palpé dans son excursion ténébreuse.

   Chirurgie, manuopera, manœuvre, œuvre de main.    

    Tout homme se sert de ses mains, Mais n’est-il pas significatif que depuis le XII siècle, ce terme Œuvre de main ait été spécialisé au point de ne plus désigner que le travail d’une main qui s’applique à guérir?

   Mais que ne fait point la main? Quand j ‘ai dû penser quelque peu à la chirurgie, en vue de la présente circonstance, je me suis pris à rêver assez longtemps sur cet organe extraordinaire en quoi réside presque toute la puissance de l’humanité, et par quoi elle s’oppose si curieusement à la nature, de laquelle cependant elle procède. Il faut des mains pour contrarier par-ci, par-là, le cours des choses, pour modifier les corps, les contraindre à se conformer à nos desseins les plus arbitraires. Il faut des mains, non seulement pour réaliser, mais pour concevoir l’invention la plus simple sous forme intuitive. Songez qu’il n’est peut-être pas, dans toute la série animale, un seul être autre que l’homme, qui soit mécaniquement capable de faire un nœud de fil; et observez, d’autre part, que cet acte banal, tout banal et facile qu’il est, offre de telles difficultés à l’analyse intellectuelle que les ressources de la géométrie la plus raffinée doivent s’employer pour ne résoudre que très imparfaitement les problèmes qu’il peut suggérer.

   Il faut aussi des mains pour instituer un langage, pour montrer du doigt l’objet dont on émet le nom, pour mimer l’acte qui sera verbe, pour ponctuer et enrichir le discours.

   Mais j’irai plus avant. J’irai jusqu’à dire qu’une relation réciproque des plus importantes doit exister entre notre pensée, et cette merveilleuse association de propriétés toujours présentes que notre main nous annexe. L’esclave enrichit son maître, et ne se borne pas à lui obéir. Il suffit pour démontrer cette réciprocité de services de considérer que notre vocabulaire le plus abstrait est peuplé de termes qui sont indispensables à l’intelligence, mais qui n’ont pu lui être fournis que par les actes ou les fonctions les plus simples de la main. Mettre ; – prendre ; – saisir ; – placer ; – tenir ; – poser, et voilà : synthèse, thèse, hypothèse, supposition, compréhension... Addition se rapporte à donner, comme multiplication et complexité à plier.

   Ce n’est pas tout. Cette main est philosophe. Elle est même, et même avant saint Thomas l’incrédule, un philosophe sceptique. Ce qu’elle touche est réel. Le réel n’a point, ni ne peut avoir, d’autre définition. Aucune autre sensation n’engendre en nous cette assurance singulière que communique à l’esprit la résistance d’un solide. Le poing qui frappe la table semble vouloir imposer silence à la métaphysique, comme il impose à l’esprit l’idée de la volonté de puissance.

   Je me suis étonné parfois qu’il n’existât pas un « Traité le la main», une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet?... Que sais-je? Ce désordre presque lyrique suffit. Successivement instrumentale, symbolique, oratoire, calculatrice, — agent universel, ne pourrait-on la qualifier l’organe du possible, — comme elle est, d’autre part, l’organe de la certitude positive? »

            Valéry. Discours aux chirurgiens in Œuvres, Pléiade, t.1. p.918.919.

 

 

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2 Réponses à “La main: organe du possible et de la certitude positive. Valéry.”

  1. […] » La main: organe du possible et de la certitude positive. Valéry. « Le nom même de votre profession, Messieurs, met ce faire en évidence, car Faire est le propre de la main. […]

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