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OK Millennials. Brice Couturier

 

  « Mal nommer un objet, disait Camus, c’est ajouter à la misère du monde. Et justement la grande misère qui a toujours poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tâche de l’homme est de ne pas servir le mensonge »  (Compte-rendu de l’ouvrage de Brice Parain : Recherches sur la nature et la fonction du langage. Dans Poésie44)

   Ce devrait être aussi notre responsabilité, dans ce monde où la subversion du sens des mots est institutionnalisée dans la culture universitaire, dans les médias, les arts, et dans une opinion fabriquée massivement par les activistes de la génération woke. Qu’une telle imposture fleurisse à la faveur de l’effondrement d’une école dont le souci devrait être la formation rigoureuse des esprits et non l’embrigadement de pseudos savoirs au profit de stratégies politiques, n’en doutons pas. C’est ce que s’applique à montrer Brice Couturier dans un livre se présentant comme « l’enquête d’un baby-boomer sur les mythes de la génération « woke »

   Enquête impressionnante qu’il faut lire de toute urgence. Elle est étayée sur les articles ou les Essais de nombreux journalistes et intellectuels de tous bords, s’efforçant de rendre compte de ce qui se passe actuellement en Amérique, mais aussi en France. Le constat est accablant. Il sonne le glas des idéaux des Lumières [1]avec le pari de la raison humaine comme capacité de critiquer les opinions, de déjouer les illusions (on dirait aujourd’hui les idéologies), de transcender les particularismes sexuels, ethniques, religieux, économiques et de viser un horizon d’universalité. Exit l’idée chère à l’humanisme rationaliste de la dignité humaine fondée non point sur les déterminations empiriques de l’individu mais sur ce qui lui permet de les dépasser afin de conquérir sa liberté et de nouer avec les autres des rapports de citoyenneté, de concorde et de fraternité. Désormais le principe de valeurs universalisables en droit, celui de l’être humain comme participant d’une nature raisonnable à laquelle sont attachés des droits,( les fameux droits de l’homme), sont stigmatisés comme l’expression de l’impérialisme occidental ayant colonisé les esprits, celui du mâle blanc, hétérosexuel, étendant sa domination sur tout ce qui n’est pas lui : les femmes, les noirs, les minorités sexuelles et ethniques, l’animal, la nature, etc. Le procès est sans appel. Il carbure à la haine, au ressentiment et fait éclater la communauté humaine en une multiplicité de groupes ennemis les uns des autres.

   Phénomène d’autant plus paradoxal qu’il se développe à une époque où le recul du racisme, la diminution des inégalités dans la société américaine, l’acceptation des préférences sexuelles, sont des faits établis par des études sérieuses. D’où le problème qui se pose : « Pourquoi un tel décalage entre la réalité d’une société qui s’avère être probablement la plus tolérante de l’histoire humaine et le ressenti de certaines minorités en son sein ? » (p. 225)

   Brice Couturier montre que cette révolution culturelle est le propre d’une génération : celle des « Millennials », jeunes gens nés entre les années 80 et la fin des années 90. Génération ayant grandi dans l’univers numérique (les natifs digitaux), caisse de résonnance d’une culture ayant essaimé de l’Université, gangrénée par les théoriciens français de la déconstruction, dans les médias, le monde des arts et les militants de la gauche radicale. Il en dresse un portrait très sévère. « Intelligentsia de demi-savants, ânonnant un catéchisme pathétique, manichéen et intolérant » écrit-il p. 11. Peu attachés aux valeurs démocratiques et à la liberté. Au libéralisme de la génération précédente, celle que l’auteur appelle les « boomers » ils opposent leur égalitarisme et leur esprit vindicatif, assoiffé d’épurer l’espace social de tout ce qu’ils vivent comme une offense. Susceptibilité maximum, absence d’humour. Prospèrent ainsi les campagnes de dénigrement des esprits non inféodés à leurs délires dont de nombreux professeurs font les frais ; les procès en islamophobie, en misogynie, en homophobie etc. ; la terreur qu’ils se sentent autorisés à exercer au nom de l’écologie, de l’animalisme ; le déboulonnage des statues … La liste est longue des aberrations faisant régulièrement le buzz dans les journaux. L’auteur multiplie les exemples donnant la mesure des ravages exercés par ces esprits aveuglés par leur bonne conscience d’incarner ce que Philippe Murray appelait, ironiquement l’Empire du Bien.

  Ce que je trouve le plus préoccupant est que cette contre-culture est tout sauf une culture. Brice Couturier note que la plupart des étudiants ne lisent plus, ils font du copier-coller, se gargarisent de discours d’autant plus creux qu’ils s’énoncent dans une phraséologie alambiquée, le style amphigourique tenant lieu de profondeur théorique. Ils sont bien à l’image de cette « philosophie folle  [2]» ayant investi les chaires universitaires. La philosophe Sabine Prokhoris démystifiant la théorie de Judith Butler parle avec raison de  « logiques du galimatias » (p. 165).

  C’est qu’on a appris à tous ces jeunes qui sont aujourd’hui des activistes de la déconstruction de notre civilisation qu’il n’y a pas de réel en soi. Celui-ci est l’enjeu d’une construction culturelle. Il est structuré par la manière dont le langage nomme les choses. Or le langage n’est pas un instrument neutre de description du réel. Vérité profonde que le philosophe ne récuse pas, lui qui considère avec les plus grands penseurs que la première tâche de la philosophie consiste à purifier les mots des significations imaginaires parasitant notre rapport au réel. De là à prétendre qu’il suffise de subvertir le sens des mots pour cesser d’être victimes des discriminations de race, de sexe, de genre et d’orientations sexuelles dont ils seraient le dépôt il n’y a qu’un pas.

   Le mot d’ordre est donc au soupçon généralisé et au projet de déconstruction des savoirs élaborés selon l’éthique traditionnelle de la connaissance. Il s’agissait de tracer une frontière entre la science et l’idéologie, de distinguer l’ordre des faits et celui des valeurs, de se soumettre à la norme d’objectivité afin de rendre possible l’accord des esprits. Il s’agit désormais d’en finir avec ces « impostures ». Car comme l’a enseigné Foucault, un des représentants de la « French Theory » dont on a dit qu’elle a apporté la peste sur les campus, il n’y a pas de vérité, il n’y a que des discours. « Le savoir est du pouvoir déguisé. Il y a un lien circulaire entre régimes de vérité et régimes de pouvoir. C’est pourquoi la science et la rationalité ne doivent bénéficier d’aucun privilège particulier. Au contraire, ce sont les voix marginales, celles qui à toutes les époques, ont dénoncé les mensonges et les faux-semblants du pouvoir-savoir qu’il faut savoir entendre, alors même qu’elles ont été présentées, à leur époque, comme « déraisonnables , le fait de « pervers », de « fous » ou de « criminels ». (p. 178)

   D’où la mise hors-jeu du sujet rationnel sommé de renoncer à ses prétentions hégémoniques au profit des vécus émotionnels des victimes de la domination, les femmes, les noirs, les homosexuels, les transsexuels, les queer, beaucoup plus pertinents pour élaborer des savoirs aptes à transformer la société en vue de la justice sociale. Les nouveaux savoirs doivent donc obéir à des stratégies de pouvoir. L’école en général n’a plus à transmettre des connaissances, elle doit se faire l’écho de la plainte des victimes offensées, leur apprendre à construire le réel conformément à leurs intérêts de race, d’ethnie, de préférences sexuelles, afin, pour les dominés de renverser la domination, pour les dominants de s’excuser de leurs « privilèges ».

   Qu’un tel programme permette de revendiquer des réparations, de justifier des discriminations positives, de légitimer une politique des identités voire une « industrie de la victimisation raciale » selon l’expression de Bob Woodson (cité page 322) cela va de soi. Brice Couturier n’hésite pas à dire que « Les millenials sont des Narcisse au carré. « Le trouble de la personnalité narcissique » caractérisé par des fantasmes de succès et de pouvoir illimité, un besoin dévorant d’être reconnu et admiré, le sentiment d’être unique et spécial, auquel s’ajoute une hypersusceptibilité, débouchant sur la conviction d’avoir des droits particuliers et un manque d’empathie frappe trois fois plus les millenials que les boomers aux Etats-Unis. C’est la maladie psychique de toute une génération, comme la dépression a été celle des années 80 » (p. 60)

  Ce que l’on comprend moins bien, c’est le suivisme de tous les mâles blancs, eux qui sont pourtant cloués au pilori. Faut-il que le sentiment de culpabilité et la haine de soi de l’occidental blanc [3] soient son pathos le plus profond pour cautionner un tel dévoiement des intelligences.

   Les uns et les autres désarment les âmes, flattent la paresse car si les échecs de certains ne sont que la conséquence des injustices dont ils sont victimes à quoi bon  se donner la peine de faire  les efforts requis pour conquérir les véritables compétences intellectuelles ? Si « travailler dur » est la caractéristique des « mâles blancs » contre lesquelles il convient de lutter avec détermination (p. 250) ; si l’objectivité mathématique relève du « suprématisme blanc », si la perspective de « mathématiques noires » n’est pas une blague, on comprend  le propos de Thomas Sowell (économiste noir et conservateur) cité p. 256 :

  « Notre civilisation peut devenir la première à être détruite non par la puissance de nos ennemis, mais par l’ignorance de nos enseignants et par les dangereuses bêtises qu’ils enseignent à nos enfants. A l’âge de l’intelligence artificielle, nous sommes en train de créer la stupidité artificielle »

 

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   « Le mouvement woke entend purger l’histoire américaine de tout ce qui lui paraît moralement coupable. Et à ses yeux, quasiment toute l’histoire occidentale tombe sous le coup de cette accusation.

   Woke, relève « Devonshire » désigne à la fois un mouvement et une idéologie. Mais autant le contenu de l’idéologie est aisé à définir, autant le mouvement est difficile à discerner : il n’a ni structure partisane ni leadership identifiable. La génération qui l’a rejoint déteste les figures et les chefs. Éric Kaufmann, le politicien canadien, a fait remarquer que l’on pouvait distinguer deux grands catégories de « systèmes d’idées morales » : ceux qui, comme le catholicisme et le communisme, sont contrôlés par des structures centrales qui veillent sur la régularité de leurs dogmes, et ceux qui, comme le protestantisme, le judaïsme et l’islam, sont divisés entre des autorités concurrentes. L’une des caractéristiques des systèmes moraux fortement décentralisés, écrit-il, est leur tendance au fondamentalisme » Les plus radicaux et les plus exaltés ont vite fait d’y éclipser les modérés. C’est ce qui s’est passé, d’après lui, du côté des « études victimaires » : elles n’ont cessé de se radicaliser, tout en étendant leurs sujets d’études à de nouveaux cas comme la légitimité de l’obésité comme formes de résistance au « pouvoir médical », ou les droits des trans, s’identifiant comme femmes, à participer aux championnats sportifs féminins, ou à être incarcérées dans des prisons pour femmes.

   Tous les critiques qui se sont penchés sur les écrits des théoriciens du wokisme ont fait le même constat : leur pauvreté théorique est mal dissimulée sous un jargon ridicule, ils n’ont aucun fondement philosophique sérieux ; les raisonnements circulaires y abondent, les conclusions aboutissent aux prémisses ; ce sont, pour l’essentiel,  des pétitions de principe, jamais étayées par des faits, mais légitimées par le seul « ressenti » de leurs auteurs, leur vision du monde est d’un manichéisme extravagant.

   « Le concept d’intersectionnalité n’est sous-tendu par aucun fondement philosophique sérieux, aucun écrit notable, estime aussi Douglas Murray. J’ai été stupéfait de constater la pauvreté conceptuelle de cette notion. Des universitaires comme Peggy McIntosh, ont rédigé des « textes fondateurs » qui ne consistent, en réalité, qu’en une longue énumération de principes et de revendications (comme le fait que les pansements adhésifs ont la couleur de la peau des Blancs et non celle des Noirs) ». De toute façon, l’excellence intellectuelle elle-même est considérée, par le milieu woke du moment, comme suspecte d’élitisme. Mais le jargon et le caractère intimidant de la logique déployée dans ces écrits sont précisément destinés à bloquer toute possibilité de débat ou de réfutation. S’opposer aux marottes woke du moment, c’est s’exposer à l’accusation de sexisme ou de racisme » p. 286 à 288.