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Faut-il condamner l’amour de soi?

 

Cf: Textes. [1] 

   On entend par amour de soi l’attachement que tout être vivant a pour sa vie, la conservation et l’affirmation de celle-ci. La simple observation du réel montre que l’amour de soi est une tendance naturelle et fondamentale dans l’ensemble de la zoosphère. Elle est le propre de l’animal aussi bien que de l’homme. Le problème commence dès qu’il s’agit de préciser ce qu’il en est de l’amour de soi pour ce vivant singulier qu’est l’être humain.

Car quelle est la nature de ce « soi » auquel il s’identifie et dont il se sent tenu de prendre soin ? La réponse à cette question est si peu évidente qu’Alcibiade [2]demande à Socrate de l’éclairer sur ce point, l’un et l’autre convenant que le pire serait de prendre soin de quelque chose d’autre que de soi-même. Or quel est l’objet de la sollicitude d’un être doué de conscience ou de raison ? S’agit-il seulement de la vie au sens physique et par extension du bien-être matériel ou de quelque chose d’autre, quelque chose de supérieur à la vie et au bien-être matériel puisqu’en son nom un Socrate, un Jésus ou un Caton n’hésitent pas à les sacrifier ? La problématique ouverte par cet énoncé tourne donc autour de l’ambiguïté de ce qu’il faut comprendre par amour de soi. Car il se peut qu’il soit à l’œuvre aussi bien dans l’égoïsme le plus étroit que dans la plus sublime vertu. D’où les enjeux de ce sujet nous demandant d’interroger la valeur de l’amour de soi dans l’économie générale de l’existence individuelle et sociale. Il s’agit de savoir :

   

I)                   Ce qui justifie la condamnation morale de l’amour de soi.

 

   Condamner c’est blâmer et on ne peut blâmer que ce que l’on juge mauvais. Faut-il dire que l’amour de soi est un mal ?

1) Il est une passion primitive, dit Rousseau, Le primitif est ce qui est premier dans l’ordre des déterminations naturelles. Il est antérieur à la raison car si celle-ci implique certaines conditions pour se développer, en particulier des conditions sociales (langage, éducation), l’amour de soi renvoie à la spontanéité dans ce qu’elle a de vital. Tout être vivant tend à persévérer dans son être c’est-à-dire à rechercher ce qui satisfait ses besoins et ses désirs et à fuir ce qui menace son expansion. C’est là son inclination naturelle et sa préoccupation majeure. C’est dire qu’il ne se contente pas d’éprouver le désir de se conserver mais il y prend intérêt. « Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse, et comment y veillerait-il ainsi s’il n’y prenait le plus grand intérêt ? » L’amour de soi est donc une sollicitude à l’endroit de son être. La vie étant le bien propre de chacun, rien n’est plus naturel et légitime que de veiller à  la sauvegarder et à la déployer sous forme heureuse. S’aimer soi-même consiste donc à avoir le souci de soi, à aspirer à son propre bonheur, à poursuivre toutes choses en vue de son accomplissement. Or n’est-il pas sain que chacun aime sa vie et tout ce qui l’épanouit ? Si ce n’était pas le cas il faudrait faire l’apologie de la haine de soi et on ne voit pas qui pourrait raisonnablement s’y employer. On ne peut rien fonder de bon sur la haine. Celui qui se hait ne peut ni aimer les autres ni être heureux et encore moins être moral. La haine engendre la méchanceté et ne peut se justifier. Il n’y a en effet rien à haïr en soi pour qui se projette librement dans l’existence. L’amour de la vie, l’amour de ce qui l’épanouit sont le signe d’une âme en accord avec la nécessité de sa nature tandis que la tristesse, la souffrance témoignent de son impuissance. « Seule une triste et sauvage superstition  peut interdire de prendre du plaisir » explique Spinoza. Tout ce qui affirme la vie est un bien. La raison ne veut rien contre la nature, elle se préoccupe seulement de dénoncer ce qui la mutile, la diminue aux dépens de ce qui l’augmente.

2) Mais il est bien vrai que si l’amour de soi a l’innocence du fait de nature et s’il est un bien en ce qu’il pousse l’homme à tendre à son bien, il n’incline pas pour autant à bien agir. Car le bien moral implique le souci du bien d’autrui et ce qui fait mon bien à moi n’est pas, par définition, ce qui ne lui porte pas préjudice. Si mon inclination est de séduire la femme de mon ami, il importe peu que je n’aie pas la volonté de lui nuire, de fait je lui nuis en satisfaisant mon désir. L’innocence n’est donc pas la bonté. Celle-ci exige parfois de mettre un point d’arrêt aux prétentions de l’amour de soi pour respecter les droits légitimes d’un autre amour de soi. Il s’ensuit que non éclairé par la raison, l’amour de soi est étranger au souci moral. Sa finalité est la conservation de la vie et le bien-être ou le bonheur. Or ceux-ci sont-ils le seul horizon d’un être ne se définissant pas seulement par la vie ? Nul ne doute qu’en tant qu’être sensible l’homme tend à persévérer dans son être et fait du bonheur sa finalité naturelle, mais en qualité d’être de raison ou de sujet moral n’a-t-il pas une autre vocation ? La question se pose car si l’homme a la même finalité que l’animal, on comprend mal pourquoi il est doté d’une conscience ou d’une raison. Celle-ci lui permet en effet de se représenter la loi morale et de se sentir obligé par elle, autrement dit contrarié dans ses inclinations naturelles. Cela ne signifie-t-il pas que la finalité d’un être raisonnable est différente de la finalité naturelle ?

   Kant part de ces interrogations pour affirmer que la finalité de la raison n’est pas le bonheur mais la moralité. En ce sens, il faut admettre qu’il y a une hétérogénéité voire une antinomie entre  l’exigence morale et l’amour de soi. L’un me détermine à satisfaire mes désirs et mes intérêts, l’autre m’engage à m’en rendre indépendant pour m’autodéterminer rationnellement et y renoncer s’ils sont contraires à mon devoir.

   Mais il faut bien voir que ce qui s’expose alors au blâme n’est pas l’inclination naturelle. Celle-ci est ce qu’elle est ; ni bonne, ni mauvaise. Seule la manière de se situer par rapport à elle peut être jugée moralement. Il s’ensuit que ce qu’il faut condamner, ce n’est pas l’amour de soi mais la propension de la volonté à faire de lui  son seul principe de détermination au mépris du devoir l’assignant à une finalité morale. Kant est ici d’une grande profondeur. Le penchant au mal inscrit dans la nature humaine n’est pas l’amour de soi ou le désir d’être heureux. Celui-ci a une légitimité dans son ordre : « si quelqu’un a fondé uniquement ses principes sur son avantage, tu n’as pas la moindre chose à alléguer contre cette façon de procéder » dit-il. Critique de la Raison pratique, PUF, p. 35.36.37.

   Comme Rousseau, Kant souligne l’innocence de l’amour de soi. On ne doit pas lui imputer la méchanceté humaine. Celle-ci consiste seulement dans la subversion de la hiérarchie des valeurs  c’est-à-dire dans la propension de la volonté à privilégier dans la maxime (le principe subjectif du vouloir) de son action, les exigences de l’amour de soi à celles de la moralité. Le penchant au mal n’est rien d’autre que la tendance de l’homme à préférer ce qui le rend heureux à ce qui le rend moral.

3) La thèse kantienne ne condamne donc pas l’amour de soi par principe. Or ne manifeste-t-elle pas une certaine complaisance à l’endroit de ce qu’il faut stigmatiser absolument s’il est vrai que la nature humaine est déchue ? Car en ce sens l’amour de soi est un autre nom de l’égoïsme et là est le principe du mal absolu. L’égoïsme est l’irrépressible tendance à se prendre pour un centre et un tout. D’où le scandale moral. Un néant se prenant pour un dieu, une infime partie d’un ensemble sans lequel il ne serait rien se prenant pour le tout, voilà la source du désordre terrestre. L’amour de soi en lieu et place de l’amour de Dieu, telle est la loi du monde et ce monde est un monde déchu. On peut remplacer Dieu par la communauté humaine et on pose en termes laïcs le même problème. Incapables de déposer les requêtes de leur « cher moi » les hommes ne peuvent pas être unis dans une communauté d’amour et de justice. La violence, la souveraineté de la concupiscence des biens, des honneurs et du pouvoir les dressent les uns contre les autres  et font le lit de l’injustice. La dépravation de la condition humaine est telle que même la raison en participe. Il n’y a donc aucun salut pour les hommes sans la rénovation par la grâce. Seule la main de Dieu peut les conduire à s’unir dans l’amour de bienveillance. Miracle d’un monde où chaque moi cesserait de se faire le centre de tout et n’existerait que par et dans le tout. Oubli de soi, dévouement aux autres, sacrifice de sa personne pour l’amour de Dieu. La description de la cité céleste révèle en creux  la misère de la cité terrestre. Elle est bâtie sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, enseigne St Augustin, l’autre l’est sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.

   Pour la théologie de la chute, l’amour de soi est donc un amour coupable. « Le moi est haïssable » dit Pascal. Et même sans présupposé théologique, un auteur comme Schopenhauer confirme cette vision pessimiste de la nature humaine : « Tout pour moi, et rien pour les autres », telle est sa devise. L’égoïsme est colossal: il domine le monde. Car dans l’hypothèse où chacun aurait le choix entre son propre anéantissement et celui du reste du monde, il n’est nul besoin de préciser ce que la grande majorité préférerait. Aussi, chacun se place au centre du monde,  rapporte tout à sa personne, et n’importe quel événement, par exemple de très grands bouleversements affectant le destin des peuples, sera d’abord jugé d’après SON intérêt, aussi minime et aussi médiat soit-il ». Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, Mémoire sur le fondement de la morale, 1840. Gallimard, 2009, p.321.322

   S’il en est ainsi, l’amour de soi est un vice absolu et doit être condamné sans réserve.

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I)                   L’amour de soi éclairé par la raison est le ressort de la vie morale.

 

   Pourtant (renversement dialectique) cette condamnation si sévère ne fait-elle pas injustice à la nature humaine ? Car l’égoïsme est peut-être moins la vérité de l’amour de soi que sa caricature. C’est un vice du cœur et de l’esprit, enseigne Tocqueville [3], autrement dit une forme dégénérée d’amour de soi. Il n’est pas la vérité de l’esprit ou du cœur humain. Seulement leur rétrécissement par hypertrophie de l’ego. Chacun peut, en effet, découvrir en lui de nobles élans, un sens de ce qui est grand et beau, un goût de l’infini, une capacité de s’oublier soi-même pour mieux s’accomplir dans l’exigence spirituelle et morale. C’est par là que l’homme peut légitimement s’estimer. Il y a en lui une perfection objective. Descartes l’appelle le libre arbitre ou la capacité de disposer de ses volontés ; la tradition avec Socrate la nomme l’âme. La connaissance de ce principe de supériorité en soi fonde l’estime de soi et on ne voit pas comment les plus nobles vertus seraient possibles sans ce ressort affectif. Nul n’est plus enclin à se conduire de manière méprisable que l’homme qui se méprise. Or les conduites ordonnées à la seule satisfaction du moi, surtout si elles vont de pair avec l’indignité morale suscitent le mépris de soi-même. Elles ne sont pas source de contentement de soi-même, ne serait-ce que parce qu’elles suscitent le mépris des autres et que l’intersubjectivité est plus originaire que la subjectivité.

   Non seulement l’égoïsme est incompatible avec les vertus morales et politiques mais il ne doit même pas être confondu avec l’individualisme car se savoir et se vouloir un individu ou un sujet autonome ne signifie pas, par principe, se prendre pour un centre et pour un tout. Au contraire. Seul peut revendiquer l’autonomie un être de raison et la raison apprend à chacun à se situer à sa place dans l’ordre des choses. L’amour de soi bien compris inclut l’amour du tout dont on est un élément. Comment pourrait-on s’accomplir dans la perfection de sa nature sans la coopération avec les autres hommes dans de solides liens d’amitié et de justice et sans l’intérêt pris à la préservation de notre mère nourricière, la terre ? Les stoïciens, Spinoza  montrent ainsi que chez l’homme de raison le souci de soi se prolonge naturellement en souci de la totalité dont il fait partie. Seule l’inconscience peut laisser croire qu’on ne se menace pas soi-même lorsqu’on porte atteinte aux droits des autres. L’injustice produit le conflit, la guerre ; la haine, la jalousie, l’envie sont des passions tristes diminuant ceux qui les éprouvent. L’homme ne s’épanouit que dans la joie et celle-ci requiert la paix et l’amitié. Christian Bobin dit cela poétiquement dans son livre Le Très bas. Là encore il suffit de remplacer Dieu par le tout : « L’amour de soi est à l’amour de Dieu ce que le blé en herbe est au blé mûr. Il n’y a pas de rupture de l’un à l’autre juste un élargissement sans fin, les eaux en crue d’une joie qui, après avoir imprégné le cœur, déborde de toutes parts et recouvre la terre entière ».

   Ce que Descartes formule en langage rationaliste : « Il y a encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier » Descartes, Lettre à Elisabeth, 15 septembre 1645.

   Dans cette perspective l’amour de soi n’est pas antinomique de la moralité, il en est le support. C’est clair chez Descartes lorsqu’il souligne le rôle de l’estime de soi dans la vertu de générosité [4] L’attachement à la vie et au bonheur n’est pas réductible, chez l’être porteur d’une conscience ou d’une raison, à l’impulsion aveugle propre au monde animal. L’homme a ceci de singulier qu’il refuse de réduire sa vie aux lois de l’animalité. Il s’identifie comme une âme, une conscience ou une raison et cela fonde des obligations. S’aimer soi-même est ainsi, pour Socrate, prendre soin de son âme et cela signifie veiller à être toujours en accord avec le principe spirituel qui fait sa dignité et en accord avec le monde entier. La justesse du logos et la justice de la conduite sont une seule et même chose. Leur mesure n’est pas Moi, c’est Nous, un nous qui est intérieur à chacun sous la forme de notre raison commune.

   C’est donc par amour de soi que le sage s’efforce d’être juste et être juste, c’est éviter d’être un principe de désordre au milieu des siens et du monde en général. « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime » écrit Montesquieu. (Pensées, n° 741)

  On pourrait trouver des déclarations de ce type chez tous les grands penseurs. Ainsi Rousseau fait dire au Vicaire Savoyard : «  Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse (de Dieu) et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre  fût troublé par moi ?» Emile, IV, La Pléiade, T 4, p. 605.

  Certes, il faut une éducation pour déployer son moi comme un être spirituel et moral et c’est sans doute la limite de l’analyse précédente. Les grands hommes qui, par un puissant attachement à une certaine idée d’eux-mêmes, ont dessiné le visage sublime de l’homme existent bien mais comme existent les trèfles à quatre feuilles, selon la formule de Schopenhauer. Ce sont des exceptions et on ne juge pas de quoi que ce soit sur les exceptions.

    On peut même les soupçonner d’être moins vertueux qu’il n’y paraît. Après tout, même pour un Kant, il n’est pas sûr que la terre ait jamais porté un seul être moral et on connaît les propos démystifiants de La Rochefoucauld « Nos vertus ne sont, le plus souvent que des vices déguisés »,(Epigraphe des Réflexions morales, Edition de 1678) « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » (171), « L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes » (213)

   Alors si c’est l’amour de soi sous sa forme passionnelle qui travaille dans la vertu aussi bien que dans le vice, il faut renoncer à l’idée d’une parfaite moralité mais cela ne signifie pas  qu’il ne faut reconnaître aucune vertu à l’amour de soi. Il se peut même que le désenchantement à l’endroit du sublime soit nécessaire pour se réconcilier avec la condition humaine. C’est tout  l’intérêt de la pensée libérale et de l’utilitarisme de s’y employer.

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II)                Condamnable moralement l’amour de soi est utile socialement et économiquement.

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   L’œuvre de Bernard Mandeville est à cet égard d’un grand intérêt. Voilà un moraliste exigeant, peu enclin à voir de la vertu là où il n’y en a pas. Analyste perspicace des conduites humaines, il ne s’abuse pas sur la source passionnelle de la civilité. Celle-ci est acquise et subordonnée aux requêtes de l’amour de soi. La nature ignore le désintéressement or la vraie vertu le supposant, il n’y a d’authentique vertu que par l’abnégation de soi. Tout système de morale prétendant que la vertu n’exige pas la déposition de soi est une hypocrisie. Il y a du rigorisme moral chez ce penseur. Kant ne le désavouerait pas et tout se passe comme si c’était du côté des plus grands rigoristes qu’on manifestait la plus grande lucidité à l’égards des effets positifs des passions humaines. L’homme tel qu’il devrait être, n’existe pas si ce n’est sous forme miraculeuse. Les hommes tels qu’ils sont ne sont pas moraux et pourtant cela n’empêche pas les progrès historiques.

   Comme le Kant de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Mandeville montre que c’est avec des êtres paresseux, imbus d’eux-mêmes, dont toutes les conduites sont ordonnées à la satisfaction de leur cher moi qu’on est passé de la barbarie à la civilisation. La dialectique de la solidarité et du conflit des amours de soi y suffit.

   L’amour de soi est en effet la passion humaine dominante. Il est au principe de l’orgueil, de la cupidité, de l’envie, de la peur de la honte, passions peu honorables moralement et pourtant c’est le jeu de ces mêmes passions qui polit l’homme et lui extorque, dirait Kant, les conduites souhaitables. Pour ne pas susciter la colère des autres orgueils, il doit apprendre à mettre de l’orgueil à cacher son orgueil. Il se fait donc modeste et même si sa modestie n’a de modeste que le nom, elle a le mérite de rendre agréable la vie commune. Sa cupidité est au principe de son infatigable énergie. Rien ne l’arrête pour satisfaire son appétit des richesses. Il surmonte la peur des dangers, il s’arrache à l’indolence pour trouver les moyens d’accroître sa prospérité. La vitalité du commerce, la multiplication des échanges, l’accroissement de la richesse collective sortent de là de telle sorte qu’il ne faut pas hésiter à reconnaître que ce qui est condamnable moralement est utile socialement et économiquement. Telle est la thèse scandaleuse pour les naïfs ou les hypocrites, que Mandeville développe dans la célèbre Fable des abeilles [5] ouvrage paru anonymement en 1705 et republié en 1714 assorti d’un commentaire. La page du titre de la seconde impression est explicite : La fable des abeilles ou les vices privés font le bien public contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de leur société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales.

   Dans la Préface il s’explique clairement : « Le dessein général de la fable (ce qu’expose brièvement la Morale) c’est de montrer qu’il est impossible d’avoir toutes les douceurs les plus raffinées de l’existence qui se trouvent dans une nation industrieuse, riche et puissante, et de connaître en même temps toute la vertu et l’innocence qu’on peut souhaiter dans un âge d’or. C’est ensuite de dénoncer l’absurdité et la folie de ceux qui veulent être un peuple opulent et prospère, et sont étonnement avides de tous les biens que cela comporte, et pourtant passent leur temps à protester et à s’indigner contre les vices et les incommodités qui depuis le commencement du monde jusqu’à maintenant sont inséparables d’aucun royaume ou Etat qui ait jamais été célèbre pour sa force, sa richesse et sa politesse à la fois »  La Fable des abeilles, Vrin, 1990, p.24.

   Bref on ne peut pas, comme on le dit familièrement, avoir le beurre et l’argent du beurre. Vous voulez rendre la ruche vertueuse ? Vous la condamnez à la paupérisation. Il y a incompatibilité entre  la vertu et la magnificence d’une grande nation civilisée. La prospérité ne fait pas bon ménage avec la moralité. Pascal remarquait déjà finement : « Les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire, tombent dans la nonchalance » Pensées, B 151.

   Il s’ensuit que tout l’art politique ne consiste ni à faire appel à la vertu de ses membres, ni à stigmatiser leurs passions mais à les utiliser au service du bien public. Est-ce sous la forme du principe du laissez-faire, selon lequel la liberté laissée à chacun de poursuivre son intérêt privé promeut l’intérêt de tous ? Dans ce cas Mandeville serait le précurseur d’Adam Smith et un fondateur du libéralisme politique et économique. Pour le libéralisme il y a ce qu’Elie Halévy appelle une identification naturelle des intérêts privés, ceux-ci concourant par une sorte de main invisible à l’intérêt général. Ou bien Mandeville est-il un utilitariste considérant, comme Bentham, que l’harmonie des intérêts suppose leur identification artificielle par l’intervention du législateur? L’élucidation de cette question n’étant pas le problème de cette dissertation, on laissera la question ouverte.

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   Conclusion :

   La question était de savoir s’il faut nécessairement condamner l’amour de soi. Au terme de cette réflexion on peut répondre qu’en qualité de passion primitive, l’amour de soi a l’innocence d’un mouvement de la nature. Mais un être doté de conscience ou de raison ne peut se prévaloir d’aucune innocence. Celle-ci  fait sens  « pour un animal stupide et borné « non pour l’homme dans la mesure où il est capable de distinguer un bien d’un mal. Il s’ensuit que l’amour de soi est blâmable lorsqu’il détourne l’homme d’accomplir son devoir voire lorsqu’il corrompt la pureté de l’intention morale. Mais les hommes n’étant pas des anges, on ne peut que se réjouir que ce qui est condamnable en toute rigueur morale soit pourtant fort utile pragmatiquement. Car sans l’aiguillon de l’amour de soi nous en serions encore à la rusticité de la vie des bergers d’Arcadie.

  

 Cf.  https://www.philolog.fr/variations-sur-le-theme-aime-ton-prochain-comme-toi-meme/ [6]