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Liberté et nécessité. Spinoza.

la jeune fille à la perle. Vermeer. 1565.1566. Mauristhuis. La Haye.
 

   

«  Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. […]

     Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

 

   Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir, Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement. L’expérience nous apprend assez qu’il n’est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’un autre objet. »

                                          Spinoza, Lettre à Schuller, 1674.
 
 
     Métaphysiquement, la liberté, définie comme libre arbitre, s’oppose à l’idée de nécessité et de déterminisme. De fait, si tout ce qui se produit dans l’univers se produit selon l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, il n’y a aucun sens à parler de libre arbitre. Celui-ci suppose d’admettre qu’il y a de la contingence. Ce qui a son principe dans le libre arbitre n’est pas déterminé à être ou à être ce qu’il est. Un acte procède du libre arbitre s’il met en jeu une initiative du sujet ne devant pas être conçue comme l’effet nécessaire de causes antécédentes, elles-mêmes effets nécessaires d’autres causes et ainsi à l’infini. Le libre arbitre suppose que l’auteur de l’acte s’institue cause première de celui-ci. Il commence avec lui une série de conséquences ayant son origine dans une faculté qu’on suppose être une possibilité humaine et qu’on définit comme le pouvoir de se déterminer à agir sans autre cause que la mise en oeuvre de ce pouvoir ou de cette faculté.
   D’où la définition kantienne : « J’entends par liberté, au sens cosmologique la faculté de commencer de soi-même, un état dont la causalité n’est pas subordonnée à son tour, suivant la loi de la nature à une autre cause qui la détermine quant au temps.» Kant, Critique de la raison pure, PUF, Traduction : Tremesaygues et Pacaud, p. 394.

    Cette idée de libre arbitre ne va pas du tout de soi. Spinoza, par exemple, la dénonce comme une illusion et une croyance irrationnelle.

  C’est une croyance irrationnelle car elle consiste à faire de l’homme « un empire dans un empire », un individu échappant aux lois naturelles. Or l’homme n’échappe pas aux lois du réel et comme tout ce qui existe, il est soumis à la nécessité naturelle. Il n’y a pas de contingence dans le règne de la nécessité.

   C’est une illusion car « Les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent ». Si l’homme a l’impression qu’il agit « sans qu’aucune force extérieure »  l’y contraigne, comme le prétend Descartes, cela tient au fait qu’il n’a pas la connaissance des déterminismes pesant sur lui et les ignorant, ils croient qu’ils sont inexistants. En réalité, il est le jouet des mouvements du corps, eux-mêmes déterminés par les corps environnants. Ce qu’il croit être le décret de son âme est l’effet des passions. Dans la Lettre à Schuller ou dans Ethique, III, prop.II, scolie, Spinoza prend l’exemple de l’enfant, du colérique, du poltron, du bavard ou du dément. Les uns et les autres croient choisir librement ce qu’ils font. En réalité, ils agissent sous l’empire des passions. S’ils ont le sentiment qu’ils peuvent se déterminer dans un sens ou dans un autre, par exemple choisir le pire alors qu’ils voient le meilleur, c’est qu’ils sont le jouet de passions contraires dont aucune n’est assez forte pour l’emporter. Ils balancent donc entre l’une et l’autre au gré des situations, étant poussés dans une direction ou dans une autre « par le plus léger motif » Ethique, ibid.  
 
   Alors faut-il renoncer à l’idée de liberté ? Certes il faut faire le deuil de l’idée de la liberté conçue comme libre arbitre. Mais n’est-il pas possible de concevoir autrement la liberté ?

   L’intérêt de toutes les philosophies de la nécessité (stoïcisme, spinozisme, marxisme, freudisme) est d’établir qu’il est possible d’articuler l’idée de liberté et celle de nécessité. Toutes proposent donc une définition paradoxale de la liberté. Celle-ci ne s’oppose pas à la nécessité, elle est la nécessité comprise et agie en connaissance de cause. La connaissance de ce qui nous détermine nous permet de moins subir, de ruser avec ces déterminismes et d’accomplir notre nécessité propre.

   Spinoza, par exemple, affirme que la liberté ne s’oppose pas à la nécessité, elle s’oppose à la contrainte. Libre, l’être agissant selon la nécessité de sa propre nature, contraint celui qui est déterminé à agir par une nécessité extérieure à la sienne.

   Or tel est le cas de la nécessité passionnelle. Une passion, un affect, comme les mots l’indiquent, procèdent de l’action sur nous de quelque chose d’extérieur à nous. Agir sous l’empire des affects revient donc à subir, à agir sous la contrainte d’une nécessité extérieure à sa nécessité propre. Voilà pourquoi « l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses sentiments, je l’appelle servitude. En effet, l’homme soumis aux sentiments ne dépend pas de lui-même mais de la fortune, dont le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur » Ethique, IV, préface.

   Cependant la nécessité passionnelle n’est pas une fatalité. Certes il est impossible de lui échapper totalement, l’homme étant un élément du réel condamné à subir l’action des éléments avec lesquels il est en rapport. Mais « chacun a le pouvoir de se comprendre lui-même et de comprendre ses affects de façon claire et distincte, sinon totalement, du moins en partie, et il a par conséquent le pouvoir de faire en sorte d’avoir moins à les subir » Ethique, V, Prop. IV, scolie.

   Spinoza ne prétend pas ici que l’homme peut prendre une conscience claire de tout ce qu’il subit. Il annonce ainsi Freud et le thème de l’inconscient. Reste que même si ce n’est pas « totalement », il le peut « en partie ». Il y a là l’expression d’une autre nécessité, une nécessité intérieure à l’être de raison. En comprenant rationnellement, celui-ci n’agit plus selon une nécessité extérieure à son être. Il agit selon sa nécessité propre et par la compréhension rationnelle il se libère de la servitude passionnelle. Il se fait une idée adéquate de l’ordre nécessaire des choses, idée le déterminant à agir en accord avec lui.

  Descartes donne un bon exemple de ce qu’explique ici Spinoza avec son témoignage relatif à l’affect suscité pendant son enfance par une petite fille qui louchait, affect dont il surprend la répétition au cours de sa vie à l’égard de personnes atteintes de la même caractéristique visuelle. En prenant conscience du mécanisme dont il semble être le jouet, (réactivation dans la vie actuelle de l’état psychosomatique lié à un événement enfantin, par la rencontre de femmes suscitant le souvenir de la petite fille aimée de l’enfance) il s’en libère.

 
 « Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’en ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus ».
                                                     René Descartes, Lettre à Chanut (6 juin 1647)
 
 
   Freud rétorquerait sans doute à Descartes qu’on ne se libère pas d’un affect ou d’un pathos par la seule prise de conscience intellectuelle, reste que lui aussi propose par la cure analytique de rendre conscient un déterminisme inconscient, et par la prise de conscience de reconquérir un pouvoir sur sa vie.