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L’existentialisme et la liberté. Merleau-Ponty.

Ernst Ludwig Kirchner. 1880.1958. Potsdamer platz. 1914. 

 

« La question [posée par l’ouvrage de Sartre] est celle du rapport entre l’homme et son entourage naturel ou social. Il y a là-dessus deux vues classiques. L’une consiste à traiter l’homme comme le résultat des  influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses. L’autre consiste à reconnaître dans l’homme, en tant qu’il est esprit et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté acosmique.

D’un côté l’homme est une partie du monde, de l’autre il est conscience constituante du monde. Aucune de ces deux vues n’est satisfaisante. A la première on opposera toujours après Descartes que, si l’homme était une chose entre les choses, il ne saurait en connaître aucune, puisqu’il serait, comme cette chaise ou comme cette table, enfermé dans ses limites, présent en un certain lieu de l’espace et donc incapable de se les représenter tous. Il faut lui reconnaître une manière d’être très particulière, l’être intentionnel, qui consiste à viser toutes choses et à ne demeurer en aucune. Mais si l’on voulait conclure de là que, par notre fond, nous sommes esprit absolu, on rendrait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales, notre insertion dans le monde, on renoncerait à penser la condition humaine. Le mérite de la philosophie nouvelle est justement de chercher dans la notion d’existence le moyen de la penser. L’existence au sens moderne, c’est le mouvement par lequel homme est au monde, s’engage dans une situation physique sociale qui devient son point de vue sur le monde. Tout engagement est ambigu, puisqu’il est à la fois l’affirmation et restriction d’une liberté: je m’engage à rendre ce service, cela veut dire à la fois que je pourrais ne pas le rendre et que je décide d’exclure cette possibilité. De même mon engagement dans la nature et dans l’histoire est à la fois une limitation de mes vues sur le monde et ma seule manière d’y accéder, de connaître et de faire quelque chose. Le rapport du sujet et de l’objet n’est plus ce rapport de connaissance dont parlait l’idéalisme classique et dans lequel l’objet apparaît toujours comme  construit par le sujet, mais un rapport d’être selon lequel paradoxalement le sujet est son corps, son monde et sa situation, et, en quelque sorte, s’échange ».

   Merleau-Ponty. La querelle de l’existentialisme dans Sens et non sens. Gallimard, 1996,  p.88.89.

 

 

Thème : L’existentialisme et la question de la liberté.

Questions : Qu’en est-il du rapport de l’homme et du monde ? Les deux manières classiques de le concevoir ne sont-elles pas aporétiques et le mérite de la philosophie existentielle n’est-il pas de surmonter les impasses auxquelles elles nous confrontent ?

Thèse : Merleau-Ponty commence par rappeler, en les schématisant avec talent, les thèses en débat et pointe les problèmes qu’elles posent, ((L’explication de la première partie qui va jusqu’à « on renoncerait à penser la condition humaine » sera consacrée à l’exposé des deux thèses en présence et des apories auxquelles elles confrontent l’esprit) avant de rendre hommage aux analyses sartriennes. Leur force est de sauver la liberté de l’existant contre les partisans du déterminisme sans avoir le tort d’en faire une liberté acosmique. La liberté concrète est celle d’un être-en-situation dans le monde [1], exposé par son insertion en lui aux multiples déterminations liées à sa facticité. Mais aucune de ces déterminations ne le détermine absolument.Totalement déterminé, l’homme est aussi totalement libre  [2] et cela tient au fait qu’il n’est pas, il existe.

   C’est dire qu’avec la notion d‘existence, l’existentialisme renouvelle la manière de penser la liberté. Il s’agit de comprendre qu’exister consiste à se tenir hors de soi dans le projet. L’existence est intentionnalité, projet aux prises avec l’extériorité, manière de s’engager dans une situation qu’on n’a pas choisie mais dont le sens ne préexiste pas aux fins que la liberté se donne. Aucun élément du monde n’est en soi un obstacle ou un auxiliaire, une promesse ou une menace. Il n’est dévoilé comme tel qu’en fonction des fins vers lesquelles l’existant dépasse le donné et actualise sa liberté dans ses actes. La liberté de l’être en situation dans le monde n’est donc pas celle d’un souverain délié de ses rapports concrets aux choses. Il n’est pas la pure substance pensante cartésienne ou le sujet transcendantal kantien en situation de surplomb dans un monde qu’il constitue comme objet passif de connaissance. Il est inséré dans le monde des objets, son inhérence spatiale, temporelle, son opacité de corps-sujet sont irréductibles, et pourtant il n’est pas ses attributs sous une forme déterminée. Il est en débat avec ce qu’il éclaire comme menace d’engluement ou promesse de victoire. Par sa spontanéité de pour-soi il est condamné à « reprendre et à assumer ses attributs et à faire d’eux des dimensions de son être ».  D’où l’idée d’échange sur laquelle s’achève la réflexion. ( L’explication de la deuxième partie doit approfondir ces significations par l’analyse méthodique du propos de l’auteur.)

 

Cf. 

   « L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d’échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-syphilitique ou tuberculeux. L’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec. Le coefficient d’adversité des choses est tel qu’il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c’est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu’il ne paraît «se faire », l’homme semble « être fait» par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.

   Cet argument n’a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la vo1onté est infinie et qu’il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C’est qu’il convient ici de faire des distinctions; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin, que surgit ce coefficient d’adversité. Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s’il est même possible d’envisager ce qu’il peut être en lui-même – il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. Encore ne peut-il se manifester de l’une ou l’autre manière qu’à l’intérieur d’un complexe-ustensile déjà établi. Sans les pics et les piolets, les sentiers déjà tracés, la technique de l’ascension, le rocher ne serait ni facile ni malaisé à gravir; la question ne se poserait pas, il ne soutiendrait aucun rapport d’aucune sorte avec la technique de l’alpinisme. Ainsi, bien que les choses brutes (ce que Heidegger appelle les « existants bruts ») puissent dès l’origine limiter notre liberté d’action, c’est notre liberté elle-même qui doit préalablement constituer le cadre, la technique et les fins par rapport auxquels elles se manifesteront comme des limites. Si le rocher, même, se révèle comme «trop difficile à gravir », et si nous devons renoncer à l’ascension, notons qu’il ne s’est révélé tel que pour avoir été originellement saisi comme « gravissable »; c’est donc notre liberté qui constitue les limites qu’elle rencontrera par la suite. Certes, après ces remarques, il demeure un residuum innommable et impensable qui appartient à l’en-soi considéré et qui fait que, dans un monde éclairé par notre liberté, tel rocher sera plus propice à l’escalade et tel autre non. Mais bien que ce résidu soit originellement une limite de la liberté, c’est grâce à lui – c’est-à-dire à l’en-soi brut, en tant que tel – qu’elle surgit comme liberté »

          Sartre. L’Etre et le Néant. Tel Gallimard p. 526.527.528.