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Y a-t-il un remède à l’ennui? Rémy de Gourmont.

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   Au terme de ce parcours sur le thème de l’ennui, il est temps de se demander s’il y a des remèdes à ce mal de l’existence. Car s’il est la matrice d’autres maux, en particulier de la cruauté, le souci du bien public implique de lui trouver des dérivatifs. Schopenhauer le souligne: « On le traite comme une calamité publique; contre lui, les gouvernements prennent des mesures, créent des institutions officielles, car c’est avec son extrême opposé, la famine, le mal le plus capable de porter les hommes aux déchaînements extrêmes: panem et circenses! voilà ce qu’il faut au peuple» (Le monde comme volonté et comme représentation, trad.  Burdeau, Puf, p. 396). Mais quels sont les remèdes à l’ennui? Ne faut-il pas qu’ils soient à la mesure de son apathie? Et s’il en est ainsi, y a-t-il d’autres voies de salut que l’ivresse?   Baudelaire ne semblait pas en imaginer d’autres, aussi affirmait-il avec force :

Enivrez-vous.

   « Il faut être toujours ivre, Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

     Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

    Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est; et le vent, et la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ».  Le spleen de Paris, XXXIII. Pléiade, p. 286.

 

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   Ivresse de l’amour, ivresse de l’art, ivresse de l’actionivresse du voyage, ivresse de la guerre, ivresse des drogues, ivresse de la révolution … Nombreux sont ceux qui ont tout essayé mais je suis presque sûre qu’ils sont  revenus encore plus ennuyés de leur quête.

   Ce n’est pas l’expérience qui me conduit à soupçonner le caractère aporétique de l’issue proposée et il se peut que je me trompe. Mais enfin la réflexion conduit à cette conclusion. Pourquoi?

   Voilà pourquoi j’aime ce texte de Rémy de Gourmont. « L’ennui est invincible » reconnaît-il. Et il est invincible pour deux raisons :

TEXTE

     « L’ennui ! Mot terrible et justement redouté ! Que de remèdes l’homme n’a-t-il pas inventés contre ce mal, remèdes, hélas ! souvent plus ennuyeux encore que l’ennui même. Leur nom général est « plaisirs », qu’il ne faut pas confondre avec « plaisir ».

    Le plaisir est un fait, quoique rare ; les plaisirs, quoique abondants et communs, sont une recherche, et presque toujours vaine. Quand on réussit à opposer au géant Ennui l’armée des nains Plaisirs, le géant étouffe les nains en quelques gestes et reprend sa pose lassée. L’ennui, à vrai dire, est invincible. On naît ennuyé comme on naît jovial. Cependant, à côté de cet ennui fondamental, dont certains humains sont victimes et que l’ancienne médecine appelait hypocondrie, il y a diverses variétés d’ennuis qui tiennent aux circonstances de la vie et par conséquent peuvent n’avoir qu’une existence passagère. Ils ont une cause occasionnelle, prêts à disparaître avec la cause elle-même.

   Ces ennuis secondaires prennent différents noms, mélancolie, nostalgie, tristesse, mais leur classement est assez difficile, parce qu’ils se modifient à l’infini selon les sensibilités, selon les lieux, selon les âges et même selon les siècles. Il fut une manière d’être mélancolique, qui n’est plus la nôtre. Lamartine allait se promener dans les cimetières et exaltait sa mélancolie par la vue de toutes ces tombes, par la vision de toutes ces poussières qui avaient vécu. Cette forme est romantique et des plus démodées. Elle était d’origine anglaise et d’essence chrétienne. La crise se terminait toujours par l’aveu d’un espoir en Dieu, par un appel aux futures joies du paradis. Quelques sensibilités d’aujourd’hui, froissées par certaines cruautés de notre système social, ne se consolent qu’en imaginant dans les siècles à venir, une société parfaite. Ces deux mélancolies sont assez différentes, quoique leurs crises aient des dénouements analogues et pareillement naïfs. L’âge répand sur nos mélancolies des teintes très diverses. Le jeune homme est mélancolique pour n’avoir pas assez vécu, et l’homme de cinquante ans, pour avoir trop vécu, mais le second surmonte son mal bien plus facilement. Il a appris, c’est précisément ce que le jeune homme ne saurait savoir, qu’il faut demander très peu à la vie, et que si on lui fait des demandes raisonnables, elle les accorde presque toujours. Le jeune homme demande tout ; c’est pourquoi il n’obtient presque rien. Mais on peut dire cependant que si l’impatience du jeune homme lui est fatale, elle est bonne, au contraire, pour la société qu’elle secoue dans son apathie. Ce sont les jeunes gens déçus qui, par désespoir, font les révolutions ; or, les révolutions sont essentiellement favorables au maintien de l’énergie vitale, qu’elles empêchent de s’atrophier, tandis que l’esprit conservateur mène fatalement à la paralysie et à la mort.

   Chez la femme, qui est tout sexe, tota femina sexus, disait le vieil adage, la mélancolie est toujours en relation avec la sensibilité amoureuse. Comme elle ne trouve son équilibre que dans l’amour, quand cet appui lui manque, elle passe ses jours dans un état plus ou moins accentué de tristesse ou du moins d’inquiétude. Il faut dire que beaucoup d’hommes sont femmes sur ce point et que beaucoup de femmes résistent à la tyrannie de leur sexe. Elles sont très souvent d’une humeur plus enjouée, plus égale ; leurs accès de mélancolie sont moins profonds, moins durables, plus facilement résolus. Les hommes, et les plus graves, gardent toute leur vie quelques traits du caractère de l’enfant, et c’est même cela qui engendre la sociabilité ; cette persistance est bien plus nette encore chez la femme, d’où sa tendance à rejeter plus vite les voiles de la mélancolie et à sourire, ce qui est sa vraie nature et un de ses plaisirs. Les femmes sont souvent malheureuses, mais rarement mélancoliques, surtout à quelque profondeur. Elles peuvent avoir de soudaines crises de désespoir, et c’est alors qu’elles veulent se tuer, mais bien peu, si on les conserve à la vie, tentent un nouveau suicide. Les tristesses de l’homme sont plus tenaces et plus dominatrices.

   Une des variétés de l’ennui les plus répandues, surtout, dirait-on, depuis un siècle, c’est la nostalgie. Le mot n’a pas un sens très précis, car on décrit sous ce nom, aussi bien le désir du connu que le désir de l’inconnu. Si l’on voulait donc garder au mot nostalgie son sens le plus ancien, regret de la maison natale, regret du pays, on désignerait la nostalgie de l’inconnu par cette expression un peu vulgaire, mais juste et claire, « le désir d’être ailleurs ».

   Deux jeunes écrivains toulousains, MM. Estève et Gaudion, ont décrit ce mal et quelques autres du même ordre dans leur récente étude, d’un rare intérêt, les Héritages du romantisme. Il sévit beaucoup sur les poètes, surtout, en effet, depuis les grandes rêveries romantiques, depuis Chateaubriand et Victor Hugo ; mais il est beaucoup plus ancien ; de tout temps les imaginations des hommes furent sollicitées par les pays lointains ou seulement différents de leur terre natale. Physiologiquement, c’est un ennui né d’un besoin de déplacement insatisfait. Il a encore ceci de particulier que la satisfaction ne le guérit pas. Les voyages les plus extravagants sont des remèdes médiocres à ce besoin d’être ailleurs, toujours ailleurs. Ceux qui partent n’éprouvent pas plus de contentement que ceux qui restent, et tels, qui auraient vu le monde entier, garderaient en leur cœur troublé le désir d’un monde inconnu. Cet état d’esprit a été admirablement noté par le plus divin de nos poètes, peut-être, Stéphane Mallarmé, dans son court poème, Brise marine.

La chair est triste, hélas!, et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien ne retiendra le voyageur,

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux.

Ni la clarté de sa lampe, ni la jeune femme allaitant son enfant :

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

   Mais le poète ne partira pas, il le sait, et c’est pour rompre le réseau de sa mélancolie qu’il écrit son poème. Le touriste, à sa place, serait parti, serait revenu et reparti, et aurait peut-être encore été plus malheureux que le poète. Les voyages, en effet, n’apportent aux ennuyés que des ennuis nouveaux :

   « Il voyagea, dit Flaubert, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. »

   Il y a enfin une dernière forme de l’ennui, et c’est sans doute la plus grave, parce que c’est la plus folle. MM. Estève et Gaudion l’appellent le mal de l’au-delà, mais elle me semble plutôt se confondre avec le dégoût général de la vie. Sans doute, Huysmans, qui a été fortement atteint de ce mal, a fini par porter ses désirs vers l’au-delà chrétien, mais cette conclusion n’est pas nécessaire, car bien des incroyants ont ressenti cette douleur de vivre, sans jamais avoir été tentés de chercher leur guérison dans les chimères religieuses. Ainsi Leopardi, le poète athée, qui a décrit ainsi l’ennui grandiose où se déroula sa brève et mélancolique existence : « Imaginer les mondes infinis, l’univers infini, et sentir que nos désirs seraient encore plus grands qu’un tel univers. »

   Cet ennui n’est pas à la portée de tout le monde, mais ceux que nous pouvons éprouver, si médiocres soient-ils, n’en sont pas moins de redoutables maux. Comme ils sont incurables, le mieux est d’essayer de les supporter. On s’habitue à l’ennui et même, si paradoxal que cela semble, on y peut trouver une sorte de bonheur résigné. Soyons certains que Leopardi a tiré de son ennui de rares satisfactions intellectuelles. »

     Rémy de Gourmont, (1858.1915) Promenades philosophiques, L.IV,  (1908) Mercure de France, pp. 211-217 de la 10e édition.

   http://www.remydegourmont.org/de_rg/oeuvres/promenadesphilosophiques/notice.htm [2]