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Travail conceptuel:libéral.

Voici quatre textes qui éclairent ce concept :
Cf. Analyse du concept [1]

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1) ARISTOTE.

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  « C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve ; presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin ».

                                       Métaphysique, Tome I, livre A, Vrin, p. 8-9.

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2) Hannah ARENDT.

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  «  C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être libéré des chaînes du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

  Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté (…) Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire ».

                Condition de l’homme moderne. (1958) Trad. Georges Fradier, Calmann-Lévy, p. 37-38.

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3) Alain FINKIELKRAUT.

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  « Dans son livre L’éducation de l’homme moderne, Eugenio Garin cite et commente le testament rédigé à Venise en 1420 par Simone Di Ser Giovanni Valentini. Le riche commerçant stipulait que ses fils, une fois terminée leur instruction primaire, devraient étudier « les auteurs, la logique et la philosophie ». Après quoi, toujours selon ses volontés, les jeunes gens ayant accompli leur éducation liberaliter se consacreraient à la profession de marchands et seulement de marchands.

  Liberaliter : l’idée de liberté que contient cet adverbe vient des Grecs. Pour Aristote comme pour notre marchand vénitien, libre est l’homme qui, échappant à l’empire de la nécessité et au carcan de l’utile, peut s’épanouir dans le loisir, c’est-à-dire dans la contemplation, l’étude, la conversation en vue de la vérité.

  Nous avons, nous autres modernes, réhabilité l’activité laborieuse. Aspirant, selon les mots de Lévinas, à nous rendre maîtres de la terre pour servir les hommes, nous avons fait du travail un instrument de libération. Mais nous n’avons pas voulu, pour autant, rompre avec l’éducation libérale. Même dans sa période la plus philistine, notre culture n’a jamais dit : tout est travail. Maintenant, vaille que vaille la distinction entre compréhension du monde et adaptation à l’environnement, nous avons continué de croire avec les Anciens, que l’accès à l’excellence humaine passait par l’expérience des belles choses et par la fréquentation des grands esprits. Par l’instruction publique, nous nous sommes même mis en tête de faire de la démocratie une aristocratie universelle, c’est-à-dire un monde où nul ne serait exclu du loisir de penser.

  Ce rêve est tombé dans l’oubli. On a cessé de s’interroger sur les modalités et les difficultés de sa réalisation car on ne sait même plus qu’il a été imaginé un jour. Lorsque Philippe Meirieu, le responsable de la grande consultation des lycéens et des enseignants, propose d’instaurer au lycée la semaine des 35 heures (devoirs compris) aucun jeune ou vieux, aucune association de parents d’élèves, aucun journal, aucun parti, aucun syndicat ne s’émeut de cet alignement de l’univers scolaire sur celui du travail.

  Skholê veut dire loisir mais il ne reste rien dans l’école post-moderne, de son étymologie. L’ancestrale éminence de l’étude ayant été abolie par les pédagogues eux-mêmes, nous n’avons plus à notre disposition qu’une seule version de l’homme : l’animal laborans. Au bureau, au comptoir, à l’usine, dans la classe, devant le maître ou devant l’écran, sur le pot ou sur une chaise, de la naissance à la retraite, nous sommes des employés et, une fois achevé le voyage au bout de l’indifférenciation, le respect qu’on nous doit consiste à nous permettre, quel que soit notre âge ou le poste que nous occupons, de travailler toujours moins pour nous distraire et pour consommer toujours davantage. Le testament de Simone Di Ser Giovanni Valentini est devenu illisible. Il n’a donc plus valeur d’héritage ».

                                   Extrait d’un article publié dans le journal Le monde. 15 mai 1998.

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4) Léo STRAUSS.

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  « L’éducation libérale est une éducation qui cultive ou une éducation qui a pour fin la culture. Le produit fini d’une éducation libérale est un être humain cultivé « Culture » signifie en premier lieu agriculture ; la culture du sol et de ses produits, le soin et l’amélioration du sol en conformité avec sa nature. Le mot de « culture » signifie deuxièmement et aujourd’hui principalement la culture de l’esprit, le soin et l’amélioration des facultés innées de l’esprit en conformité avec la nature de l’esprit. Tout comme il faut des cultivateurs pour le sol, il faut des maîtres pour l’esprit. Mais on ne trouve pas aussi facilement des maîtres que des agriculteurs. Les maîtres sont eux-mêmes des élèves, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Mais il ne peut y avoir de régression à l’infini : il faut qu’il existe en fin de compte des maîtres qui ne soient pas à leur tour des élèves. Ces maîtres qui ne sont pas aussi des élèves sont les grands esprits ou, pour éviter toute ambiguïté sur une situation d’une telle importance, ils sont les plus grands esprits. De tels hommes sont extrêmement rares. Nous avons peu de chances d’en trouver un dans une salle de classe. Nous avons peu de chance d’en trouver un où que ce soit. C’est une bonne fortune s’il en existe un seul de vivant au cours de la vie d’un homme. Dans la plupart des cas, les élèves, quel que soit leur niveau, n’ont accès aux maîtres qui ne sont pas à leur tour des élèves, aux grands esprits, que par l’intermédiaire des grands livres. L’éducation libérale consistera donc à étudier avec le soin convenable les grands livres que les grands esprits ont laissés derrière eux ; une étude dans laquelle les élèves les plus expérimentés prêtent assistance aux moins expérimentés, les débutants y compris (…)

  L’éducation libérale qui consiste en un commerce permanent avec les plus grands esprits est un entraînement à la modestie la plus haute, pour ne pas dire à l’humilité. Elle est en même temps un entraînement à l’audace : elle exige de nous une rupture complète avec le bruit, la hâte, l’absence de pensée, la médiocrité de la Foire aux Vanités des intellectuels comme de leurs ennemis. Elle exige de nous l’audace impliquée dans la résolution de considérer les opinions reçues comme de simples opinions, ou encore de considérer les opinions ordinaires comme des opinions extrêmes ayant au moins autant de chances d’être fausses que les opinions les plus étranges ou les opinions les plus populaires. L’éducation libérale est libération de la vulgarité. Les Grecs avaient un mot merveilleux pour « vulgarité » ; ils la nommaient « apeirokalia » manque d’expérience des belles choses. L’éducation libérale nous donne l’expérience des belles choses ».

  Le libéralisme antique et moderne.(1968 traduction française 1988). Trad. Olivier Berrichon Sedeyn,  Puf, 1990, p. 13 et 21.