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Valeur du désir.

  Oscar Kokochka. Le songe de la jeune fille. 

 
 
 

  Le désir semble contradictoire. D’une part il traduit la puissance d’exister d’un être qui enchante par son dynamisme sa vie et le réel  et produit grâce à lui une réalité aux couleurs de ses rêves ; d’autre part il confronte l’homme à l’impuissance et au désespoir du désir insatisfait.

 

 A)    La positivité du désir.

 

 

  1) Vivre c’est désirer. On peut mourir de ne plus désirer car lorsqu’elle est désertée par la puissance du désir c’est la puissance même d’exister qui est altérée. La vie n’est plus que lassitude, fardeau ne vibrant plus que du désir d’en finir.

  D’où le caractère suspect d’une sagesse proposant l’extinction du désir.

  C’est le cas, par exemple de la sagesse bouddhique. Le bouddhisme voit surtout les aspects négatifs du désir. Il propose comme forme de salut l’extinction du désir, seule manière d’apaiser la souffrance et le malheur dont il est le principe.

  Schopenhauer aussi développe une conception pessimiste de l’existence. Parce qu’elle est désir, la vie est souffrance. « La vie oscille comme un pendule de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». De la souffrance du désir inassouvi à l’ennui du désir comblé ou de l’absence de désir.  La solution à la difficulté d’être est donc d’éteindre en soi l’inquiétude du désir par la contemplation désintéressée de sa vanité. Cf. https://www.philolog.fr/la-vie-oscille-comme-un-pendule-de-droite-a-gauche-de-la-souffrance-a-lennui-schopenhauer/#more-3344 [1]

  Pb : Condamner le désir n’est-ce pas condamner la vie ? N’y a-t-il pas là une des formes du nihilisme ? Nietzsche appelle nihilisme toute doctrine consistant à déprécier ce qui est, au nom de ce qui n’est pas, par exemple au nom de supposés idéaux ou au nom de la supériorité du néant. Ce qui est, très clairement le cas de Schopenhauer, lorsqu’il affirme : « Si vraiment l’alternative nous était proposée d’être ou de ne pas être alors oui il faudrait choisir le non-être ».

  2) Le désir est au principe de la créativité humaine. Son énergie œuvre dans toutes les activités (techniques, artistiques, politiques, intellectuelles, procréatrices etc.) par lesquelles l’homme affirme son être, transforme le donné, imprime en lui la marque de son intériorité spirituelle, construit un monde humain consacrant sa nature de vivant d’une part, de sujet libre ayant l’honneur d’être à lui-même sa propre œuvre, d’autre part. L’homme endigue ainsi, les forces de la destruction et de la mort par la procréation et la création. Qu’il s’agisse des enfants de la chair ou de ceux de l’esprit, on peut dire avec Malraux qu’ils incarnent un antidestin. Vivre en ce sens c’est affirmer, créer. Là encore il apparaît que la vitalité de la vie, sa fécondité ou la vitalité du désir sont une seule et même chose. C’est lui qui œuvre dans le travail par lequel l’homme transforme la nature, l’éducation et la civilisation par lesquelles il se transforme lui-même, les institutions par lesquelles il transforme les rapports sociaux. Le désir est ainsi le ressort du progrès, des conquêtes humaines les plus sublimes et des victoires de l’homme sur l’adversité.

  3) Le désir enchante le réel. C’est lui qui donne leur prix aux choses. Il faut sans doute suivre Spinoza lorsqu’il affirme que le désir est la source des évaluations. Lorsque le désir s’éteint, les plus grands biens de ce monde perdent leur séduction. Ex : La plus belle femme du monde n’a pas d’attrait pour celui qui est déserté par le désir.

  Rousseau a donc raison, en ce sens, de s’écrier : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! ». Ce qui pointe un paradoxe du bonheur : on le définit comme la totalité des satisfactions possibles mais s’il n’y avait pas du désir insatisfait on périrait d’ennui.

 4) Le désir donne la force de monter jusqu’au soir. C’est, selon la célèbre analyse de Pascal, un puissant divertissement. Comment, en effet, échapper à la conscience désespérante de notre misère ? Misère d’un être voué à la mort, à la maladie, à la solitude, privé du seul être qui pourrait satisfaire sa soif d’absolu c’est-à-dire privé de dieu ? Tous les moyens sont bons pour détourner l’homme de la contemplation de sa condition misérable. D’où la chasse, le jeu, le travail, la fête, l’agitation quotidienne dont l’aiguillon est le désir. Car la chasse, les diverses activités seraient sans intérêt si l’homme s’y adonnait en sachant que leur seul intérêt est de se détourner de ce qui l’affligerait s’il y pensait. Il faut donc que ce qui n’est, en réalité, qu’un jeu soit pratiqué avec sérieux. Ce qui est le tour de force du désir. En s’investissant sur de multiples objets, dans de multiples occupations qu’il fantasme comme promesse de plaisir, il détourne l’homme de la contemplation de sa condition misérable, il mobilise son énergie et sa pensée avec d’autant plus d’efficacité qu’il attend de ces objets ou de ces occupations le bonheur rêvé. Qu’il y ait là une illusion, c’est ce que nous apprend l’éternelle insatisfaction des hommes mais cette illusion est salutaire dans la mesure où elle tient en respect l’angoisse et le désespoir. Cf. Répertoire [2] : Le divertissement.

  Transition : Le désir a donc une réelle positivité néanmoins ce qui enchante la vie peut aussi la désespérer, ce qui est principe de création peut aussi être source de destruction, ce par quoi on tend vers la liberté, le bonheur et la moralité peut être vecteur de servitude, de malheur et d’immoralité.

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B)    La négativité du désir.

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  1) Le désir est visée imaginative. Il conduit à construire son objet dans l’imaginaire et par là il peut être l’artisan du malheur. En effet, en rêvant l’objet susceptible de le combler, l’homme le pare de toutes les perfections. Il oriente ainsi son désir vers l’ailleurs, le pays des chimères, l’irréel et frappe le réel de nullité ontologique. Celui-ci ne peut plus être, qu’objet de déception, de dégoût, de révolte, de ressentiment.   Exemple : À trop rêver le prince charmant on ne perçoit pas la richesse des êtres rencontrés et on se prive ainsi d’un bonheur réel au profit d’un bonheur illusoire.

  A trop rêver la cité idéale, on ne sait plus voir les progrès institutionnels de la cité dans laquelle on vit et on méprise voire on veut détruire ce qui n’est qu’à améliorer.

  Ainsi se laisse-t-on prendre aux mirages de l’imagination et se détourne-t-on de ce qui est pour s’aliéner dans de vaines espérances.

  2) Le propre du désir, puisqu’il fait intervenir l’imagination, est d’ignorer les lois du réel. D’où sa tendance à nous projeter vers des fins irréalisables, ou des objets inaccessibles. Le désir creuse ainsi le divorce du moi et du réel or ce divorce est la cause de la souffrance et du désespoir. Si l’homme semble si doué pour le malheur c’est parce que la raison de ce malheur est en lui, dans la folie d’un désir qui, sans les ressources de la sagesse l’expose en permanence à ne pas être en accord avec le réel.

  3) Le désir est insatiable. A peine comblé, il renaît sous d’autres formes ou pratique la surenchère. Comme tel il condamne la vie à l’insatisfaction permanente.

  4) Le désir peut être vecteur de servitude. Tant que l’homme ne prend pas du recul par rapport à son désir pour le comprendre, le juger afin de l’agir librement, il est condamné à le subir passivement. Tant que je subis, il n’y a aucun sens à parler de liberté que celle-ci soit pensée comme libre-arbitre ou comme libre nécessité.

 5) Le désir peut être vecteur d’immoralité. Si la présence dans la nature humaine d’un désir spirituel et moral est objet de débat, en revanche il est indiscutable que nous sommes traversés les uns et les autres par des désirs dont il n’y a pas lieu d’être fiers. Cf. Freud ou Platon : l’image du sac de peau [3] : Les trois âmes.

 Pour toutes ces raisons, on comprend pourquoi la philosophie n’a pas, dans sa grande tradition, disjoint le savoir et la sagesse. Il est impossible, en effet, d’avoir l’intelligence de l’ambiguïté du désir sans se sentir tenu de mettre en œuvre une éthique propre à sauver les biens supérieurs de l’existence, à savoir la liberté, le bonheur, et la moralité.

  Voilà pourquoi l’amour du savoir (dimension théorique de la philosophie) est aussi amour de la sagesse (dimension pratique de la philosophie). Pour les Anciens la philosophie est essentiellement une manière de vivre, éclairée par la réflexion et propre à promouvoir la vertu c’est-à-dire à accomplir une vie d’homme dans son excellence.